!DOCTYPE HTML PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN" "http://www.w3.org/TR/html4/loose.dtd"> Luc Vincenti - Philosophie - Revue - Comptes-rendus critiques de Franck Fischbach - Contre Temps n° 5
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Comptes-rendus critiques de Franck Fischbach

Manifeste pour une philosophie sociale & Sans objet, capitalisme, subjectivité, aliénation.

Par Luc Vincenti

Manifeste pour une philosophie sociale[1]

Le premier des deux textes recensés est tout à la fois une présentation d’ensemble, historique et conceptuelle, de la philosophie sociale et une prise de position. On ne saurait trop souligner l’impressionnante maîtrise des références et la densité de la synthèse fournie. Le premier chapitre justifie à lui seul l’achat de l’ouvrage, et ces qualités s’étendent sur l’ensemble. Franck Fischbach cherche la spécificité de la philosophie sociale en la distinguant plutôt de la philosophie politique que des sciences concurrentes, bien que la distinction d’avec la sociologie ne nous semble pas moins importante. Il est vrai que la philosophie politique ne s’occupe plus de la vie bonne, ni même de la vie aliénée, mais de la description d’un ordre stable et légitime, et, au mieux, de ses conditions de possibilité. Au-delà de son objet : le social comme vie et rapport des individus en société – et non plus seulement les institutions et les lois –, la philosophie sociale se distingue de la philosophie politique par sa visée transformatrice (chapitre deux). Le chapitre trois pose cinq thèses caractérisant la philosophie sociale :
1) la spécificité de son objet ;
2) le fait qu’elle soit elle-même intégrée dans ce social qu’elle appelle à transformer ;
3) sa démarche de diagnostic, célébrée par l’interprétation foucaldienne de Qu’est-ce que les Lumières ? ;
4) une démarche critique sur laquelle nous reviendrons ;
5) une sorte de solidarité avec les opprimés dont elle s’institue porte-parole.
Les chapitres suivants précisent cette spécificité, au sens où le social ne peut être traité comme marginal, ni même comme simple symptôme, mais doit être considéré comme expression de la société dans son ensemble, et à ce titre être l’objet d’une pratique transformatrice. Au contraire, « faire du social » peut être parfaitement intégré à la reproduction de l’ordre établi, ainsi les questions posées depuis Foucault à la médecine sociale.

Mais cela vaut aussi pour la philosophie sociale elle-même, qui doit tout à la fois se préserver d’une philosophie délaissant une réelle pratique émancipatoire, et se distinguer d’une sociologie descriptive. Au détour des critiques de G. Noiriel ou de S. Paugam, la conclusion montre la fécondité du rapport entre philosophie et sociologie, tout en cherchant à préserver la spécificité de la philosophie elle-même. Il est clair que F. Fischbach la sauvegarde lorsqu’il souligne l’importance d’une compréhension de la société en totalité à partir du principe qui la structure. Mais je vois volontiers ce principe dans l’exploitation capitaliste, plutôt que dans la simple production marchande dont F. Fischbach fait le principe de nos sociétés[2]. Cette spécificité philosophique se retrouve dans la définition de la philosophie sociale, dans la mesure où l’intention critique de cette dernière s’accompagne d’une visée transformatrice. On comprend alors qu’il faille assumer une certaine normativité, ne fut-ce que celle portée par les revendications des acteurs eux-mêmes[3]. La critique peut accompagner cette normativité en se fondant sur une anthropologie philosophique, fut-elle négative ou formelle, « la plus économe possible »[4], pour se défier des avatars historiques liés à l’imposition d’un idéal abstrait. Nous disposons donc ici de ce que je comprends comme étant les trois éléments essentiels d’une définition de la philosophie sociale : 1) une critique fondée sur une anthropologie[5] ; 2) une analyse principielle de nos sociétés, qui met à jour les principes structurant l’ensemble d’une société ; 3) la visée d’une pratique transformatrice[6]. Mais je crois que la défense de la philosophie sociale comme philosophie, repose non seulement sur ces trois éléments, mais aussi sur leur co-présence et sur leur lien : l’analyse principielle met à jour ce dont la critique exigera la transformation ; elle peut aussi, dans la mesure où les principes qui structurent une société sont saisis dans le cadre d’un processus, indiquer les moyens de cette transformation. Il me paraît clair, ici, que le marxisme constitue l’archétype de la philosophie sociale : s’il est un apport essentiel du marxisme, c’est bien qu’une société ne peut être comprise qu’à partir du processus qui l’a constituée, ce qui rend donc sa transformation possible. Ne faut-il pas alors en tirer les conséquences quant au choix des références fondamentales ? Sur ce point des questions demeurent, pour une part liées aux difficultés d’une présentation d’ensemble de la philosophie sociale. Les difficultés sont exposées en fin d’ouvrage ; il est clair qu’il ne suffit pas de panser pour penser, et que l’on ne peut en rester au constat des pathologies sociales[7]. Mais, sans vouloir revenir sur l’histoire des rapports entre marxisme et théorie critique, la philosophie sociale ne doit-elle pas faire un pas de plus, en ne choisissant plus comme référence fondamentale des théories qui ne prennent plus pour objet la transformation sociale, comme par exemple la réification revue par A. Honneth ? C’est avec cette question que je me tourne maintenant vers le second ouvrage de cette recension.

Sans objet, capitalisme, subjectivité, aliénation[8]

Dans Sans objet, Capitalisme, subjectivité, aliénation, Franck Fischbach présente la synthèse d’études menées depuis plusieurs années[9] autour du marxisme en général, de l’aliénation, et des Manuscrits de 1844 en particulier, Manuscrits dont la propre traduction de Franck Fischbach offre une importante présentation[10]. Cette dernière synthèse s’accompagne tout à la fois d’un élargissement des thèmes abordés et d’ouvertures vers des auteurs plus contemporains. Ainsi la mondanéité, la quotidienneté, et la corporéité liée à l’identité sociale des gender studies, ainsi les références à Deleuze, Zizek ou Boltanski.

La thèse principale de l’auteur, qui définit l’aliénation comme perte du monde, est tout d’abord présentée en référence à l’appartenance de la pensée au monde chez Deleuze et à l’impuissance de la pensée lorsqu’elle se trouve face à un monde étranger. Zizek puis Agamben sont ensuite convoqués pour souligner que la thèse ci-dessus se construit contre une définition antérieure de l’aliénation comme perte du sujet dans le monde : il s’agit alors de redoubler de méfiance envers la subjectivité, retrait psychotique chez Zizek, ou simple effet de dispositifs, trop diffuse pour être encore déterminable chez Agamben.

La première grande partie de l’ouvrage, « Le sujet dans l’objet », développe cette définition de l’aliénation, non comme la « perte dans » mais comme la « perte de » l’objectivité, à partir de Sein und Zeit. Il s’agit alors de s’opposer, avec Heidegger, à une conception répandue de l’aliénation qui, reprenant certains points et certaines interprétations de la réification chez Lukács, réduit l’aliénation à ce qui fait du sujet un objet et de l’homme une marchandise. Heidegger rejoindrait ici les Manuscrits de 1844 au sens où se concevoir comme sujet – ce qui veut dire ici sujet distinct et séparé de l’objet – c’est déjà être aliéné[11]. Le danger, du point de vue du sujet aliéné, deviendrait alors de se retrouver dans le monde des objets, et il faudrait, au contraire de ce que semble appeler la conception répandue de l’aliénation, non pas se retrouver comme sujet, mais retrouver le monde au-delà de son esquive quotidienne. On comprend que la suite de cette première partie, tout comme l’essentiel de la polémique, soit dirigée contre la réification de Lukács, polémique sur laquelle je reviens ci-dessous en discutant moi-même la thèse de l’auteur. Un des aspects de la critique de Lukács, et de la réhabilitation, par cette même critique, de l’objectivité, consiste à toujours souligner ce qui doit être et demeurer objectif, ainsi par exemple l’expression des rapports sociaux dans et par les marchandises. Expression qui en soi ne serait pas néfaste, l’aspect néfaste du fétichisme tiendrait[12] tout entier dans le fait que les marchandises occultent les rapports sociaux en les exprimant. Toutefois cela posé il apparaît que la réappropriation des rapports sociaux, à laquelle appelle la fin des développements sur Lukács, peut ne pas signifier la réappropriation des marchandises, mais nous diriger vers la détermination de nouvelles conditions de l’intersubjectivité : c’est la voie que suit la fin de cette première partie en se tournant vers A. Honneth et sa réinterprétation de Lukács. L’absence de « participation » de l’individu spectateur entraîne un déficit de reconnaissance par lequel Honneth définit ce qu’il conviendrait de garder de la réification, mais il faudrait alors comprendre l’inverse de ce que Lukács visait par là, puisqu’il s’agit pour Honneth de renforcer un rapport « d’implication participative ».

La seconde partie de l’ouvrage, « Le sujet sans l’objet », développe l’inexistence du sujet privé d’objet dans le cadre d’une opposition entre sujet et objet, en commençant, à la suite de J. Butler, par relire la dialectique du maître et de l’esclave pour en faire le face à face entre deux sujets souffrant tous deux d’avoir perdu leur objectivité. Franck Fischbach développe ensuite en quelques belles pages la figure de l’objectivité essentielle en opposant Hegel à Feuerbach : pour Hegel l’aliénation n’est pas une simple négation mais une négativité, non le fait d’être nié mais l’activité de nier, nier précisément l’être dans l’objet pour se l’approprier. Ainsi le Soi avant l’aliénation est vide de substance et l’aliénation hégélienne n’est pas négative, elle est l’activité par laquelle le sujet se donne un contenu et pose son existence objective. Pour que l’aliénation soit considérée comme négative, il faudrait au contraire qu’elle empêche le sujet d’être soi. Il faut pour cela, à la suite des indications d’Althusser[13], revenir « en deçà de Hegel », chez Feuerbach, où l’objet a le même contenu que le sujet, et se révèle tel si l’on parvient à enlever la forme de l’objectivité[14], à ne plus poser son essence en face de soi-même dans un Dieu, mais à la reconnaître pour se l’approprier. Marx rejoint Feuerbach dans la position de ce rapport essentiel à l’objectivité.

L’aliénation « négative » que développe le dernier moment de cette deuxième partie consiste donc non plus à se perdre dans l’objet, mais à perdre l’objectivité. Au revers de la réification qui continue à travailler sourdement l’ouvrage, l’aliénation est donc caractérisée, non comme le fait « d’être » marchandise, mais comme le fait d’être sujet qui « a » une marchandise et qui la vend. Dans cette vente même il n’y aurait rien à redire si elle pouvait être lue en des termes échangistes[15]. Le travailleur vendant sa force de travail échange une valeur d’usage (sa force de travail pour le capitaliste) contre une valeur d’échange (le salaire lui permettant de reproduire sa force de travail et de rester en vie). Mais l’usage que le capitaliste fait de la force de travail produit plus de valeur que sa valeur d’échange : la durée de la journée de travail s’allonge, c’est l’exploitation capitaliste, qui n’est pas ici traitée pour elle-même, mais sous forme de rapport entre travail et temps[16]. De la nature vivante du travail acheté, Franck Fischbach tire argument pour s’opposer encore une fois à la réification, en soulignant donc que la marchandise n’était pas chose. Je me demande néanmoins si la question est d’être chose ou marchandise, et s’il est ou non dommageable de devoir ce que l’on est (vivant) à un autre. Je ne suis pas sûr que dans la choséité de la réification, comme chosification, le statut de la chose soit à ce point déterminant. Que l’on se situe dans l’interprétation mineure de la réification – celle de Goldmann[17] pour lequel il s’agit de rabattre le qualitatif sur le quantitatif – ou dans l’interprétation majeure selon laquelle l’humain est ravalé en dessous de sa condition, la question de savoir s’il s’agit du vivant ou d’une chose n’est peut-être pas la bonne. C’est parce que la vie est marchandise que le prolétariat subsiste à la limite de l’inexistence et en dehors de tout moyen de développement, limites de l’inexistence qui sont bien atteintes du fait que la capacité dont il est porteur, sa force de travail, est vendue au capitaliste. Et le capitaliste fait fi de la dignité de cette marchandise, sa qualité propre d’être vie et non chose ; il n’utilise le caractère « vivant » du travail qu’au sens technique de la production de valeur. Dès lors, si, dans le mode de production capitaliste, le travail est rendu vivant par le capital, cela ne signifie pas pour autant une pure et simple promotion du travailleur à l’état de propriétaire d’une force de travail. Ce statut de « sujet pur », dénué de tout moyen d’existence, le travailleur ne l’obtient que corrélativement à l’achat de sa force de travail, c’est-à-dire de sa vie, par le capitaliste. Il est donc en même temps « sujet pur » – catégorie qu’emploie F. Fischbach et sur laquelle nous reviendrons – et marchandise. Ce face à face est étudié par Lukács[18] et l’on pourrait aisément reprocher à F. Fischbach de ne privilégier que le côté sujet pour accuser ensuite à la réification d’en rester à l’objet[19].

Je résumerai plus rapidement la dernière partie de l’ouvrage, « L’objet propre », qui réédite des articles déjà parus – c’est maintenant chose courante et certainement utile pour tous – sur Althusser d’abord, Fichte et Moses Hess ensuite. J’ai déjà eu l’occasion[20] d’exprimer une réserve sur l’importance accordée à la culpabilité[21] dans la présentation de l’article de 1970 sur les appareils idéologiques d’État. Mais cela permet à Franck Fischbach de s’orienter ici vers une double relecture de l’interpellation althussérienne, celle de Judith Butler tout d’abord, qui rattache le retournement de l’individu interpellé à un désir d’être qui dépasse toujours l’appel d’identité auquel il répond. Dépassement que Zizek juge insuffisant en cela qu’il maintient l’ordre symbolique avec le schème de l’identité, alors que la subjectivité est en son fond négativité. Face à ces deux résistances à l’interpellation, Franck Fischbach rappelle l’attachement à notre être objectif[22]. Le dernier chapitre (« Possession versus expression, Fichte-Marx-Hess ») précise le sens positif de l’objectivité par l’analyse de deux sources du concept de propriété dans les Manuscrits de 1844. Il s’agit tout d’abord de comprendre la dévalorisation de l’avoir comme simple accumulation de choses à côté d’un sujet, sans que le sujet jouisse vraiment de ces choses, c’est-à-dire sans qu’il soit ces choses, sans que ces choses constituent son existence objective, Entaüsserung que F. Fischbach traduit par « expression ». Marx renvoie à Hess qui renvoie à Fichte, pour qui la propriété de la chose vaut comme possibilité d’un acte. Nous devons alors à Franck Fischbach quelques rares analyses de l’État commercial fermé, texte qui a permis, dès Jaurès[23] et Marianne Weber[24], de voir en Fichte une des racines du socialisme.

Le compte rendu d’un ouvrage si diversifié serait impossible si l’auteur n’avait, dès le titre général, tissé l’unité de sa pensée : la question de l’objectivité et de sa perte, question déjà au centre des importantes rectifications lexicales promues par la traduction des Manuscrits de 1844. La rectification fondamentale que nous devons à Franck Fischbach est claire : la Vergegenständlichung, l’objectivation, doit être lue comme positive et opposée à l’aliénation. Ainsi Lukács est-il particulièrement visé lorsqu’il thématise la Verdinglichung, réification, comme aliénation. Je reviens en conclusion sur le chapitre consacré à Lukács en première partie, en donnant un sens plus critique à ce compte-rendu. Il est clair que Lukács assimile en 1923[25] – comme il s’en fera lui-même le reproche dans la postface de 1967[26] – objectivation et aliénation. Toutefois les analyses de la réification proprement dite sont-elles anéanties par le fait qu’il existe une objectivation positive ? La réification ne se réduit pas à poser une objectivation négative, mais pose comme négatif le face à face entre sujet et objet, tous deux réifiés, c’est-à-dire sans que le sujet puisse modifier l’objet. Il ne s’agit pas de reconnaître une positivité à ce sujet dépossédé de l’objectivité. Il faut distinguer la réification des fables idéologiques promouvant l’autonomie. Lukács ne promeut pas un « sujet pur » ; il est clair que le « sujet pur », entendons le sujet dépossédé de son objet, celui qui contemple en spectateur impuissant le mouvement des marchandises et les crises du capitalisme, est un effet du mode de production capitaliste[27]. Faut-il nécessairement le présupposer pour le constater, et pouvoir ainsi dire[28] que Lukács part en fait d’un sujet pur qu’il retrouverait à la fin du processus de réification / aliénation ? Lukács s’est lui-même défendu des accusations de subjectivisme idéaliste dans Khvostisme et Dialectique[29] en rappelant qu’un moment de subjectivisme (sinon volontariste, du moins « actif et conscient »[30]) était nécessaire pour la transformation sociale, mais que ce moment était en tant que tel conditionné par les circonstances objectives et demeurait donc conditionné par une interaction dialectique. Autrement dit si l’on peut faire appel à une activité du sujet, ce n’est pas pour la séparer du monde, bien au contraire. Que Lukács parle effectivement d’une dislocation du sujet[31], et préserve la possibilité d’une prise de conscience de cette dislocation, ne veut pas dire qu’il promeut, ni même présuppose, la figure de ce sujet pur. Au contraire, ce sujet reste un sujet pathologique ou un sujet mutilé. Loin de pouvoir se rapporter au sujet absolu de l’idéalisme allemand[32], le « sujet pur » qui fait face à l’objet dans la réification est un sujet « épuré » et donc privé de son objet exactement au sens où Franck Fischbach peut entendre le sujet aliéné. Le sujet pur en tant que sujet épuré peut bien être dans le monde, mais précisément, puisqu’il ne l’est plus en tant que sujet s’appropriant l’objet, et qu’il ne peut l’être en tant que sujet absolu, le « sujet pur » ne peut exister dans le monde qu’à titre d’objet. Et de ce point de vue le sujet épuré et le sujet réifié ne font qu’un. Les prémisses conceptuelles de Lukács peuvent être fausses sans que les résultats de l’analyse soient globalement à rejeter, surtout si l’on souligne que ces résultats ne peuvent être l’exégèse de textes que Lukács ne possédait pas encore.

Si l’on peine d’ailleurs à trouver l’équivalent de la bonne objectivation chez Lukács, c’est que cette bonne objectivation[33], qui signifie alors le dépassement de la réification, ne peut plus s’exprimer en terme d’objet – qui ferait face à un sujet – mais requiert un dépassement de cette opposition. Ce dépassement a lieu dans la pratique, unité de la forme et du contenu et transformation objective fondée sur une connaissance pratique[34]. Ici l’opposition à Lukács affirmée en conclusion de la première partie[35] ne me semble pas plus fondée, que ne me paraît justifiée l’intention d’Honneth d’attribuer à Lukács le refus de « l’implication participative » parce que cette dernière rapprocherait le sujet du monde[36]. Ce conflit d’interprétation est par ailleurs compréhensible puisque ce qui reverse, chez Lukács, le sujet dans le monde, est cette transformation sociale dont ne parle plus l’étude d’Axel Honneth sur la réification. A vrai dire, et pour conclure en espérant ouvrir une discussion, je me demande si une telle défense de l’objectivité, associée à une telle condamnation de la réification, ne nous prive pas des moyens de déterminer ce qu’est la mauvaise objectivité : celle qui précisément est à transformer. Nous voilà revenus vers la philosophie sociale, et donc vers Franck Fischbach et ses derniers ouvrages.



[1]. Franck Fischbach, Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009.

[2]. Manifeste pour une philosophie sociale, p. 148.

[3]. Manifeste pour une philosophie sociale, p. 130-132, puis 157-160.

[4]. Manifeste pour une philosophie sociale, p. 158. Je m’accorde ici pleinement avec cette préservation d’une normativité axiologique, pour avoir moi-même défendu la persistance d’un idéal négatif, fondé sur l’indétermination d’un individu totalement développé : cf. « Faut-il jeter l’individu avec le sujet ? (L’individualité chez Althusser) », conférence en ligne http://www.luc-vincenti.fr/conferences/jeter_indiv_suj.html ; également et sur le même site : « La genèse pratique du sujet et son dépassement : Fichte et Althusser » ; « Puissance, subjectivité, aliénation : Lacan, Althusser, Holloway ».

[5]. Ou du moins entre critique et axiologie (Manifeste pour une philosophie sociale, p. 74), axiologie reposant elle-même sur une anthropologie minimale.

[6]. Manifeste pour une philosophie sociale, p. 155, 110, 67. La visée transformatrice était également le dernier des quatre caractères définissant la philosophie sociale dans la conclusion de la présentation par F. Fischbach de sa nouvelle traduction des Manuscrits de 1844, conclusion ayant pour titre : « Les Manuscrits de 1844 ou la fondation de la philosophie sociale ».

[7]. Manifeste pour une philosophie sociale, p. 155.

[8]. Franck Fischbach, Sans objet, Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, 2009.

[9]. Il faut au moins remonter à « Activité, passivité, aliénation. Une lecture des Manuscrits de 1844 » (Actuel Marx, « Nouvelles aliénations », 2006, n°39), sinon aux trois derniers chapitres de La production des hommes, Marx avec Spinoza (Paris, PUF, « Actuel Marx Confrontations », 2005).

[10]. K. Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, trad. F. Fischbach, Paris, Vrin, 2007, p. 7-71.

[11]. Sans objet, Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, p. 49.

[12]. Pour ne pas laisser avec ce conditionnel une ambiguïté confuse, je précise qu’il me semble différent de considérer que le travail se résume dans son produit – ce qui est nécessairement vrai pour un travail abouti – et que les marchandises expriment – au sens où elles en constitueraient l’existence par excellence – les rapports sociaux. Ne peut-on considérer que les rapports sociaux pourraient s’exprimer également dans les décisions ressortissant à la planification ou dans la consommation – en quantité et qualité – des produits ?

[13]. « Sur Feuerbach », in Althusser, Écrits philosophiques et politiques (t. 2), Paris, Stock/IMEC, 1997, p. 180. Cité in Sans objet p. 133.

[14]. Sans objet, Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, p. 133.

[15]. Ibid., p. 171 &179.

[16]. Cf. également F. Fischbach, « Comment le capital capture le temps ? », in F. Fischbach (éd.) Marx, Relire le Capital, Paris, PUF, 2009.

[17]. Lucien Goldmann, Recherches dialectiques, Paris, Gallimard, 1959, p. 64-106.

[18]. Georg Lukacs, « La réification et la conscience du prolétariat », III, Le point de vue du prolétariat, in Histoire et conscience de classe : essais de dialectique marxiste, Berlin, Malik-Verlag, 1923 ; trad. fr. K. Axelos & Jacqueline Bois, Paris, Éd. de Minuit, 1974, p. 209.

[19]. Reproche qui peut être nuancé par les p. 109-110 de Sans objet.

[20]. Cf. « La genèse pratique du sujet et son dépassement : Fichte et Althusser », « IIA. L’interpellation », conférence prononcée lors du 15e Colloque international d’Evian, 12-18 juillet 2009, en ligne : http://www.luc-vincenti.fr/conferences/fichte_althus.html#

[21]. Cf. Sans objet p. 217-219.

[22]. Attachement qui s’illustrait déjà dans la conclusion de la partie précédente sur Judith Butler, Sans objet p. 126-127.

[23]. Jean Jaurès, Études socialistes I.

[24]. Marianne Weber, Fichte’s Sozialismus, Tübingen, Mohr, 1900.

[25]. « La réification et la conscience du prolétariat », I, in Histoire et conscience de classe, trad. fr. p. 114.

[26]. Histoire et conscience de classe, trad. fr. p. 400. C’est en fait le même reproche qui est formulé in Sans objet p. 80-81.

[27]. Sur ce point Franck Fischbach s’accorde avec Lukács, cf. Sans objet, p. 110 & 112.

[28]. Cf. Sans objet p. 111.

[29]. Khvostisme et Dialectique, 1925, trad. fr. P. Rusch Dialectique et spontanéité, Paris, Éd. de la Passion, 2001.

[30]. Dialectique et spontanéité, « Problème de la conscience de classe », p. 37.

[31]. « La réification et la conscience du prolétariat », III, Le point de vue du prolétariat, in Histoire et conscience de classe, p. 207.

[32]. Et quand bien même, si l’on se réfère justement à l’idéalisme dit subjectif d’un Fichte, le sujet absolu de ce dernier, la « sujet-objectivité » qui est le premier principe du premier exposé, le Moi absolu du § 1 de la Grundlage de 1794 n’est ni sujet, ni objet. Cf. Nova methodo, manuscrit Halle, Gesamtausgabe IV 2, 31, trad. fr. I. Radrizanni ; J. G. Fichte, La Doctrine de la science nova methodo, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1989, p. 70-71. Ni sujet ni objet, le sujet absolu n’existe pas dans le monde, n’est pas du monde : « Le Moi absolu n’est pas quelque chose », Grundlage, § 3, C, pt. 1. Œuvres choisies de philosophie première, Paris, Vrin, 1980, p. 30. Également in Fichte/Schelling Correspondance, trad. M. Bienenstock Paris, PUF, 1991 p. 144.

[33]. Ce que Lukács appelle « l’objectivité authentique » ; « La réification et la conscience du prolétariat », III, Le point de vue du prolétariat, pt. 2, in Histoire et conscience de classe, trad. fr. p. 206 (echte Gegenständlichkeit) et p. 208 (der echten Gegenstandsform).

[34]. « La réification et la conscience du prolétariat », III, Le point de vue du prolétariat, pt. 2, in Histoire et conscience de classe, trad. fr. p. 211.

[35]. Sans objet p. 111.

[36]. Sans objet p. 105.