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Rousseau, Kant, et la Révolution :
la force du pouvoir instituant.

Conférence prononcée au colloque « France-Allemagne : les figures de l’intellectuel, entre révolution et réaction (1780-1848) », organisé par Anne Baillot et Ayse Yuva, qui s’est tenu les 3 et 4 novembre 2011 à L’Université de Paris-1 et à l’École Normale Supérieure.

 

Introduction

Ce titre un peu long marie une thématique bien connue (Rousseau, Kant et la révolution) avec un aspect moins fréquenté : la force du pouvoir instituant, ou du pouvoir nouveau, du pouvoir instituant la société nouvelle. J’espère engager par là un rapprochement possible des deux auteurs autour de la notion de révolution, ce qui devrait aussi m’amener à préciser les significations de ce terme, en comprenant la révolution comme un processus, allant du début à la fin, mais auquel le début et la fin peuvent ne pas tout à fait appartenir. On peut ainsi distinguer, au commencement des révolutions, ce qui peut leur ressembler sans en être, je pense aux simples mouvements sociaux parfois qualifiés d’émeutes. On peut finir par distinguer également la révolution de ce qui ne peut plus en être une, tout en y faisant encore appel ou en voulant y ressembler, dans l’exercice du pouvoir d’État. Concernant les simples émeutes, je veux simplement rappeler que la révolution n’est pas un « mouvement social » indéterminé mais une transformation des structures de la société, et donc aussi des structures politiques, transformation commandée par l’exaspération ou l’exténuation de rapports économiques. Cette transformation des structures politiques requiert que l’on en passe par une conquête du pouvoir commun. Cette conquête du pouvoir peut respecter les formes légales en vigueur, y compris celles de l’élection, elle n’en a pas moins sa dynamique spécifique, par exemple le fait que l’accession au pouvoir d’une composante populaire soit souvent suivie d’une réforme constitutionnelle : je pense ici à l’Amérique latine, où la réforme constitutionnelle a été moyen de maintenir au pouvoir des gouvernements voulant transformer la société. La réforme constitutionnelle peut être le principe de cette transformation sociale par le biais de la loi, le changement de constitution est alors, sinon l’essence de la révolution, du moins son moyen principal. On pense alors à de nombreux textes allemands du XVIIIe, qui rapprochent étroitement la révolution du changement de constitution : il peut s’agir par exemple de la question que se pose Fichte au début de ses Considérations sur la Révolution française : un peuple a-t-il ou non le droit de changer de constitution[1] ? Il peut s’agir encore des hésitations terminologiques d’Erhard finissant par faire du changement de constitution l’aboutissement de la révolution, voire sa définition[2]. La révolution vise donc le changement de constitution, et peut, en un sens plus strict, ne désigner qu’un des moyens d’accéder à ce changement de constitution, l’autre moyen étant la « réforme », selon la partition bien connue[3]. Je ne vais pas développer cette distinction entre les deux directions ou provenances de la transformation sociale, de bas en haut ou de haut en bas, cela a déjà alimenté un siècle de débats. Je voudrais remonter à la source de cette dualité, avant que l’on puisse en opposer les termes, en prenant au sérieux le fait que l’on ait pu envisager ces deux voies, réforme et révolution, comme deux voies de la transformation sociale. En un sens donc, mais indirectement, il pourra s’agir de montrer que la défense par les auteurs allemands du XVIIIe d’une voie réformiste n’est pas « contre révolutionnaire », et cela parce que la voie réformiste vise réellement la transformation sociale. Ici donc je pourrais tenter d’atténuer le contraste entre la Révolution française conquérante et l’autodévaluation de l’Allemagne impuissante à unir ses forces progressistes, lieu commun, des jacobins allemands jusqu’au Marx de 1843.

Plus directement, le centre de mon propos vise à montrer que la transformation sociale, aussi bien pour un révolutionnaire (Français ?) que pour un réformiste (Allemand ?), passe par la mise en place d’un système de législation contraignant qui suppose la conquête du pouvoir politique. Je trouve cela tout à la fois chez Rousseau, et chez Kant s’inspirant de Rousseau. Je m’appuierai sur deux textes célèbres, qui n’ont jamais été je crois rapprochés dans cette intention, alors que l’inspiration rousseauiste de Kant apparaît avec évidence. Ce rapprochement m’amènera à revenir, quitte à contredire partiellement certaines de mes interprétations antérieures, sur le positionnement de Kant par rapport à la Révolution française.

I. De Kant a Rousseau.

Il me faut d’abord dire comment je compte rapprocher Kant de Rousseau sans emprunter les voies les plus fréquentées. Le lecteur français sait depuis Victor Delbos[4] que Kant lisait Rousseau et que l’on peut s’exercer à en trouver chez lui les influences. Le lecteur allemand a pu l’apprendre dès le XIXe siècle[5], et retrouver ces rapprochements avec Karl Vorländer[6] ou G. Gurvitch[7] puis Cassirer bien sûr, voire, plus près de nous, Dieter Henrich[8]. L’hommage de Kant au « Newton du monde moral »[9] fait référence à l’unification des lois sous un principe, principe que l’on reconnaît souvent dans l’appel du vicaire savoyard à la « conscience ». Reste que la conscience rousseauiste, qui est là conscience morale, pour être faculté des principes, n’est pas la raison pratique kantienne. Cette première interprétation a ouvert la voie à de multiples lectures récurrentes de Rousseau qui, exagérant son rationalisme, sont allées jusqu’à voir la raison pratique kantienne dans l’obéissance du citoyen ; lecture répandues, de Victor Delbos à Éric Weil[10], sans oublier bien sûr Cassirer[11]. Quelles que soient les bonnes intentions de ces lectures, qui défendent l’image d’une république commandée par la raison, elles sont plus proches de Condorcet et des Lumières que ne l’était Rousseau lui-même, chez qui la raison n’est jamais principe d’action ; je me suis déjà exprimé sur ces points[12], à la suite d’autres commentateurs. Il s’agit là d’un rapport seulement apparent, et l’on pourrait en dire autant d’autres tentatives rapportant Kant à Rousseau, comme celles qui font appel au contrat, alors que cette figure se trouve plus qu’atténuée chez Kant ne faisant appel qu’à la simple idée d’un contrat originaire. Tout aussi problématique est le rapport des deux auteurs à la révolution. Si l’on peut discuter des intentions réelles de Rousseau, il est indéniable qu’il exige la participation de tous les citoyens au pouvoir souverain, et qu’il a été copieusement utilisé par la Révolution française. Si tout le monde reconnaît la sympathie de Kant pour la Révolution française, il est beaucoup plus difficile d’affirmer sa volonté révolutionnaire, surtout lorsque l’on comprend qu’il défend une autocratie gouvernant « à la manière » républicaine[13] – le fameux Regierungsart[14] –, et qu’il réserve les délibérations du peuple assemblé à la respublica noumesnon. Je voudrais pourtant m’accorder aujourd’hui avec des thèses qui ont soutenu le caractère révolutionnaire de la philosophie politique kantienne[15], en proposant un rapprochement entre Kant et Rousseau qui ne se fonde sur rien de bien familier à aucun des deux auteurs : le caractère révolutionnaire de Kant – que je n’ai pas défendu jusqu’à présent –, et l’aspect autoritaire de la philosophie politique de Rousseau, à propos duquel je parlerai surtout de force et de rigueur dans l’application du pouvoir commun.

Kant

Le premier des deux textes célèbres à l’aide desquels je voudrais rapprocher Kant de Rousseau est le texte du Projet de paix perpétuelle sur le peuple de démons. Kant reprend l’exemple final de l’article d’Erhard sur l’Apologie du diable[16], pour démontrer que l’institution d’un État républicain, visant la paix, ne serait pas impossible par la seule nature, même s’il n’y avait pas de moralité. Un premier rapprochement avec Rousseau a lieu en amont du texte, lorsque Kant introduit l’exemple du peuple de démons en l’opposant à l’idée selon laquelle la République serait réservée à un État composé d’anges. Kant vise alors manifestement la conclusion du chapitre quatre du livre trois du Contrat social : « s’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes ». Mais on doit poursuivre ce rapprochement jusqu’aux démons mêmes. Il m’est apparu qu’un thème traversant ce texte était resté inaperçu dans les traductions, c’est le thème de l’institution, ici non pas Stiftung mais Einrichtung, en soulignant dans le sens politique du terme qu’il s’agit d’installer un ordre, déterminant le fonctionnement, et constituant l’essentiel de la chose même que l’on crée. Les traductions[17] utilisent souvent « ordonner » ou « organiser » ; il est vrai que « organiser », dans la note du § 65 de la Faculté de juger[18], signifie « instituer », et le terme « organisés » sera repris dans le texte à propos de nos États réel, imparfaitement organisés (unvollkommen organisierten Staaten). Le sens politique de l’institution est pourtant manifestement présent dans le texte allemand, avec deux occurrences explicites concernant la création d’un État (Staaterrichtung) et l’installation d’une nouvelle constitution : « Eine Menge […] so zu ordnen und ihre Verfassung einzurichten »[19] ; on peut ensuite suivre la filière : « wie man ihn [der Mechanism der Natur] an Menschen benutzen könne, um den Widerstreit ihrer unfriedlichen Gesinnungen in einem Volk so zu richten »[20]. Il me paraît nécessaire de reconnaître cette présence de l’institution, à la fois donc comme acte – du législateur instituant, ou du nouveau pouvoir établissant une nouvelle constitution – et comme chose : la constitution rationnelle et républicaine, rejoignant la fin morale qui interdit toute guerre, et permet ainsi la paix, condition de réalisation de la moralité. Une fois reconnue cette présence de l’institution, on peut remarquer que l’institution apparaît ici sous le seul jour de la force des lois, et ce pour contrecarrer les dispositions égoïstes. Or c’est exactement sous cette forme qu’elle apparaît aussi dans le célèbre texte sur l’institution d’un peuple, dans le chapitre du législateur, au livre deux chapitre sept du Contrat social.

Rousseau

Le début du chapitre sept du livre deux est célèbre parce qu’il présente un Rousseau valorisant la dénaturation[21] : lorsqu’il demande au législateur de changer « pour ainsi dire, la nature humaine »[22], en retirant à chacun l’usage de ses forces, pour le donner tout entier à la force publique. Il est essentiellement question dans ce texte du détournement des forces individuelles. Certes, la puissance des lois est constituée par l’engagement de tout un chacun dans la force publique : par l’aliénation totale du pacte, chacun de nous met en commun « sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale »[23]. Mais il n’est plus question de cet engagement dans le chapitre sept du livre deux. Le texte de ce chapitre met entre parenthèses ce qui, dans le chapitre six du livre un, distingue Rousseau de Hobbes, c’est-à-dire, au-delà du registre de la force publique qui les rapproche, le fait que cette force soit commandée par la fameuse volonté générale, et non par le souverain hobbesien vierge de tout engagement contractuel. Ne reste plus alors, au chapitre sept du livre deux, que la figure de l’opposition des forces, opposition d’une force publique, supérieure aux forces individuelles autrefois opposées entre elles, et qui sont opposées maintenant à la toute puissance des forces de l’ordre. Dans le chapitre sept du livre deux, les forces de la loi sont dîtes « étrangères » à l’homme individuel. Le texte se construit littérairement en renforçant l’opposition de la force publique (la force instituée) à la force individuelle : « Plus ces forces naturelles sont mortes et anéanties, plus les acquises sont grandes et durables, plus aussi l'institution est solide et parfaite »[24]. On peut comprendre, dans le registre de la force, cette évacuation de l’individualité du citoyen, en se rappelant qu’au moment de l’institution de l’État, au début du chapitre six du livre un du Contrat social, les forces de tous les individus, engagées dans la guerre de tous contre tous, sont précisément cela qui constitue « les principaux obstacles », contre lesquels s’épuisent les même forces individuelles. Et ce sont ces forces sans effet (épuisées) que le contrat cherche à réorienter en les faisant agir « de concert ». Ici, dans le chapitre sept du livre deux, il ne s’agit pas de souligner que la force publique se construit en rassemblant les forces des individus. Il s’agit tout au plus de rappeler un effet concomitant – voire consubstantiel – au pacte, qui est l’invincibilité de la force publique : ce qui rend la force publique invincible, ce qui constitue sa nécessaire supériorité, est le pacte lui-même, en vertu duquel la force publique est constituée (construite) par la somme des forces des particuliers. Les forces individuelles sont alors, par le pacte, détournées des fins égoïstes[25], pour constituer une force publique infiniment supérieure à celle des particuliers, qui s’opposera aux forces individuelles tentées de revenir vers la satisfaction de fins égoïstes[26].

Rousseau se borne, dans le chapitre sept du livre deux, à souligner deux caractères : le fait que la force publique soit étrangère à l’arbitre de l’homme égoïste, et le fait qu’elle soit supérieure[27] aux forces individuelles. Et quand bien même la force publique tiendrait-elle sa supériorité du fait d’être composée de la force de tous les individus engagés dans le corps social, la figure de l’opposition entre le public et l’individuel demeurerait, ne serait-ce que mettant face à face les « forces de l’ordre », ici conçues dans leur fonction première de défense des lois communes, et l’individu coupable d’avoir enfreint ces lois : c’est le cas du fameux passage, dans le chapitre sept du livre un, lorsque Rousseau rappelle « que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps »[28]. L’approche du chapitre sept du livre deux n’est pas isolée, j’ai cité Émile II[29]. Lorsque cette figure se retrouve chez Kant, d’une façon tellement exacte, je ne peux pas ne pas penser que Kant avait en tête le texte de Rousseau en réutilisant cette figure de la force dans le peuple de démons. On comprend mieux le sens de cette figure en comparant ce qu’en disent l’un et l’autre.

II. La rencontre de Kant et de Rousseau.

La même figure de l’opposition de forces se retrouve, dépouillée de l’appel à la volonté générale, chez Kant. Cette figure a, dans le texte du Projet de Paix, exactement la double fonction qu’elle avait chez Rousseau, à savoir : premièrement confirmer, par la supériorité de la force publique, la réalisation de l’État – Rousseau parlait de la perfection de l’institution[30] –, et, deuxièmement annuler la visée de fins individuelles opposées aux lois. Cette annulation est thématisée dans la suite du texte figurant le peuple de démons : il s’agit de détourner le mécanisme naturel produisant les luttes interhumaines, ce que Kant appelle l’antagonisme des intentions hostiles, de telle sorte que les hommes « se contraignent mutuellement eux-mêmes à se soumettre à des lois de contrainte »[31]. Il n’est pas anodin de noter ici que Kant, qui ne développe aucunement les modalités d’un contrat originaire lors duquel chacun engagerait ses forces au profit du tout, et qui va même jusqu’à interdire de s’y référer, retrouve néanmoins l’exacte problématique de Rousseau : lorsque Kant parle de l’antagonisme des intentions hostiles, cela correspond exactement aux « obstacles » qu’il faut supprimer au début du chapitre six livre un du Contrat social, obstacles qui sont les forces individuelles elles-mêmes et comme telles, en tant qu’elles s’épuisent dans des heurts réciproques et universels.

Si le rapport à la volonté générale, mis entre parenthèses pour Rousseau dans le texte du Contrat social II 7, nous renvoie implicitement aux modalités de constitution de la force publique et à ce qui en fait sa supériorité, c’est chez Kant le rapport à la morale, également mis entre parenthèses dans le contexte du peuple de démons, qui nous fournit des éclaircissements sur la valeur et les effets attendus de la contrainte légale. Il ne s’agit plus chez Kant d’éclaircissements sur la constitution de la force publique, mais d’éclaircissements sur la valeur de cette annulation des fins égoïstes par la force publique  : dans une note du 1er Appendice (Anhang), il est question de l’apparence de moralité (le « vernis moral » dans la traduction de J.F. Poirier et F. Proust) produite par l’opposition de la force publique aux penchants égoïstes, apparence qui peut « faciliter » le développement de la disposition morale[32]. Mais ni la volonté générale rousseauiste, ni la fin morale du politique, ne sont mises en avant dans les textes que nous comparons. Et cette même mise entre parenthèses du fondement du politique – par Rousseau – ou de la fin du politique – par Kant –, est une bonne raison de rapprocher ces textes.

Plus immédiatement proche des développements rousseauistes, la figure de l’opposition des forces, déjà reprise par Kant dans un opuscule précritique[33], entre en jeu lorsque Kant oppose la contrainte publique à « l’inclination à la violence réciproque des citoyens »[34]. On retrouve exactement ici le double effet de la constitution de la force publique chez Rousseau : détourner les forces individuelles des fins égoïstes et confirmer la perfection de l’institution étatique, ici par sa fin, paix civile ou règne les lois. Il ne s’agit donc nullement, pour l’œuvre de la force publique, de laisser s’établir une auto régulation des penchants égoïstes sur un modèle libéral, qui assurerait la perpétuation du statu quo sous la forme atténuée de la concurrence. Mais il s’agit, en s’opposant à ce statu quo, d’instaurer un autre état et un autre mode vie commune, et cette institution est décrite par la force seule.

III. La force de la révolution.

Cette force est celle de la révolution. Dans son texte décrivant l’institution de l’État, Rousseau n’a, pas plus que Kant dans l’exemple du peuple de démons, abordé d’autre thème que la force. Si l’on peut comprendre cela chez Kant, qui cherche, méthodologiquement, par la nature extrême de l’exemple des démons, à confirmer la possibilité de la réalisation du droit dans la nature, comment le comprendre chez Rousseau ? Cela ne peut signifier qu’il valorise la force pour elle-même, quand bien même penserait-on aux reproches adressés à Pierre le Grand à la fin du chapitre huit du livre deux du Contrat, ou à la terrible lettre à Mirabeau de juillet 1767, sur laquelle je vais revenir. Pour celui qui a condamné le droit du plus fort, la force ne peut être fondatrice d’un droit, ni posséder en soi de valeur. Comment comprendre alors que le texte décrivant l’institution d’un État nouveau[35] ne soit centré que sur la force et ses effets ?

Je crois que cela vise à souligner ce que permet la force des lois : l’installation d’un nouvel ordre social, institution d’une société nouvelle dont le changement de constitution est un moment essentiel[36]. En soulignant que ce moment essentiel est rendu possible par l’usage de la force publique, les deux auteurs laissent indéterminée l’origine de ce changement, peuple ou souverain, réforme ou « révolution », en prenant ce dernier terme au sens restreint d’un changement de société dont le peuple serait l’origine. La distinction demeure entre réforme et révolution, mais elle n’est pas l’opposition quasi contradictoire où la simple réforme serait incapable d’atteindre les fins de la révolution. Il ne s’agit plus que d’opposer deux moyens d’atteindre une même fin[37], fin qui consiste à mettre en œuvre le pouvoir d’État pour produire une société nouvelle, comprise par nos deux auteurs comme meilleure : légalité légitime parce que respectant la liberté humaine pour Rousseau, État instituant la paix et préparant ainsi la moralité pour Kant. En disant cela, on rapproche évidemment Kant du processus révolutionnaire, compris en son sens général d’avènement d’une société nouvelle, même s’il présuppose le renversement de l’ancien régime. Domenico Losurdo a pu aller jusqu’à dire qu’en soutenant un changement de constitution par simple réforme, Kant ne faisait que transposer le processus révolutionnaire français déposant l’exécutif[38]. En ce sens également, il faudrait réinterpréter le légalisme kantien, commandant d’obéir à l’ordre établi, en comprenant ce légalisme comme la nécessité de reconnaître le nouvel ordre institué[39] et d’y obéir tout autant qu’à l’ancien régime. De ce point de vue, lorsque Kant s’élève contre les factions, il ne s’élève pas contre la révolution, mais contre l’insoumission, des vendéens par exemple, au pouvoir révolutionnaire[40]. Cette interprétation de Losurdo est très proche du texte kantien précisant que c’est à la nouvelle constitution, établie par une révolution, qu’il faut maintenant obéir[41].

Plus généralement, en intégrant dans le processus révolutionnaire l’exercice du pouvoir d’État instituant la société nouvelle, c’est la figure, tant répandue outre Rhin, du despote éclairé, dont on peut redorer le blason. Toutefois, en élevant la réforme au rang de moyen d’instituer une société nouvelle par l’exercice du pouvoir d’État, on ne peut plus ignorer que dans l’oxymore du despote éclairé, la figure du pouvoir personnel est bien présente. Elle est aussi présente chez nos deux auteurs. On trouve bien sûr cette figure chez Kant, non seulement dans le maître de la sixième proposition de l’Idée d’une histoire universelle[42], mais dans les pouvoirs très étendus attribué au « régent »[43], ou dans la défense de l’autocrate régnant à la manière républicaine. On retrouve également la figure du pouvoir personnel chez Rousseau, dans la terrible lettre A Mirabeau du 26 juillet 1767, où Rousseau avoue qu’il balance entre « la plus austère démocratie et le hobbisme le plus parfait »[44]. Je crois qu’il faut bien remettre ce balancement à sa place, et ne pas en faire l’illustration particulière d’une bipolarité de l’auteur, qui s’exprimerait mieux dans le domaine psychologique ou dans l’éducation, que dans un politique impuissant à trancher cette ambiguïté. Cette interprétation est celle de Judith Shklar[45], je ne la partage pas parce que, tout en ayant l’air d’excuser Rousseau de se rapprocher de Hobbes, elle relègue le politique à une simple aporie, qui trouverait ailleurs ses solutions.

Trois arguments permettent de ne pas s’éloigner trop vite du politique : premièrement, un principe est bien affirmé dans le lettre A Mirabeau, c’est le principe du Contrat social visant à protéger la volonté générale des intérêts particulier, et donc à mettre la loi au dessus de l’homme. Avant de reléguer le politique au rang d’une aporie préliminaire, je pense qu’il faut distinguer entre l’acte du législateur, et la tâche de celui qui a effectivement à charge de mener l’exécutif : celui qui commande aux lois ne doit pas commander aux hommes[46]. Le grand homme demeure le législateur bienveillant, non le souverain hobbesien.

Ensuite, le balancement de Rousseau entre la plus austère démocratie et le hobbisme le plus parfait prend son sens sur fond d’opposition au despotisme légal de Le Mercier de la Rivière qui fait l’objet de la lettre A Mirabeau. Ce « despotisme légal » est pour une part mal nommé, puisqu’il consiste à laisser régner les lois soi-disant naturelles de la concurrence, certes à l’aide d’un pouvoir politique autocratique, justifié par « l’évidence » de cet ordre « naturel ». C’est contre la soumission à cet ordre soi-disant naturel, et parce qu’il ne veut pas abandonner le registre moral (moral au sens large, opposé au physique) du droit, que Rousseau maintient le domaine de la loi, issue d’une décision humaine, décision qui peut être celle de la volonté générale lorsque règnent les lois d’une République. Face à l’auto négation du politique que constitue le libéralisme de Le Mercier de la Rivière et son despotisme légal[47], Rousseau n’oppose donc pas un autre despotisme, mais bien toujours le règne des lois humaines, mais cela il est vrai, au risque du despote[48].

Soulignons enfin que la valeur que J. Shklar reconnaît en conclusion aux dispositifs éducatifs d’Émile – le fait de pouvoir diriger l’élève sans qu’intervienne la domination personnelle[49] – est celle là même que rend possible le jeu de la force seule dans la machine politique : la force des lois est à même, tout comme le despotisme du précepteur, d’orienter les comportements vers le bien commun sans être l’œuvre d’une autorité arbitraire.

Il ne faut donc pas abandonner la force des lois à un homme. Mais il ne faut pas non plus atténuer ni les lois ni leurs forces : à cette puissance des nouvelles lois se mesure l’aboutissement des révolutions. En défendant la toute puissance de la loi il s’agit en effet, pour nos deux auteurs, de préserver l’essentiel permettant de qualifier la nouvelle constitution de meilleure. L’indépendance envers la volonté d’autrui définit la liberté politique chez Rousseau[50], et elle se retrouve dans l’injonction répétée dans la lettre A Mirabeau : mettre « la loi au-dessus de l’homme ». Pour Kant également il s’agit bien que l’ordre légal s’institue « sans que la liberté ait à en souffrir »[51], à comprendre ici la liberté de penser orientant l’État de fait vers la république. La force du pouvoir instituant peut ainsi être affirmée, sans qu’en pâtisse le principe qu’elle incarne, son fondement ou sa fin. C’est ce que fait Rousseau dans Émile II lorsqu’il affirme dans la même phrase la nécessité d’armer « les volontés générales d’une force réelle » et de « substituer la loi à l’homme »[52]. N’est-ce pas aussi à Rousseau que Kant doit l’énoncé de la règle républicaine : « la meilleure constitution est celle où ce ne sont pas les hommes mais les lois qui ont le pouvoir »[53] ?

Nous pouvons donc conclure qu’une rencontre de Kant et de Rousseau a bien lieu, autour du fait révolutionnaire, en comprenant celui-ci comme institution d’une société nouvelle à partir de l’exercice du pouvoir d’État. C’est en ce sens que Kant peut-être révolutionnaire tout en défendant la réforme. Une pensée plus contemporaine de la révolution, qui se fonderait sur la spontanéité des mouvements sociaux, n’est pas la bonne pour le XVIIIe, surtout allemand. Les penseurs allemands progressistes visent réellement des fins révolutionnaires à partir d’en haut (même Fichte en 1793[54]), parce qu’il est possible de comprendre que la dimension progressiste de l’histoire se joue, sans la minorer, dans l’exercice du pouvoir central. Nous pouvons apercevoir cette position très précise du Kant révolutionnaire, dans une continuité avec des textes précédant la Révolution française, lorsque Kant réclame en 1784, contre les insuffisances de ce qu’il appelle la révolution, une réforme profonde des mœurs[55]. Dans la dialectique qui oppose la pratique française à la théorie allemande, Lucien Calvié[56] a déjà souligné que ce même appel à une révolution plus profonde, ou plus parfaite, se prolongeait jusqu’à Marx. Il peut s’agir du Marx de 1843 qui appelle en conclusion du Manuscrit de Kreuznach à la résurrection allemande, par une émancipation sociale ou humaine qui dépassera les acquis seulement politiques de la Révolution française. Mais faut-il limiter cette espérance d’une révolution idéale à l’expression du dépit (allemand) d’assister impuissant à la libération d’un peuple voisin (français) ? En considérant le processus révolutionnaire jusqu’au terme de l’installation d’une société nouvelle, on peut me semble-t-il infléchir l’interprétation traditionnelle et proposer une réévaluation de la position allemande, en rappelant que l’exercice du pouvoir d’État fait partie du processus révolutionnaire.



[1]. C’est le titre du premier chapitre, et l’objet de tout l’ouvrage.

[2]. J.B. Erhard, Du droit du peuple à faire la révolution, trad. fr., Lausanne, l’Age d’Homme, 1993, ch. IV début. « Par révolution d’un peuple, on ne saurait entendre rien d’autre sinon qu’un peuple tente par la violence de se donner la jouissance de ses droits à être majeur, et à abolir les rapports juridiques existants entre lui et les privilégiés. La seule définition que nous ayons donné plus haut de ce qu’est une révolution est qu’il s’agit d’un bouleversement de la constitution fondamentale <Grundverfassung> d’un État ». Je donne ici la traduction de G. Raulet, in Aufklärung, les Lumières allemandes, Paris, Garnier Flammarion, 1995, p. 376. Je parle d’hésitations terminologiques puisqu’Erhard réservait, dans le chapitre deux, le nom de révolution à la modification des lois fondamentales <Grundgesetze>, et non de la constitution <Verfassung>, disant alors que cette dernière pouvait être réformée à partir de lois fondamentales inchangées.

[3]. Partition reprise p.ex. par Kant in Doctrine du droit, II, 1ère section, remarque générale (après le § 49) « A » : « un changement de la constitution (vicieuse) de l’État peut bien être parfois nécessaire – mais il ne peut être accompli que par le souverain <Souverän> lui-même par une réforme, et non par le peuple, c’est-à-dire par une révolution » Ak 321/322.

[4]. Non seulement le chapitre deux de La philosophie pratique de Kant (Paris, P.U.F., 1926), mais aussi l’article antérieur de 1912, « Kant et Rousseau », paru dans la Revue de Métaphysique et de Morale, T. 20, No. 3 (Mai 1912), pp. 429-439.

[5]. Avec Höffding, cf. Gurvitch, « Kant et Fichte interprètes de Rousseau », publié dans les Kantsudien (XXVII) en 1922, et traduit par C. Papilloud et C. Ruol in Écrits allemands, I, Fichte, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 24.

[6]. « Kant und Rousseau », Neue Zeit, 1919, N°2.

[7]. G. Gurvitch, « Kant et Fichte interprètes de Rousseau », 1922.

[8]. Selbstverhältnisse, Stuttgart, Reclam, 1982, p. 17. Kant devrait à Rousseau d’inscrire la capacité de reconnaissance du bien en tout un chacun : le formalisme du jugement moral rejoindrait ici le sentiment du bien en cela que l’homme le plus ordinaire peut savoir ce qu’il doit faire.

[9]. Dans les remarques sur les Observations sur le beau et le sublime, AK VII, trad. fr. R. Kempf, Paris, Vrin, 1980, p. 66.

[10]. « Jean-Jacques Rousseau et sa politique », revue Critique N°56 de janvier 1952, réédité, notamment dans les Essais et Conférences chez Plon ou dans La pensée de Jean-Jacques Rousseau au Seuil, 2004.

[11]. Ernst Cassirer, Le problème Jean-Jacques Rousseau, 1932, trad. fr. Paris, Hachette, 1987.

[12]. Luc Vincenti, Jean-Jacques Rousseau, l’individu et la République, Paris, Kimé, 2001, chapitre six.

[13]. Luc Vincenti, E. Kant : philosophie pratique, Paris, Ellipses, février 2007, pp. 117-130.

[14]. Projet de paix perpétuelle, Ak VIII 353, trad. J. Gibelin (Paris, Vrin, 1975) p. 20. Cf. Luc Vincenti, E. Kant : philosophie pratique, p. 124.

[15]. A. Tosel, Kant révolutionnaire, Paris, P.U.F., 1988 ; Domenico Losurdo, Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant, 1985 ; trad. fr. J.M. Buée, Presses Universitaires de Lille, 1993.

[16]. Article publié en 1795 dans le Philosophisches Journal de Niethammer, trad. fr. Ph. Secrétan, Centre de philosophie politique et juridique de l’université de Caen, 1989.

[17]. Je ne veux pas dire qu’elles sont fausses, je rends hommage à ce lourd travail ; il se trouve qu’elles ne font pas apparaître le thème, voire le terme, de l’institution, qui est précisément ce par quoi ce texte se rapporte à Rousseau.

[18]. Critique de la faculté de juger, 1790, § 65 Ak V 375 « So hat man sich […] des Wort Organisation haüfig für Einrichtung der Magistraturen ».

[19]. E. Kant, Zum ewigen Frieden. Ein philosophischer Entwurf, 1795 ; Académie de Berlin (AK), tome VIII, & in Kleinere Schriften zur Geschichtsphilosophie Ethik und Politik, Hamburg, Meiner, 1973 ;trad. fr. J. Gibelin, Projet de paix perpétuelle Paris, Vrin, 1975, ou trad. revue par Heinz Wismann in Oeuvres Philosophiques, T. III, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade 1986, ou encore J.F. Poirier et Françoise Proust, Paris, Garnier Flammarion 1991, p. 105 : « Organiser un foule d’être raisonnables […] et agencer leur constitution d’une manière telle que… ». Le texte se trouve dans le premier supplément (ou annexe, ou addition, Zusatz), avant les Appendices (Anhang).

[20]. Projet de paix perpétuelle trad. J.F. Poirier et Françoise Proust, p. 105 : « comment on peut faire tourner au profit des hommes le mécanisme de la nature pour diriger au sein d’un peuple l’antagonisme de leurs dispositions hostiles, d’une manière telle qu’ils… ».

[21]. Ce qui n’est pas unique, cf. Émile IParis Gallimard O.C. IV 1969 p. 249 : « Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme ».

[22]. J.J. Rousseau, Du contrat social II 7 « Du législateur », Paris, Gallimard, 1966, coll. Pléiade p. 381.

[23]. Du contrat social I 6, p. 361.

[24]. Du contrat social II 7, p. 382.

[25]. Cela ne veut pas dire qu’elles ne pourront pas y retourner une fois assurées de jouir de leur propriété, si elles ne troublent pas le nouvel ordre institué.

[26]. La force publique vient donc à deux reprises détourner les forces individuelles de leurs fins égoïstes, lors de sa constitution par l’engagement de chacun à constituer un pouvoir commun, puis, une fois la force publique constituée, elle vient avec sa puissance infiniment supérieure contraindre « quiconque refusera d’obéir à la volonté générale », livre un chap. sept. La première fois ce sont les individus qui s’engagent eux-mêmes dans le processus ambigu de la protection commune, et c’est pour cette première fois qu’il faut trouver une ruse (du riche ? ou du législateur faisant appel à la religion ?), ruse qui détournera de leurs fins les forces en présence.

[27]. Du contrat social II 7, p. 382 : « que la force acquise par le tout soit égale ou supérieure à la somme des forces naturelles de tous les individus » ; on peut aussi penser à Émile II p. 311, où il s’agit d’armer « les volontés générales d’une force réelle supérieure à l’action de toute volonté particulière ». Nous revenons sur ce texte. Le chapitre neuf du livre un du Contrat allait jusqu’à parler des forces « incomparablement plus grandes » de la cité, mais dans un autre contexte. Ce qui n’exclut pas la contrainte physique d’ailleurs.

[28]. Du contrat social I 7, p. 364. Rappelons le sens de cette expression : « Par tout le corps », et non « par tout son corps ». L’expression ne signifie pas contrainte physique, mais que l’individu sera contraint par tout le corps politique, i.e. par la force commune constituée lors du pacte.

[29]. Cf. supra note 27, p. 8.

[30]. Dans le chapitre sept du livre deux du Contrat, p. 382.

[31]. Paix perpétuelle, Ak VIII 366, trad. de J.F. Poirier et F. Proust, p. 105.

[32]. Paix perpétuelle, Ak VIII 376, trad. de J.F. Poirier et F. Proust, p. 117.

[33]. On ne peut pas ne pas penser ici à ce que Kant appelle l’opposition réelle dans l’opuscule précritique sur les Grandeurs négatives. Il s’agit précisément dans cet opuscule de comprendre que ce qui est apparemment stable n’est qu’un équilibre de force, et de lier la compréhension de cet équilibre à sa transformation possible.

[34]. Ibid.

[35]. Je dois ici répondre à une objection me reprochant d’utiliser, à propos de la transformation d’un État déjà existant, l’exemple du législateur instituant un « peuple naissant », Contrat social II 7 p. 383. Cette objection se fonde sur la distinction faîte par Bertrand Binoche entre trois temporalités, genèse, histoire et civilisation, que Rousseau utilise différemment dans le Contrat social (Cf. B. Binoche, « Genèse, histoire et civilisation dans le Contrat social de J.J. Rousseau », in La raison sans l’histoire, Paris, P.U.F., 2007). Cette distinction a marqué le commentaire rousseauiste, elle permet indiscutablement de préciser la lecture du Contrat et son réseau de références. Toutefois, il ne me semble pas nécessaire d’aller jusqu’à rendre ces trois temporalités parfaitement étanches, ce que ne fait pas B. Binoche lui-même (op.cit. p. 46), lorsqu’il situe le législateur au croisement de la genèse et de la civilisation. En croisant ici les registres distingués par B. Binoche, je souhaite rapporter le second Discours au Contrat, dans un esprit qui n’est pas je crois trop éloigné de l’auteur distinguant trois temporalités (B. Binoche, op.cit. p. 35). En faveur de cette tentative, je peux rappeler que la deuxième partie du second Discours passe littérairement trois fois par le même point, la fondation du politique à partir de l’état de guerre, et construit ainsi une temporalité que le second Discours déclare circulaire (p. 191), et dans laquelle prennent place tout à la fois le politique légitime et sa dégénérescence (genèse), ainsi que la « civilisation », si ce n’est l’histoire, dans la possibilité d’instituer un État nouveau, lorsque Rousseau parle de « révolutions » qui « dissolvent tout à fait le gouvernement, ou le rapprochent de l’institution légitime » p. 187 . On m’accordera peut-être aussi qu’il n’est pas contradictoire de s’adresser à un « peuple naissant » pour substituer une autorité légitime à une constitution dépravée jusqu’au despotisme. En effet, on peut tout d’abord comprendre « peuple » au sens politique d’une communauté constituée par contrat, mais dissoute par les abus du politique redevenu despotisme : c’est ce que décrit le second Discours (p. 191) et que reprend le Contrat social (II 1). En ce sens le peuple naissant peut être institué sur les ruines de l’État antérieur. Et si l’on veut donner un sens plus large au terme de peuple, il n’est pas non plus contraire aux usages de Rousseau de considérer que le législateur intervient auprès d’un État corrompu, cf. Fragments politiques, O.C.III p. 541, à propos de Lycurgue : « C’est dans ces circonstances où le corps politique était près à se dissoudre que parut le Législateur ». Ainsi l’État « renaît », Contrat social II 8 p. 385.

[36]. Sur cette force des lois, à comprendre alors comme lois fondamentales ou constitution, cf. Contrat social IV 7 p. 459 soulignant que la législation fait naître les mœurs. La législation désigne ici l’œuvre du législateur et non l’exécutif ou les lois pénales, à propos desquelles on doit dire que « la loi ne règle pas les mœurs ». Les mœurs, avec les coutumes et l’opinion, naissent lentement, cf. Contrat social II 12 fin. Je profite de cette note pour lever une deuxième objection, qui pourrait paraître évidente au lecteur du Contrat social II 7 : le législateur ne peut employer la force. Le législateur ne peut employer la force pour convaincre le « peuple naissant » de « goûter les saines maximes de la politique et suivre les règles fondamentales de la raison d’État ». Précisément, comme le souligne tout ce qui précède ce passage enlevant la force au législateur, si le législateur ne peut employer la force et ne dispose que d’une autorité qui n’est rien, c’est parce qu’il n’est pas magistrat, parce que « celui qui commande aux lois ne doit pas […] commander aux hommes ». En distinguant bien le législateur du magistrat, cela ne peut donc pas vouloir dire que les lois n’ont pas de force et que le magistrat ne dispose pas de la force (des lois), ni donc, en revenant vers le législateur, que celui-ci ne peut, pour la tâche qui est la sienne, rédiger et instituer des lois qui disposent de la force. Mais il reste vrai qu’il ne peut employer la force pour convaincre le peuple du bien fondé de cette tâche-là.

[37]. L’opposition des moyens demeure. Je n’irai pas jusqu’à m’accorder ici avec Reinhardt Brandt, « Révolution und Fortschritt im Spätwerk Kants », in Hans Erich Bödeker & Ulrcih Herrmann (éd.), Aufklärung als politisierung – politisierung der Aufklärung Hamburg, F. Meiner Verlag, 1983 (coll. Studien zum achzehnten Jahrhundert), qui cite p. 163 l’expression kantienne « Révolution oder Reform der Verfassung », extraite de la Doctrine du droit, Ak VII 88, pour marquer l’équivalence des termes. Kant oppose, dans la page précédente (Ak VII 87), avec Erhrard, réforme et révolution. Il s’agit au plus de faire de la réforme de la constitution une réforme particulière, forme de révolution non violente. Alors, dans le fil du rapprochement que Kant esquisse avec Erhard, la réforme devient évolution mais non révolution.

[38]. Domenico Losurdo, Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant, 1985 ; trad. fr. J.M. Buée, p. 97.

[39]. Par exemple Doctrine du droit, suite au § 49,remarque générale, A.

[40]. Domenico Losurdo, Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant, 1985 ; trad. fr. J.M. Buée, p. 36.

[41]. Paix perpétuelle, Ak VIII 372/3, trad. de J.F. Poirier et F. Proust, p. 113, ou  Doctrine du droit, suite au § 49,remarque générale, A

[42]. Proposition que l’on peut ne pas interpréter, comme G. Vlachos (La pensée politique de Kant, Paris, P.U.F., 1962, p. 249) comme définitivement attachée au politique. On peut contenir, comme en pédagogie, la discipline dans une propédeutique, et rejoindre ainsi le Rousseau de la fin du Ch. VIII du livre deux du Contrat social : ce n’est pas parce que Pierre le Grand aurait dû aguerrir les russes au lieu de les civiliser qu’il faut condamner tous les peuples à la discipline.

[43]. Doctrine du droit, § 49.

[44]. J.J. Rousseau, Lettres philosophiques, éd. H. Gouhier, Paris, Vrin, 1974.

[45]. Dans son article « Rousseau’s images of authority », in The American political science review, Vol. 58, N° 4, Déc. 1964.

[46]. Contrat social II 7 p. 382.

[47]. Sur l’opposition de Rousseau aux physiocrates en général et à Le Mercier de la Rivière en particulier, cf. les recherches de Reinhard Bach sur Le Mercier de La Rivière, et notamment l’article « Rousseau et les physiocrates : une cohabitation contradictoire » in Rousseau : économie politique, Eudes Jean-Jacques Rousseau, 11, Musée de Montmorency, 2000, récemment réédité in Reinhard Bach, Rousseau et le discours de la Révolution, Uzès, Inclinaison, 2011.

[48]. Un despote bien humain cette fois, que l’on peut toujours renverser s’il devient tyran. Certes, le Contrat social conserve la figure du pouvoir personnel dans son institution de la dictature, mais circonscrite par la constitution. Il faut noter le lien entre l’œuvre du législateur et la fonction du dictateur, lien souligné au début du chapitre six du livre quatre du Contrat. Sur cette fonction de la dictature, temporaire et inscrite comme telle dans les institutions, et son rapport à la fondation du corps politique, cf. Claude Mazauric, « La théorie du gouvernement révolutionnaire. Robespierre, Rousseau, Babeuf », in Luc Vincenti (éd.) Rousseau et la marxisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011.

[49]. Ce que G. Snyders, qui nous a quitté récemment, appelait "L'intervention active du maître par la médiation de structures", in Où vont les pédagogies non-directives ? Paris, P.U.F., 1974, p. 226. Je reprends cette thématique dans un ancien article « Philosophie et pédagogie dans Émile », troisième partie, in Les Cahiers philosophiques, 1990, N°44, article consultable sur mon site http://www.luc-vincenti.fr/.

[50]. Contrat social I 6 p. 361, I 7 p. 364, II 12 p. 394. Sur les différents sens de liberté chez Rousseau, cf. Luc Vincenti Du contrat social (Rousseau), Paris, Ellipses, 2000, p. 58.

[51]. Paix perpétuelle, Ak VIII 365, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1975, p. 43.

[52]. Émile II , p. 311.

[53]. Doctrine du droit, § 62, AK VI 355. La formule peut provenir d’Émile II 311, mais elle est assez pratiquée pendant la Révolution française, cf. Patrice Rolland : « La garantie des droits » in La Constitution de l’An III ou l’ordre républicain, textes réunis par J. Bart, J.-J. Clère, Cl. Courvoisier et M. Verpeaux, Dijon, EUD, 1998, pp. 29-84. (Publications de l’Université de Bourgogne <http://www.u-bourgogne.fr/EUD>, XCIII). Texte reproduit sur le web www.droits-fondamentaux.org.

[54]. Considérations… Préface, début.

[55]. Qu’est-ce que les Lumières, Ak VIII 36.

[56]. Par exemple dans Lucien Calvié, « Le Renard et les raisins, Variation de/sur l’idée révolutionnaire en Allemagne de Schiller au jeune Marx », in Continuités et ruptures, Grenoble, Ellug, 1986, ou « Remarques sur le genèse du marxisme », in Révolutions françaises et pensée allemande 1789 / 1871, Grenoble, Ellug, 1989.