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Conscience de soi, rapport à soi, dépassement de soi

L’étude de l’identité personnelle[1] occupe une place importante dans la philosophie anglo saxonne contemporaine : depuis le milieu du siècle dernier, témoin en est le recueil déjà ancien d’Amélie Rorty, The identities of persons[2], jusqu’à des textes très récents[3], en passant par quelque best-sellers, tels que Reasons and persons de D. Parfit[4]. Cette approche a pour ancrage la question de la continuité, et s’est rendue célèbre par les « puzzle cases » ou « puzzling cases », les « cas déroutants », tels les téléportations de Parfit. On doit bien sûr aller chercher la source de ces thèmes dans les exemples de Locke[5], mais il demeure qu’en deçà de la distinction lockéenne, entre identité de substance et identité de conscience, la question de la continuité et de la mémoire replace la problématique de l’identité du côté de la permanence, et donc du côté de la chose.

Aux antipodes de cette problématique, je souhaite, en suivant quelques remarques critiques de Ricoeur[6], privilégier non pas la « mêmeté » mais le rapport à soi, non pas la propriété mais l’appropriation. Je privilégie ainsi une approche dynamique du Moi se constituant, par un sentiment de reconnaissance qui n’est pas étranger à la réflexivité classique. Cette lecture situe le Moi à distance de toutes les réifications, dans le mouvement même qui consiste à faire sien. Il faut alors éprouver la consistance de cette lecture, mais expliquer aussi la persistance de l’hypothèse opposée qui tend toujours à rabattre l’identité de conscience sur l’identité de substance. Or cela peut se faire en un même temps, en expliquant les déterminations fixistes de l’identité par l’appropriation d’un modèle, qu’il s’agisse d’un idéal moral ou religieux, d’une instance de la personnalité psychique, ou d’une identité socio-politique.

Un même champ de travail recouvre alors tout à la fois une relecture de la philosophie classique, une ouverture vers les problématiques contemporaines de la subjectivation politique, et les rapports, nourris encore aujourd’hui, entre philosophie et psychanalyse. J’indique ci-dessous ce que peut signifier en ce sens une relecture de la philosophie classique, je regrouperai ensuite dans cette rubrique les quelques conférences qui traitent de la subjectivation politique (Althusser, Holloway) en la rapportant parfois à la psychanalyse (Lacan).

Retour vers la philosophie moderne.

Les analyses contemporaines de la subjectivation politique – L. Althusser, M. Foucault – reprises aujourd’hui par J. Butler ou J. Holloway –vont jusqu’à nier l’évidence première de l’identité personnelle. La thèse althussérienne de l’interpellation, selon laquelle le sujet est idéologiquement construit dans une relation de pouvoir, relègue la catégorie de sujet – et avec elle la certitude de soi-même, acquise par sentiment ou par réflexion – dans l’imaginaire. On va donc plus loin que la simple détermination d’un caractère par sa relation à l’autre, si primitive soit-elle. Il s’agit de refuser purement et simplement toute vérité à l’existence du sujet, comprise comme autonomie ou liberté fondatrice de l’individu. Ces analyses contemporaines paraissent balayer la philosophie des XVIIe et XVIIIe siècles et ses références fondamentales au sujet : sujet du savoir chez Descartes, individu désirant auteur du politique chez Hobbes, sentiment d’existence orientant mes désirs et ma compréhension du monde chez Rousseau, subjectivité constituant mes représentations ou déterminant ma volonté chez Kant, unité de ces deux dernières déterminations dans l’intuition intellectuelle de Fichte, définissant le sujet par sa finitude et son rapport à l’Absolu, catégorie du siècle suivant.

Cette évacuation de la philosophie moderne par les analyses contemporaines est paradoxale parce que ces mêmes analyses ne cessent d’utiliser la catégorie de sujet[7]. Un autre paradoxe, non moins étonnant, est que la dénonciation ou déconstruction du sujet ne suffit pas à annuler tout sentiment de notre existence, et désigne elle-même comme son envers ce qu’elle n’explique pas : l’autre face de l’identité personnelle, sentiment de jouissance, qu’il nous faudra rapporter de façon problématique au sentiment d’existence, lorsqu’il accompagne le dépassement de soi, jusqu’aux extases mystiques ou philosophiques. Le Moi peut-il être à la fois élément de la domination, instance intérieure nous commandant d’agir pour un autre, et, d’autre part, sentiment de satisfaction ou de plénitude, conscience accompagnant un plaisir, que l’on peut difficilement confondre avec les contraintes exigées par la conscience morale ? Il y a certes une satisfaction à faire le bien, que les auteurs de la philosophie moderne ont reconnu : « le premier prix de la vertu est de sentir qu’on la pratique » écrit Rousseau[8] ; Kant loue le « contentement de soi-même »[9] qu’il distingue des plaisirs sensibles ; Fichte reconnaît aussi ce contentement, mais le situe dans une moralité inférieure parce qu’il reste rapport à soi[10], et appelle à le dépasser vers une participation immédiate à la vie divine. Il est vrai, pour aller dans le sens de Fichte, qu’obéir aux injonctions de la conscience morale relève d’un rapport à soi, du moins d’un rapport à l’image intérieure d’une perfection ou d’un idéal à laquelle il s’agit de se conformer. Il y a bien une forme de « narcissisme moral » qui peut admettre le plaisir comme « passager clandestin »[11]. On ne peut toutefois confondre cette satisfaction avec un pur sentiment de jouissance. Dans une pure jouissance – qu’il s’agisse d’un bonheur sensible ou d’une extase mystique – il n’y a plus de rapport à soi, mais au contraire un oubli de soi, qui peut s’accompagner, comme chez Rousseau, du sentiment de l’existence, mais qui ne confère en tout cas à cette existence aucune autre détermination que celle d’accompagner la jouissance de l’extase. Ces deux figures de la conscience – conscience morale d’une part, conscience de soi d’un sujet jouissant de ses extases d’autre part – se distinguent comme les deux moments du narcissisme tel que le présente Freud dans son texte de 1914[12] : narcissisme primaire ou absolu, puis narcissisme secondaire, chez l’adulte, qui se rapporte à un moi idéal, image de perfection, et dont il est question dans le narcissisme moral ci-dessus.

La double face de l’identité personnelle

Deux paradoxes donc : que les analyses contemporaines de la subjectivation condamnent la philosophie moderne tout en utilisant ses catégories, et que la catégorie de sujet, ou du moins la conscience de mon existence, puisse désigner à la fois ce à quoi j’obéis et le simple sentiment de jouissance, indépendamment de toute relation à autrui. Le second paradoxe éclaire le premier : c’est parce que l’identité personnelle a deux faces que les analyses contemporaines de la subjectivation ne peuvent se borner à dénoncer l’assujettissement, mais doivent poursuivre la déconstruction du sujet jusqu’au rapport à un sujet absolu dans lequel s’abîme la conscience de soi. Mais du coup, que dénoncent les analyses contemporaines ? Au-delà de la simple condamnation politique de l’assujettissement, elles dénoncent la liberté et la conscience de soi du sujet comme illusoires, parce qu’elles accompagnent l’assujettissement. Elles ne dénoncent donc simplement, ni la subjectivité assujettie, que personne n’a jamais érigé en fondement, ni le sentiment de l’existence. Il s’agit du lien entre les deux, selon lequel le sentiment de l’existence serait nécessairement lié, pour la conscience d’un sujet, à un assujettissement réel. L’affirmation d’un tel lien se retrouve-t-elle dans la philosophie moderne ? Rien n’est moins sûr, car l’on y retrouve bien les deux figures de l’identité – le sujet circonscris dans l’image de soi et la conscience d’un rapport à l’Absolu –, mais dans de multiples jeux, qui mêlent non seulement conscience de soi et conscience morale dans l’obéissance, mais qui font aussi du rapport aux instances intérieures le moment d’un dépassement de soi, au-delà de toute relation de domination, parce qu’au-delà de toute identité assignable. La visée d’un dépassement de soi peut d’ailleurs regarder non seulement au-delà, mais aussi en deçà de l’assujettissement, vers le sentiment de soi de l’individu isolé, si mythique soit-il. Après tout, quelle conscience a de lui-même l’individu du premier état de nature – l’homme essentiel de Rousseau, bien qu’il n’illustre pas les possibilités humaines –, et cette conscience est-elle si différente de celle du sage, se laissant porter, au-delà de toute intellectualité, par la simple appréhension de l’ordre du monde ? La déconstruction contemporaine de la catégorie de sujet ne doit pas nous inviter à rejeter la philosophie moderne mais à revenir vers elle pour y trouver non seulement le sujet condamné, parce que conçu dans et pour son assujettissement, mais encore, avec ce sujet, la condition de son obéissance, c’est-à-dire une certaine mobilité ou capacité à se déplacer ou se dépasser, qui peut aussi le conduire en dehors de toute relation d’obéissance possible. L’identité personnelle se présente, dans philosophie moderne et les auteurs que nous étudieront particulièrement – Rousseau, Kant, Fichte – porteuse des plus grandes ambiguïtés. On ne peut donc résumer la philosophie moderne, comme il est convenu de le faire en désignant par là son fondement, comme philosophie du sujet.

Les déconvenues du sujet.

Voir dans la philosophie « moderne » une philosophie du sujet ne va pas en effet sans quelques occultations, voire contresens. Le sujet cartésien n’est fondement d’autre savoir que de lui-même, et tient son rôle primordial de nous mener à Dieu. Le sujet kantien, du moins le Je pense de la philosophie théorique, n’est fondement de mes représentations qu’à condition de n’être que la pure et simple unité numérique, condition dernière de toutes synthèses. Et le sujet moral, personnalité intelligible, ne se connaît vraiment lui-même que comme partie ou élément d’un monde rationnel. Or cette raison universelle dépasse la simple appréhension réflexive d’un soi, individuel et autonome, dont la clôture dénonce comme abusive l’attribution à soi – à ce même soi que la réflexion constitue – de l’auto-position ou autonomie : ces dernières  propriétés sont toujours déjà celles du tout auquel le sujet appartient – la raison universelle – avant d’être celles de l’individu raisonnable.

Il serait plus exact de voir dans la philosophie moderne les déconvenues du sujet. Non pour défendre un paradoxe, ni même lever un contresens, mais parce que le sujet n’est pas ce qu’il prétend être. Ce qu’il prétend être se découvre plutôt comme ce à partir de quoi le sujet est institué. Ainsi le sujet cartésien n’est pas n’est pas autosuffisance absolue, pure auto-position de la substance pensante, ce qu’il pense pourtant comme son identité et qu’il trouve lorsque la liberté infinie du doute provoque l’exacte superposition à soi de la réflexion. Ainsi le sujet kantien ne peut, sans paralogisme, faire son être de l’opération réflexive par laquelle il ramène à lui-même, à l’unité, toutes ses représentations. Parler de « déconvenues » souligne une déception dans laquelle se trouvent à la fois une erreur et une prétention. Le sujet n’est pas ce que l’on attendait ni ce qu’il voulait être, compte tenu de sa propre opération : réflexivité, rationalité. Son origine, ou le processus qui lui a donné naissance, retient en elle tout l’être que le sujet prétend s’attribuer.

De ce non-être du sujet se déduit un devoir, non pas à cause d’une négation de l’être dans le devoir être, mais à cause d’une opposition entre deux êtres ou deux mondes, celui qui existe, et celui qui est voulu, espoir ou idéal. Le sujet, lorsqu’il prétend se poser, trouve ainsi son être comme un devoir. C’est le sujet moral kantien, seule modalité de la connaissance de soi dans la philosophie critique. C’est aussi, dans un même mouvement unissant connaissance théorique et exigence pratique, la structure complexe de la conscience de soi fichtéenne. De cette scission entre deux êtres – le Moi empirique et son origine, ou, en tant que l’intuition intellectuelle fait du Moi absolu une exigence d’autonomie, le réel et l’idéal – il s’ensuit que l’identité du sujet ne peut être que rupture, et son existence autonome, séparation. Séparation de son origine, conséquence ou résultat d’une rupture, le sujet qui se pense comme partie sinon autonome du moins distincte d’un tout – comme individu – n’est plus qu’insuffisance. La trouvaille de la philosophie moderne consiste à assumer cette scission et à voir dans la détermination du Moi l’exigence infinie du rapport à une origine dont le Moi n’est qu’image. C’est à peu près la définition que donne Fichte de la raison pratique[13]. Situer la conscience de soi dans l’exigence d’un dépassement de soi, en allant jusqu’à envisager des formes concrètes de ce dépassement (comme engagement social, participation à la vie divine ou extase) font de l’identité une notion fondamentalement ambiguë, entre l’image de soi construite comme perfection, moralité achevée[14], ou sentiment de jouissance accompagnant le dépassement de toute identité. Peut-on faire de cette ambiguïté une définition de l’identité, en articulant la circonscription de soi dans la finitude (classique) avec l’infinitude (des systèmes du siècle suivant, Hegel et Marx) d’un dépassement de ce même soi ? Il faudrait au moins montrer que détermination et dépassement de l’identité s’appellent l’un l’autre, imposant d’exister entre deux membres extrêmes d’une alternative impossible : l’image fixe et l’extase.

I. Rousseau et l’identité politique.

Une première illustration de cette double face de l’existence nous est donnée par l’étrange statut de l’identité politique rousseauiste, dont la valeur vient qu’elle dépasse l’identité l’individuelle comprise comme égoïsme, mais qui ne fait que reproduire ce même égoïsme à l’échelle des Etats et avec des conséquences beaucoup plus néfastes. Rousseau accorde sans conteste une valeur au politique, à la participation à la vie politique, cette vie qui, d’un « animal stupide et borné fit un être intelligent et un homme »[15]. Mais il y a contradiction entre la valeur accordée à la vie en société politique et le résultat de ce passage au politique : l’identité citoyenne. Il y a contradiction car le « Moi commun », institué par le pacte social, fixe le dépassement de l’égoïsme individuel dans un nouveau corps, le « corps politique », et l’on sait que les Etats se comportent entre eux comme les individus à l’état de nature, reproduisant à leur échelle les conflits que les individus vivaient entre leur propre corps, avant donc le dépassement de soi engagé par le politique. Le dépassement de son égoïsme, qui fait la valeur morale de la vie citoyenne, est totalement nié par la fixation de son identité politique. Le dépassement de l’égoïsme est tout d’abord nié comme dépassement de l’identité première, circonscrite par le corps biologique. Le citoyen est citoyen d’un Etat ; à l’image du jeune Polonais décrit par Rousseau, il ne doit pas être un autre homme : « À vingt ans un Polonais […] doit être un Polonais »[16]. Ce polonais doit pouvoir reconnaître le corps politique comme son propre corps, corps nouveau certes, mais corps quand même, auquel il s’agit de se retrouver attaché. Les frontières du territoire circonscrivent comme une peau cette identité politique, formée en conséquence : « je veux qu’en apprenant à lire il lise des choses de son pays, qu’à dix ans il en connaisse toutes les productions, à douze toutes les provinces, tous les chemins [etc.] »[17]. Après le dépassement de son corps, le dépassement de l’égoïsme est ensuite nié comme dépassement de l’égoïsme précisément, de cet amour-propre source de tous les vices. À la détermination de l’identité politique du citoyen est associée, non pas une ouverture de l’esprit civique, vers un respect moral, universel, de l’humanité, mais une clôture du dépassement moral de soi, qui s’arrête aux frontières de l’Etat : « le patriote est dur aux étrangers »[18]. Peu importe les raisons anthropologiques et politiques, qui font que, pour Rousseau, cette opposition des Etats entre eux est inévitable, car leur nature artificielle les force à se comparer[19], et que de la comparaison naît l’amour propre avec son cortège de vices. Il faut souligner que la négation du dépassement de l’égoïsme est propre au politique : c’est le politique qui met un terme au dépassement moral de soi et le fixe dans une entité nouvelle et oppositive, en créant un « égoïsme abstrait », pour reprendre l’expression d’E. Durkheim[20]. À la suite de Roger Masters[21], notons que les « human virtues », non exclusives comme la pitié, ne sont pas les « human affections », comme le patriotisme.

Pourtant patriotisme et pitié, notamment la pitié d’Émile IV, celle qu’il s’agit d’étendre sur le tout le genre humain pour parfaire l’éducation morale, ont la même origine. Cette origine n’est pas exactement l’amour de soi – « la source de nos passions, l’origine et le principe de toutes les autres »[22] – mais le déplacement de cet amour de soi. C’est ce déplacement qui est à l’œuvre dans l’institution du Moi commun ou la formation du jeune polonais. Le sens de ce déplacement lui confère une valeur morale lorsqu’il éloigne l’individu du repli sur soi de l’amour-propre – repli ou plutôt retour sur soi, puisqu’il faut avoir rencontré l’autre pour s’y opposer, s’en distinguer et vouloir lui être préféré. Est proprement moral ce qui déplace conscience et volonté vers le tout dont chacun fait partie, processus qui est à la fois entamé et arrêté par le politique, lorsque l’Etat prétend s’attacher les individus comme les membres le sont au corps, en les opposant par là même aux membres des autres Etats. La question est moins de condamner cet attachement radical, ou de montrer la nécessaire subordination de la généralité politique à l’universalité morale, que de constater la dualité contradictoire du mouvement qui institue le politique. Ce que nous apprend d’abord l’identité citoyenne c’est que l’on peut sortir de son corps pour s’attacher à un autre, et que ce mouvement même présuppose que le dépassement de soi a plus de valeur que l’identification à un corps. Voilà pourquoi on ne peut en rester au politique ; Émile n’est ni soldat ni politicien, et Jean-jacques ne vit pas ses extases dans les fêtes républicaines.

II. Kant et l’identité intelligible.

Le même dépassement de l’attachement à son corps définit le caractère moral de la volonté kantienne, comme dépassement d’un vouloir commandé par la sensibilité. Ici dépasser l’attachement à son corps signifie d’abord ne pas se laisser immédiatement déterminer par sa sensibilité, et c’est à partir de la simple possibilité d’une détermination autre, qui s’indique comme exigence puis effort, que Kant détermine positivement la moralité comme autonomie. C’est seulement à partir de la position d’une autonomie de la volonté qu’il est possible de désigner les déterminations par la sensibilité comme hétéronomie. En ce sens l’autonomie que découvre le lecteur est présupposée, comme l’est dans la philosophie théorique l’unité du concept vers laquelle converge les phénomènes. Le processus de dépassement de soi, exprimé par l’effort moral, est commandé par un autre moi, une identité nouvelle que présuppose toute moralité et que met à jour l’analyse kantienne. Dans la SelbstZwang, contrainte personnelle qui définit la vertu dans la Métaphysique des mœurs[23], il n’est pas seulement question de contraindre les penchants, mais aussi que je sois celui qui se contraigne à agir moralement : je suis objet et sujet de la contrainte, ce qui n’a de sens qu’en distinguant deux identités dont l’une dépasse l’autre ou du moins constitue la visée de la moralité.

Nous retrouvons donc chez Kant le processus rousseauiste du dépassement de soi, processus selon lequel un dépassement de l’amour-propre est appelé par l’identité politique qui vient elle-même y mettre fin. Chez Kant, la valeur obligatoire de la loi – le fait que je me sente obligé d’obéir ou que je fasse de cette loi une loi pour moi – tient tout entière dans le fait que je me reconnaisse comme auteur de la loi en tant qu’être raisonnable. Parce que la loi morale ne peut être qu’un principe formel et universel, et que ce principe s’applique à des actions particulières, la loi ne peut provenir que de la raison, en sa spécificité kantienne de faculté d’abstraction, de faculté des principes et de faculté de conclure, d’appliquer l’universel au particulier. J’entends retentir le commandement moral parce que je suis un être raisonnable. Et si la loi morale oblige, si je dois vouloir agir selon la loi, c’est parce que j’aperçois par elle mon existence rationnelle selon laquelle je ne peux nécessairement agir que selon cette loi.

Cette fondation de l’obéissance morale dans mon identité intelligible a une double conséquence. À partir de la nécessité avec laquelle nous ressentons tous une exigence morale – cette évidence du commandement que Kant appelle le factum rationis et que je ne cherche nullement ici à éprouver – Kant déduit la détermination de mon identité intelligible comme être raisonnable, identité qui est établie avec une nécessité équivalente au commandement moral dont elle est condition. Si je n’étais pas raisonnable je n’entendrais pas retentir le commandement moral, n’aurais pas conscience de pouvoir agir autrement que par nécessité naturelle et ne reconnaîtrais pas la loi morale comme mienne. La philosophie pratique va ainsi plus loin que la philosophie théorique, parce qu’elle peut déterminer avec nécessité la nature du sujet. Il y a, dans le rapport entre liberté, ou raison, et la loi, un véritable cogito moral qui n’a jamais été suffisamment commenté. Autre face de la fondation de l’obéissance morale dans mon identité intelligible : si la seule connaissance de soi que puisse acquérir le sujet kantien est cette connaissance de soi somme sujet moral, et si cette connaissance de soi est acquise par la loi morale, cela veut dire que le sujet n’a pas conscience de lui-même comme sujet, avec connaissance de ce qu’il est, en dehors de la loi. Pas d’identité sans loi. Or la loi morale est d’abord exigence de dépassement d’une première identité, naturelle, dont on peut discuter la pertinence selon qu’on accorde ou non une spécificité à la sensibilité humaine, mais qui est bien en tout cas vécue comme telle, au moins dans la conscience que chaque individu peut avoir de lui-même. Or nous apprenons d’abord que cette loi ne peut être reconnue par nous qu’en supposant une identité nouvelle – l’identité intelligible de l’être raisonnable –, et qu’en outre cette identité nouvelle, en tant que conscience de soi du sujet moral se reconnaissant comme être raisonnable, ne peut être connue que dans et par la loi. C’est le sens de la distinction kantienne des domaines pratique et théorique, et de l’impossibilité de faire usage des connaissances pratiques, déduites avec nécessité du commandement moral, en dehors du domaine pratique, c’est-à-dire en dehors de la saisie de la loi et des conditions de l’obéissance morale. Pas d’identité sans loi donc : la loi qui est apparue comme dépassement de l’identité première est aussi ce qui détermine avec le plus de nécessité possible l’identité seconde, intelligible. Ici les deux dimensions contradictoires de l’identité – unité substantielle et stable de propriétés fixes et déterminées d’une part, et dépassement de soi d’autre part – sont très étroitement liées puisque la loi, dépassement de sa première identité, conditionne ce dépassement de soi par la détermination de l’identité nouvelle.

III. Fichte et Le dépassement de soi

Les deux dimensions de l’identité sont d’autant plus étroitement liées que la détermination de mon existence intelligible, comme être raisonnable, attribue à la conscience de soi les propriétés d’une raison universelle et appelle donc elle-même le sujet intelligible à un nouveau dépassement, point qui sera amplement discuté par Fichte. Si je me connais comme raisonnable parce que je trouve en moi les propriétés de la raison universelle, puis-je prendre conscience de moi-même, comme sujet, à partir de cette universalité même ? Ce qui me détermine – la rationalité – n’est-il pas plutôt ici ce qui me dépasse ? Et cela n’est-il pas, encore une fois, contradictoire ? Chez Kant déjà, avec les propriétés de la raison comme faculté intellectuelle, est aussi présupposée l’idée d’un monde intelligible comme monde rationnel – comme développement total de la raison dans le monde, avec, au-delà des circonstances permettant le développement de la raison, les règles et modalités de relations où chacun p.ex., ne serait jamais traité comme moyen. Sans la présupposition d’un monde rationnel, on ne comprendrait pas, p.ex., pourquoi nous sommes moralement contraints de développer nos talents[24]. De cette présupposition du monde rationnel ne s’ensuit pas la détermination de mon existence comme sujet mais la question de sa composition et de son rapport au monde sensible dans lequel le sujet moral s’efforce de réaliser la raison. C’est à partir de ce rapport comme exigence et devoir que naît la conscience, en chaque individu entendant le commandement moral, d’exister comme sujet. La conscience morale de soi présuppose donc un monde rationnel, universalité qui me dépasse, résume mes déterminations essentielles, et qui est comme telle condition de la conscience de moi-même. Le monde rationnel, que l’on peut se représenter comme simple idéal pratique si l’on ne veut croire en sa réalité, ne peut être conçu sur le modèle du monde sensible puisqu’il doit à l’inverse constituer un modèle pour la transformation de celui-ci. On ne peut donc l’imaginer comme monde d’individualités raisonnables poursuivant chacune leurs fins en limitant les heurts par quelques procédures reconnues : cela constituerait tout au plus le modèle de relations juridiques. L’intelligible, qui conditionne mon existence comme sujet, n’est pas constitué à partir des relations entre sujets moraux. Au contraire, l’individualité des fins restant attachée au sensible, l’individualité raisonnable comme telle doit l’être aussi, ou naître du moins du rapport entre sensible et intelligible. La détermination du sujet moral en sa particularité – l’individualité raisonnable – naît à partir de la loi morale non plus comme simple nécessité immanente d’un monde rationnel, mais de la loi morale comme commandement et devoir dans la confrontation de deux mondes, sensible et intelligible. Chez Kant lui-même c’est le commandement qui constitue la conscience morale de soi. Il y a commandement, impératif, lorsqu’il s’agit de suivre une autre loi, ce qui ne pourrait nullement être dit d’une partie intégrante et purement raisonnable du monde intelligible comme tel. Le commandement constitue donc, avec la connaissance de la nature raisonnable du sujet, l’individualité raisonnable du même sujet, en tant qu’il vit dans la dimension éthique du devoir. Fichte dit que le commandement « arrache » l’individu au règne de la raison[25]. Ce que nous pouvons comprendre en deux sens : d’abord au sens où le commandement s’adresse à un individu vivant dans un monde sensible à transformer, et non plus dans un monde seulement raisonnable, mais dans une tension entre deux mondes. Ensuite au sens plus radical selon lequel le commandement arrache au règne de la raison une individualité parce qu’il la constitue comme telle à partir du commandement. Nous trouvons ici la trame fondamentale des analyses contemporaines de la subjectivation politique auxquelles je me référai en introduction : en faisant de l’identité et de la conscience de soi d’un sujet le résultat d’une interpellation, la primauté est accordée non à l’individu prenant conscience de lui-même comme sujet, mais à la confrontation de deux ordres ou mondes, l’ordre existant et l’ordre nouveau cherchant à s’imposer.

Fichte radicalise ces orientations de la philosophie kantienne, jusqu’à la contredire, lorsqu’il fait de la personnalité une médiation entre l'existence sensible, attachement à soi que l'on retrouve jusqu'au point de vue de la morale seulement formelle, et d'autre part l'abnégation de soi en la volonté divine, présente dès le point de vue de la moralité supérieure et ouvrant cette dernière vers la religion[26]. Fichte illustre donc le dépassement de l’identité, lorsqu’il relègue le concept kantien de personnalité dans la moralité inférieure et le limite à ne servir que de moyen à la réalisation de la raison ou vie divine[27]. Ici la confrontation des deux faces de l’identité, entre image fixe et dépassement de soi, se résout dans le règne impersonnel et universel de la raison. Ne sommes nous pas passés de la moralité au mysticisme ? Ce débat, que Schelling nourrit au siècle suivant, est initié par Fichte, qui reste toutefois résolument rangé au côté du sujet moral. Tout d’abord parce qu’il condamne la contemplation et le retrait du monde, et veut que la religion soit vivifiante, qu’elle nous engage à participer à la réalisation de la raison dans le monde en mobilisant la vie et les actes de la personne. Mais le sujet disparaît dans ces actes, qui sont par lui mais non pour lui, et dont sa propre personne ne saurait se prévaloir. Fichte reconnaît ainsi toute la valeur de la fin visée par les mystiques « d’après lesquels nous devons nous perdre en Dieu »[28], fusion en Dieu qui est bien aux yeux de Fichte la réalisation de l’abnégation de soi exigée par la moralité. Mais il reproche aux mystiques[29] de prétendre atteindre cette fin dans le temps ; lorsqu’il voit dans la position des mystiques un erreur, ce n’est pas pour critiquer la fusion en Dieu, mais parce qu’il la situe dans le devenir infini de l’activité du sujet. L’idéal est encore posé par et pour un sujet, quand bien même il s’agit de faire du dépassement de soi sa vérité, voire parce qu’il s’agit de faire sa vérité du dépassement de soi. Lorsque la philosophie moderne pose la catégorie de sujet en rapport à un absolu – réflexivité pure, autosuffisance ou autonomie –, la catégorie de sujet a peut être pour fonction essentielle d’illustrer un détournement de ce monde-ci.

Le moi et l’extase. Les rêveries de Rousseau.

Qu’il s’agisse de l’identité politique de Rousseau, ou de l’identité morale de Kant, la philosophie moderne fixe l’identité par un processus de dépassement qui la rend contradictoirement instable, ce que montre le dépassement de la personnalité kantienne dans la philosophie de Fichte. Peut-on conclure que demeure dans ce processus non l’identité mais le dépassement, et tenter alors de voir dans ce dépassement même une sorte d’identité, changeante, muable, que l’on ne pourrait circonscrire ? Autant ne pas définir d’identité du tout. Il y a en revanche d’autres dimensions de la philosophie moderne, et parfois chez les mêmes auteurs, qui accompagnent le dépassement de soi d’un sentiment d’existence. C’est le cas des célèbres extases rousseauistes. Henri Gouhier a défendu, contre Marcel Raymond, la persistance d’un sentiment de soi dans les extases de Jean-Jacques, qu’il qualifie pour cela d’égotistes, et non de mystiques. J’ai déjà souligné[30] la présence du sujet dans l’affirmation de sa jouissante extase lors de l’accident raconté dans la Deuxième promenade. La même affirmation de soi se retrouve lorsque « le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection » qui accompagne les « douces extases » de la Cinquième promenade. Il pourrait donc y avoir identité dans le dépassement de soi, mais identité sans autre détermination que le simple sentiment de jouissance. Cette identité sans détermination n’est pas l’identité aux déterminations multiples, ou opposées, lorsque se confrontent image fixe ou extase, identité stable et déterminée d’une part, dépassement de soi de l’autre. À privilégier cette identité sans détermination, vécue dans le dépassement de soi, nous dévalorisons d’autant l’identité stable et déterminée, image de soi ou circonscription des propriétés individuelles. Peut-on encore parler d’une double face de l’identité ? Ou ne devrait-on pas plutôt apercevoir le sujet en sa particularité comme simplement second, avatar d’un processus qui n’est plus vécu comme tel ou qui n’a pu suivre son cours[31]. S’il demeure alors une double face de l’identité, c’est au sens où le sujet de la philosophie moderne ne peut se déterminer qu’en se dépassant, car ce qui le dépasse est l’opération même qui le définit : réflexivité pure et atemporelle p.ex. Reste à savoir si ce dépassement ne réduit pas la vérité du sujet à ne plus être ce que l’on est.

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[1]. « Personnelle », pour désigner l’identité de la personne, et distinguer ainsi l’identité personnelle de l’identité en général, catégorie métaphysique ou épistémologique.

[2]. Amélie Rorty, The identities of persons, University of California Press, 1976.

[3]. Cf. Ellen Frankel Paul, Fred D. Miller, Jeffrey Paul (ed.) Personal Identitiy, Cambridge University Press, 2005.

[4]. D. Parfit, Reasons and persons, Oxford, 1984.

[5]. J. Locke, Essai sur l’entendement humain, L. II ch. 27, et E. Balibar (éd.), Identité et différence, J. Locke, Paris, Seuil, 1998 (coll. Points).

[6]. ; P. Ricoeur, Soi même comme un autre, Paris, 1990, Seuil (coll. Points).

[7]. Ce qui a d’ailleurs été reproché à Althusser : Emile Bottigelli, « En lisant Althusser », in Structuralisme et marxisme, Paris, U.G.E., 1970 (coll. 10/18), p. 54.

[8]. Émile IV, O.C. IV, Paris, Gallimard, 1969, IV p. 595 (la Pléiade).

[9]. Ou « approbation de soi-même » dans les traductions ; Kants Werke, Akademie Textausgabe, Berlin, Walter de Gruyter & Co., 1968 ; la traduction française reproduisant systématiquement la pagination de l’Académie de Berlin est éditée chez Gallimard, en Pléiade : Zufriedenheit mit sich selbst, AK V 38, 39 ; Selbstzufriedenheit, Ak V 117 ; Selbsbilligung Ak V 81.

[10]. L’homme de la moralité inférieure reste attaché à un intérêt pour soi-même : « il nous faut nous mépriser si nous ne procédons pas selon la loi, et sommes déchargés de ce mépris de nous-mêmes, si nous nous y conformons ; nous pouvons toutefois préférer nous trouver dans ce dernier cas plutôt que dans le premier » Anweisung zum seligen Leben, 1806 ; Hamburg, Meiner, 1954, p. 115 ; trad. fr. M. Rouché, Initiation à la vie bienheureuse, Paris, Aubier Montaigne, 1944, p. 213.

[11]. Cf. Green A., Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, éd. de minuit, 1983, p. 45.

[12]. Zur Einführung des Narzissmus, 1914, trad. fr. A. Bourguignon, J. Laplanche, O.C. XII (1913-1914), Paris, PUF, 2005.

[13]. Dans la Recension de l'Enésidème ou sur les fondements de la philosophie élémentaire enseignée à Iena par Mr le Prof. Reinhold publié dans Rapport clair comme le jour... et autres textes, Paris, Vrin, 1985. Cf. sur ce développement Luc Vincenti, Pratique et réalité dans les philosophies de Kant et de Fichte, Paris, Kimé, 1997 ch. 3.

[14]. Ou Moi idéal, l’expression se trouve chez Fichte dans la XIe section de la Seconde introduction à la Doctrine de la science (1797).

[15]. Contrat social, I, 8.

[16]. Considérations sur le gouvernement de Pologne, O.C. T. III, édition de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1966, p. 966.

[17]. Ibid. Cf. également la « physionomie nationale » des âmes, p. 960.

[18]. Émile I, O.C. IV, édition de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1969, p. 248.

[19]. Cf. L‘Etat de guerre : « la grandeur du corps politique étant purement relative, il est forcé de se comparer sans cesse pour se connaître ; il dépend de tout ce qui l’environne […] »., J.J. Rousseau, O.C. III, , p. 605.

[20]. E. Durkheim, « Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau », in Revue de Métaphysique et de Morale, Paris, 1918, p. 139/140.

[21]. The political philosophy of Rousseau, Princeton, Princeton University Press, 1968, p. 49/50. La distinction entre les « human virtues », non exclusives, la pitié qui s’adresse à tous les êtres souffrants p.ex., et les « human affections », telles que le patriotisme, recouvre la distinction que Chapman avait plus amplement thématisé entre le « social spirit » et le « social interest » (Chapman John W., Rousseau – Totalitarian or liberal ?, New York, Columbia University Press, 1956, Chap. 6). Le social spirit représentant le patriotisme et le social interest la pitié.

[22]. Émile IV, p. 491.

[23]. Doctrine de la vertu, Introduction, IX.

[24]. C’est le troisième des quatre exemples des Fondements : le suicide, la promesse, le refus de perfectionner ses talents ou d’être bienveillant envers autrui, 2e section Ak IV 422-424. J’ai commenté cet exemple dans le même sens in Luc Vincenti Emmanuel Kant, Philosophie pratique, Paris, Ellipses, 2007, pp. 81-86.

[25]. P.ex. in Doctrine de la science nova methodo, § 13 et § 18, point 3.

[26]. P.ex. dans la huitième conférence de l’Initiation à vie bienheureuse.

[27]. Cinquième et huitième conférence de l’Incitation à vie bienheureuse p.ex.

[28]. Première Sittenlehre, § 12.

[29]. Ibid.

[30]. Luc Vincenti Jean-Jacques Rousseau, l’individu et la République, Paris, Kimé, 2001, ch. 9.

[31]. Le processus qui pourrait être immédiatement vécu comme tel peut être compris comme rationalité intrinsèque du monde intelligible, mais aussi, de façon tout à a fait autre, en remplissant néanmoins une fonction analogue, comme la relation indifférenciée du narcissisme primaire, relation dont l’échec conditionne la genèse conjointe du sujet et de l’objet, tout en constituant l’intériorité du sujet par introjection et identification, et en faisant du moi psychanalytique le « cimetière des renoncements ». L’expression est de Janine Chasseguet-Smirgel, in Ethique et esthétique de la perversion, Seyssel, ChampVallon, 1984, p 153, citant Freud, Le Moi et le Ça, Ch. 3 : « le caractère du moi résulte de la sédimentation des investissements d’objets abandonnés » trad. Bourguignon et alia, Paris, 1981, 2001 Petite Bibliothèque Payot, p. 269.