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L’émile de J.J. Rousseau : philosophie de l’éducation et transformation sociale

Le Spectateur Européen, Vol. 9, pp. 195-204.

RÉSUMÉ.

Les orateurs de la Révolution française en appellent au Contrat social, mais c’est à la préface d’Émile que se réfère Fichte, défenseur parmi les plus hardis de la Révolution. Là se trouvent en effet les formules qui engagent une pratique transformatrice et rapportent l’idéal théorique à la réalité historique : Pères et mères, ce qui est faisable est ce que vous voulez faire ! Peut-on voir dans l’éducation, formation de l’homme total telle que la décrit Rousseau, le substitut d’une théorie de la transformation sociale, articulant la philosophie politique du Contrat social avec la critique des sociétés existantes du Discours sur l’inégalité ? Faut-il au contraire considérer qu’en retenant le développement des capacités humaines dans le seul élève idéal, Émile proclame l’ineffectivité de la philosophie politique ? L’ambiguïté de ce traité d’éducation, construction expérimentale d’un homme nouveau, souligne donc le statut incertain d’Émile dans l’œuvre rousseauiste, incertitude qui exprime peut-être la position paradoxale de Rousseau dans le milieu novateur des Lumières.

CONFÉRENCE.

Rousseau se distingue de ses contemporains par une position théorique radicale et originale, position théorique forte qui détermine en un même temps son objet et sa méthode, position qui consiste à dépouiller l’homme des acquis de la société, pour penser un homme naturel sans raison ni sociabilité. Cette position théorique est liée à la philosophie politique de Rousseau et à sa critique sociale : c’est à partir d’une détermination épurée de la nature humaine que Rousseau peut penser un monde humain radicalement autre, étranger aux oppositions d’amour-propre et aux rapports d’autorités engendrés par la société ; cette détermination épurée de la nature humaine nous autorise à penser un monde habité non par une raison servante de l’égoïsme, mais par une raison ayant pour guide un sentiment naturel et originaire, antérieur à toute opposition interindividuelle. C’est ce sentiment – l’amour de soi – qui apparaît à la toute première étape de l’état de nature, et qui se transforme jusqu’à devenir ce qu’Émile IV appelle la « conscience ». Cette position théorique de Rousseau fait de lui le penseur d’une transformation sociale radicale, plus radicale que le triomphe de la société marchande, qui compose avec la coexistence d’individus égoïstes mus par l’amour-propre. La Révolution française ne s’y est pas trompée, qui cite souvent le Contrat social. Pourtant la pensée de la transformation elle-même est absente des textes politiques de Rousseau. La dégénérescence décrite dans le Discours sur l’inégalité nous reconduit en deçà du politique, dans l’affrontement maître / esclave, et le Contrat social ne fait quant à lui que décrire le résultat d’une telle transformation sociale. Cette pensée de la transformation qui manque aux textes politiques se retrouvera certes dans le registre éducatif, mais jusqu’à quel point ? Et quelles conclusions peut-on en tirer quant à la place d’Émile et au statut de la transformation sociale dans l’œuvre de Rousseau ?

Législateur ou précepteur ?

L’absence d’une théorie de la transformation sociale dans les textes politiques est indiquée sous forme d’un déplacement, et d’un déplacement venant résoudre une contradiction. Le déplacement est celui du politique vers le religieux, et la contradiction est celle qui se présente au législateur – Contrat social II 7 – lorsqu’il promulgue de nouvelles lois dont la valeur ne peut-être comprise par ceux qui devraient y obéir, et pour cause : pour comprendre les bienfaits de ces lois, il faudrait que les hommes aient déjà vécu sous elles, que ces lois aient déjà transformé les mœurs, que « l’esprit social » qui préside aux nouvelles institutions ait déjà porté ses fruits, restauré l’amour de soi contre l’amour-propre[1]. C’est pour surseoir à cette impossibilité de la transformation sociale et politique que le législateur fait appel à la religion, espérant ainsi pénétrer des cœurs qui n’aperçoivent encore aucune satisfaction dans le collectif.

Face à l’égoïsme et à la soumission, il faut pourtant bien « transformer la nature humaine » pour accéder à la démocratie : cette exigence s’exprime avec le législateur rousseauiste sous la forme ambiguë, voire contradictoire, d’un « maître qui libère ». Les grands commentaires de la tradition n’ont souvent aperçu que la dimension autoritaire du législateur[2]. On aurait tout aussi bien pu souligner que le législateur n’incarne pas lui-même la transcendance à laquelle il fait appel, tout comme on aurait pu souligner que le législateur n’a pas vocation d’occuper le pouvoir, mais seulement de mettre en place les institutions qui permettront à chacun d’accéder à la vie citoyenne. A rabattre ainsi la fonction du législateur sur l’autorité du religieux, on a souvent confondu l’agent et l’instrument, pour ne voir dans la transformation de la nature humaine, dont parle Rousseau au début de son chapitre sur le législateur, qu’une violence totalitaire. La dimension éducative du politique a été ainsi occultée par l’inquiétude face à la toute puissance apparente du législateur, sans plus voir que cette toute puissance ne lui appartenait ni dans la source auquel il fait appel – le religieux –, ni dans ses effets, puisque ce sont les effets des lois et qu’ils ne peuvent être comme tels imputés à la domination d’un seul homme. Le législateur recourt donc à l’autorité de la religion pour faire respecter les lois. Il déplace ainsi la contradiction initiale, entre l’obéissance et l’esprit social qu’elle présuppose, vers l’autorité transcendante du religieux, mais ce déplacement s’est en quelque sorte retourné contre l’agent même, jusqu’à ce qu’on n’aperçoive plus dans le légis­lateur rousseauiste qu’une nouvelle figure de cette soumission qu’il s’agissait précisément de renverser.

Quelles que soient les raisons de ces interprétations, il reste vrai que la contradiction initiale demeure entre l’obéissance à de bonnes lois d’une part, et d’autre part l’esprit social que cette obéissance présuppose, esprit social qui est donc absent, et en lieu et place duquel nous ne trouvons que la domination, l’égoïsme et l’amour-propre historiques. Surseoir à cette contradiction est l’œuvre d’un nouveau déplacement, non plus au sein de la philosophie politique, mais de la philosophie politique vers la philosophie de l’éducation. Dans le registre éducatif en effet, il est imaginable de former l’homme tout entier, de développer toutes ses capacités, sans avoir à supplanter dans les cœurs les effets pervers de la socialité historique. La différence est importante : il ne s’agit plus, comme dans le politique, de prendre les hommes tels qu’ils sont pour leur permettre de devenir ce qu’ils doivent être, mais il est possible, dans le registre éducatif, de former les hommes, non pas tels qu’ils sont, puisqu’ils ne sont pas encore hommes, mais tels qu’ils peuvent être. Lorsque le précepteur fait effort pour transformer son élève, il fait d’abord effort pour préserver les potentialités de son développement et ne lui impose directement aucune orientation. Si le précepteur a plein pouvoir sur son élève, ce n’est pas au sens d’un maître sur son esclave : le précepteur agit indirectement sur son élève, par le « choix des circonstances »[3] où il le place. Certes, lorsque le précepteur dispose de tout ce qui environne l’enfant, ce dernier est bien à sa merci[4], mais l’intervention active du maître n’a jamais lieu immédiatement sur son élève, dans un rapport d’autorité interindividuel, sous forme de contrainte. Il est abusif de voir, dans Jean-Jacques précepteur, un despote ou un dictateur[5]. A lire posément Émile, il paraît difficile d’occulter la dimension éducative par une violence autoritaire, au même titre que l’on a pu, dans l’entreprise du législateur, occulter la dimension formatrice des lois sur les mœurs.

En matière d’éducation, il ne s’agit donc plus de « changer la nature humaine », mais il suffit à Rousseau de préserver son élève des influences extérieures. La première éducation est toute négative, et la transformation de la nature humaine est donc plutôt développement de cette même nature que transformation. Émile demeure ainsi l’agent d’un processus le conduisant à son autonomie. Le précepteur ne commande pas plus son élève que le législateur ne gouvernait effectivement les citoyens en rédigeant la constitution. En ce sens le domaine éducatif déplace bien la contradiction de la transformation politique, voulant placer les hommes dans des institutions qui préservent leur liberté. Le domaine éducatif résout cette contradiction politique sans faire appel à la transcendance du religieux, et l’absence de soumission interindividuelle à l’autorité d’un maître peut alors être condition de l’institution d’une démocratie. Le déplacement vers l’éducatif permet-il vraiment de penser cette transformation sociale qui manquait dans les textes politiques ?

Émile : cœur du système rousseauiste ?

Un « traité d’éducation » qui réunit la thèse principielle déterminant l’essence humaine, avec le développement de cette humanité jusqu’à la philosophie morale, religieuse, et politique, telle qu’on la trouve dans le livre V d’Émile lorsqu’il résume le Contrat social, un tel traité constituerait bien l’ouvrage majeur de la philosophie rousseauiste, si l’on y trouvait également une théorie de la transformation sociale réunissant l’anthropologie principielle à la politique.

Il est clair que la thèse principielle de l’œuvre est affirmée dans Émile, à tel point que l’affirmation de cette thèse en vient parfois à supplanter l’évident objet d’Émile, « traité d’éducation », et à substituer au sous-titre de l’ouvrage celui d’un « traité de la bonté originelle de l’homme »[6]. P.D. Jimack[7], dans son étude La Genèse et la rédaction de l’Émile, cite à ce propos une lettre à Philibert Cramer : « Vous dîtes très bien qu’il est impossible de faire un Émile. Mais je ne puis croire que vous preniez le Livre qui porte ce nom pour un véritable traité d’éducation. C’est un ouvrage assez philosophique sur ce principe avancé par l’auteur dans d’autres écrits que l’homme est naturellement bon. Pour accorder ce principe avec cette autre vérité non moins certaine que les hommes sont méchants, il fallait dans l’histoire du cœur humain montrer l’origine de tous les vices »[8]. La thèse principielle de l’ensemble de l’œuvre a donc pu être considérée comme l’objet propre d’Émile. Je ne reviens pas sur la place de la philosophie politique et le devenir social d’Émile, « sauvage fait pour habiter les villes »[9], je m’interroge maintenant sur l’existence ou non, dans Émile, de cette troisième dimension, la théorie d’une transformation sociale unissant anthropologie et politique.

Si l’on doit trouver une pensée de la transformation sociale dans Émile, c’est au sens où la transformation sociale est liée comme son envers à cette histoire du cœur humain, cet envers que vise précisément les efforts du précepteur : ainsi dans la lettre A Christophe de Beaumont, Rousseau écrit-il à propos d’Émile : « voilà comment l’homme étant bon, les hommes deviennent méchants. C’est à chercher comment il faudrait s’y prendre pour les empêcher de devenir tels que j’ai consacré mon livre »[10]. Le précepteur se bat en effet contre la progression des vices dans le cœur de son élève, en le protégeant des influences néfastes tout d’abord, en lui apprenant à devenir son propre maître ensuite. Peut-on reconnaître dans l’œuvre éducative le lien entre l’anthropologie fondamentale et les conceptions politique de l’auteur, en faisant donc ainsi d’Émile la clef de voûte et la synthèse de l’œuvre ? Émile n’établit pas seulement un lien entre la thèse principielle de l’œuvre d’une part et, d’autre part, la possibilité d’une transformation de la société à l’image de la formation d’Émile par son précepteur ; le « traité d’éducation » nous indique aussi le rapport entre la formation d’Émile et la transformation sociale. Mais ce rapport entre l’œuvre éducative et l’institution d’une société politique légitime est présenté d’une façon pour le moins problématique : il ne s’agit que de la juxtaposition, dans un célèbre texte d’Émile II, de l’éducation rousseauiste et de la société politique légitime. Nous devons donc nous demander si le célèbre texte d’Émile II dans lequel Rousseau distingue entre la « dépendance des choses » et la « dépendance des hommes » fait plus qu’établir un parallèle entre éducation et institution d’une société politique, et s’il nous permet d’entrevoir ou non des formes de continuité entre l’éducation d’Émile et la transformation sociale et politique.

Dans ce célèbre texte[11], Rousseau met en parallèle l’influence d’une institution politique légitime sur les mœurs d’une part, et d’autre part son éducation, d’abord toute négative : « Maintenez l’enfant dans la seule dépendance des choses », c’est-à-dire dans la soumission aux seules lois naturelles, en exerçant une liberté bornée par sa faiblesse, et non pas par l’autorité d’autrui. La même indépendance envers la volonté d’autrui définit la liberté politique, mais la condition de cette indépendance interindividuelle se trouve, en matière de politique, c’est-à-dire en matière d’institution d’un pouvoir commun, dans une absolue dépendance envers le pouvoir impersonnel des lois : « que chaque citoyen soit dans une parfaite indépendance de tous les autres, et dans une excessive dépendance de la Cité […] il n'y a que la force de l'État qui fasse la liberté de ses membres »[12]. Nous retrouvons aussi dans ce célèbre texte la mise en parallèle de l’éducatif et du politique, du précepteur et du législateur, présenté dans la première partie de cette intervention ; mais s’il suffit au précepteur de maintenir « l’enfant dans la seule dépendance des choses », le politique, qu’il soit législateur ou révolutionnaire, doit quant à lui « substituer la loi à l’homme ». On le voit, les thématiques peuvent être voisines et les paragraphes juxtaposés, mais le parallèle n’est peut-être que littéraire ; « maintenir » n’est pas « substituer » : même si l’action du précepteur doit être opiniâtre et soutenue, elle ne peut se confondre avec la constitution et l’exercice d’une force publique, ce qui est bien en question lorsqu’il faut, pour substituer la loi à l’homme, « armer les volontés générales d’une force réelle supérieure à l’action de toute volonté particulière ».

Ce parallèle entre éducation et politique ne nous indique pas les modalités d’une pratique transformatrice, il justifie l’entreprise politique en la rapportant à cette bonté originelle que l’éducation manifeste, mais nous n’avons là que la possibilité d’un autre monde social et politique, non les modalités de sa réalisation. Émile devenant, dans les deux derniers livres, un adulte raisonnable et autonome, prouve que le refus de l’amour-propre et de l’égoïsme permet un développement complet des facultés humaines. Mais ce développement n’est encore que celui d’un seul élève, qui plus est imaginaire. Cet élève-là peut-il apporter autre chose que la confirmation des fondements théoriques de la philosophie politique rousseauiste ? Peut-on demander à Émile d’instaurer cette société qui, comme l’annonce le célèbre texte du Livre II, réunirait les avantages de l’état naturel – la liberté – à ceux de l’état civil : la propriété, et le développement des facultés dans une société pacifiée ?

Maintenir ou substituer : éducation ou révolution ?

Nous nous dirigeons maintenant vers des réponses négatives : non seulement l’éducation n’est pas la révolution, mais l'éducation d’Émile n’est pas celle d’un révolutionnaire. Ce n’est même pas celle d’un politique : Émile doit se tenir prêt à servir son pays et à remplir ses devoirs de citoyen, mais il est avant tout destiné, du moins tel que l’envisage son précepteur au livre V, à vivre avec Sophie « dans une simple retraite »[13].

Certes les aventures de Sophie en décideront autrement. Dans la 2e Lettre d’Émile et Sophie, nous retrouvons Émile esclave à Alger, et même Émile fomentant une révolte d’esclaves à Alger. On est pourtant loin d’avoir là l’illustration de cette transformation politique, qui rapporterait la thèse principielle sur la nature humaine à l’instauration d’une société politique légitime. De la révolte menée à bien par Émile ne s’ensuit rien d’autre qu’un changement de contremaître, promotion de notre héros qui témoigne avant tout de la perpétuité de l’esclavage. Jamais la domination réelle n’est ici mise en question, et la décision de se révolter s’appuie sur un « calcul » selon lequel, l’épuisement n’étant pas à son comble, la valeur du travail fourni par les esclaves serait augmentée par une amélioration de leur sort : il ne s’agit alors, écrit Rousseau, que « d’éclairer son maître sur son véritable intérêt »[14].

Comment comprendre que l’auteur du Contrat social, celui qui a condamné l’esclavage et rédigé le chapitre sur le droit du plus fort, puisse voir là l’issue heureuse d’une révolte ? C’est qu’il n’est pas question de renverser l’ordre établi. Cet ordre qui, dans la Profession de foi du vicaire savoyard, était celui de la nature, ne pénétrait pas les choses humaines au point de décider des rangs et des positions sociales : le genre humain n’était que chaos[15], et seule la place de l’espèce entière retenait l’attention du sage[16]. L’ordre est maintenant reconnu par Émile, jusque dans le rapport de domination maître / esclave qui était honni dans les textes politiques : « nous savons porter le joug de la nécessité qui nous a soumis à toi. Nous ne refusons point d’employer nos forces pour ton service, puisque le sort nous y condamne »[17]. La dimension stoïcienne, renforcée par la référence à l’esclavage, rend pour une part raison de ce glissement de la notion d’ordre, de la nature entière vers les rapports interhumains. Mais cet appel au stoïcisme ne suffit pas à gommer toutes les incohérences. Il faut en plus souligner l’aspect individuel et singulier de l’illustration des principes d’éducation. C’est d’un individu dont s’est occupé Jean-Jacques précepteur, et c’est sa propre vie que cet individu doit maintenant supporter. Lorsqu’il s’oppose aux projets de révolte du chevalier de Malte captif comme lui, Émile répond à la fierté bravant la mort : « il vaudrait encore mieux savoir vivre ». Le point de vue du seul individu renforce l’impuissance et tend à ranger la transformation sociale parmi les choses qui ne dépendent pas de nous, en retrouvant encore ici la distinction initiale du Manuel d’Épictète entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas. Il demeure qu’en appliquant ainsi le stoïcisme, ce n’est plus seulement l’ordre qui glisse de la nature entière vers le seul monde humain, c’est l’idée de nature elle-même qui a changé de fonction : point d’appui pour construire un autre monde social et politique dans le Discours sur l’inégalité, elle n’est plus maintenant que la nécessité à laquelle Émile se soumet.

Nous sommes donc loin des injonctions de la Préface d’Émile, lorsque Rousseau exhortait les parents et éducateurs à s’opposer aux usages établis : « Pères et mères, ce qui est faisable est ce que vous voulez faire »[18], passage auquel se réfèrera Fichte dans ses Considérations sur la Révolution française[19]. Il faut pourtant chercher à rapprocher l’ensemble de ces passages, pour comprendre le statut d’une éducation commençant par des accents révolutionnaires pour s’achever dans un aménagement de l’esclavage. L’exhortation de la Préface d’Émile se situe dans un contexte résolument utopiste. Rousseau mêle utopisme et réalisme en prétendant rabattre le réalisme sur l’utopie : pour s’opposer aux usages, il ne faut pas proposer « quelque bien qui s’allie avec le mal existant […] car dans cet alliage le bien se gâte et le mal ne se guérit pas »[20]. Il faut donc rester utopiste. Mais de cette intransigeance ne naît aucune pratique transformatrice. A l’inverse, lorsqu’Emile compose avec les intérêts du maître, sa révolte aboutit, mais dans un tel alliage nous avons encore du mal à reconnaître là une véritable révolte. Il demeure pourtant chez Émile esclave une intransigeance, qui consiste à se soumettre absolument à la nécessité, même si cette soumission rationnelle revient ici à se conformer à l’ordre établi.

Comme tout plan d’éducation, Émile se déploie entre utopisme et conformisme. Utopisme et conformisme sont toutefois affirmés tous deux avec une telle radicalité qu’il faut chercher une explication de leur proximité, explication qui se trouve peut-être dans un commun rapport au principe – à appliquer – comme à un modèle – à reproduire – de telle sorte que l’ensemble des moments d’une entreprise éducative puisse se déduire et confirmer par là la justesse de leur fondement. Ce rapport au principe sous-tend tout plan d’éducation, j’entends par là toute détermination a priori d’une entreprise éducative, et ce rapport au principe comme à un modèle est aussi celui qui voit l’éducation achevée dans l’application parfaite du principe, qu’il s’agisse de la bonté originelle à préserver, ou de la soumission à l’ordre établi. Je conclus et tente une synthèse de passages contradictoires en avançant que cette application parfaite d’un principe – que l’on retrouve donc tout à la fois dans l’utopisme et dans le conformisme – nous éclaire sur le statut de l’éducation rousseauiste : en elle-même, et pour l’ensemble de l’œuvre, elle demeure confirmation théorique de la thèse principielle, mais confirmation seulement théorique. Une pensée visant effectivement la transformation des sociétés humaines appellerait un retour des conséquences sur les principes, une dimension critique, qui n’est pas celle de l’intransigeance rousseauiste.



[1]. « il faudrait que l’effet pu devenir la cause, que l’esprit social qui doit être l’ouvrage de l’institution présidât à l’institution même, et que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils doivent devenir par elles », Contrat social II 7, O.C. T. III, Paris, Gallimard, 1964, coll. La Pléiade, p. 383.

[2]. Cf. encore récemment un des derniers articles d’Allan Bloom, « Rousseau’s critique of liberal constitutionalism », in Orwin Clifford & Tarcov N. (éd.), The legacy of Rousseau, University of Chicago Press, 1997, p. 162.

[3]. Émile IV, O.C. IV, Paris, Gallimard, 1969, coll. La Pléiade p. 501.

[4]. Émile II, Pléiade p. 362/363.

[5]. Cf. le  "despotisme du précepteur" in Kevorkian, L'Émile de Jean-Jacques Rousseau et l'Émile des Écoles Normales, 1948 ; ou encore le "dictateur spirituel" Ravier, L'éducation de l'homme nouveau, Issoudun, 1941, T.II ch.1.

[6]. Rousseau juge de Jean-Jacques, 3e Dialogue, O.C. I, Paris, Gallimard, 1959, coll. La Pléiade, p. 934, à propos d’Émile : « traité de la bonté originelle de l’homme, destiné à montrer comment le vice et l’erreur, étrangers à sa constitution, s’y introduisent du dehors et l’altèrent insensiblement ».

[7]. P.D. Jimack, La Genèse et la rédaction de l’Émile de JJR, Essai que l’histoire de l’ouvrage jusqu’à sa parution, in Studies on Voltaire and the eighteenth century, Institut et Musée Voltaire, Les délices, Genève, 1960, Vol. XIII.

[8]. P.D. Jimack,, ibid, p. 84, Correspondance générale N°2230.

[9]. Émile III p. 483/484.

[10]. A Christophe de Beaumont, O.C. IV Pléiade p. 937.

[11]. Émile II, « Ces considérations sont importantes […] la moralité qui l’élève à la vertu » p. 311.

[12]. Contrat social II 12 p. 394. La thématique est connue, elle est fondamentale dans la politique rousseauiste pour laquelle l’indépendance envers autrui suffit à définir la liberté politique ; cf. la huitième des Lettres écrites de la Montagne, O.C.III p. 842, et la terrible lettre A Mirabeau du 26 Juillet 1767.

[13]. Émile V, Pléiade p. 858-859.

[14]. Émile et Sophie, Pléiade p. 921.

[15]. Émile IV, Pléiade p. 583.

[16]. « L’homme est le même dans tous les états ; [si cela est, les états les plus nombreux méritent le plus de respect.] Devant celui qui pense toutes les distinctions civiles disparaissent », Ibid. p. 509.

[17]. Émile et Sophie, Pléiade p. 922.

[18]. Émile, Préface, Pléiade p. 243.

[19]. Beitrag zur Berichtigung der Urtheile des Publikums über dir französische Revolution, 1793 ; Meiner, Hamburg, 1973 ; trad. fr. J. Barni, Considérations sur la révolution française, Paris, Payot, coll. Critique de la politique, 1974, Introduction II, Payot p. 103.

[20]. Émile, Préface, Pléiade p. 243.