Accueil>Philosophie de l'éducation>Recherches psychopédagogiques

La structuration des activités d'apprentissage en pédagogie d'aide (1/2)

Première partie. Dynamique du développement intellectuel.

 

Un schéma de développement.

Psychologie du développement, développement de la psychologie.

Il nous paraît loin le temps où l'on définissait, à l'instar d'Esquirol, la débilité mentale en termes d'incurabilité, en condamnant par là toute volonté thérapeutique, et en confortant ainsi l'absence de réelles tentatives pédagogiques dans l'éducation spécialisée. Pourtant, ainsi que le remarque Rosine Debray[1], on trouve encore d'éminents psychologues qui, dans les années 50, démontraient qu'un autiste n'ayant pas acquis à cinq ans certains éléments du langage ne pourra jamais les acquérir. Pourtant, la non-pédagogie de l'imitation continue à être pratiquée dans les classes de l'éducation spécialisée. L'évolution de la pédagogie, subordonnée à celle de la psychologie, est encore plus lente que cette dernière, et la notion d'éducabilité, pour être aujourd'hui insatiablement ressassée, n'a que peu d'incidences pratiques. Le premier écart théorique de la psychologie remonte aux années 30, avec les études devenues maintenant (dans les années 80 !) disponibles pour le lecteur français[2], du célèbre psychologue soviétique Vygotsky. Il fut le premier, avec la notion de "zone de proche développement"[3], à poser les fondements théoriques de l'éducabilité, en affirmant qu'on ne peut réellement connaître le niveau de développement mental d'un individu qu'en considérant cette "mesure" sous un angle dynamique, en prenant en compte le devenir des capacités du sujet "mesuré". Pour cela, le psychologue devait se faire pédagogue et entretenir avec son sujet une relation d'aide ; nous devons voir, dans cette transfiguration du psychologue, une injonction pressant la pédagogie de recueillir et d'exploiter les nouvelles orientations de la psychologie. Fort heureusement, ces dernières sont aujourd'hui plus claire. J-L. Paour[4] nous offre, dans un ouvrage collectif[5], une synthèse des acquis de la psychologie sur le retard mental, propre à éclairer les enseignants ayant affaire aux adolescents en difficulté. Il est maintenant acquis qu'à "niveau de développement" égal (c'est-à-dire, pour aller vite, âge mental), les "normaux" et "retardés" se retrouvent en parallèle selon au moins quatre axes : quant à "l'expression des conduites au niveau de l'argumentation", quant à "l'ordre d'apparition de différentes conduites", quant à la synchronie du développement, et quant à "la variabilité intra-individuelle"[6]. A l'opposé d'Esquirol et de Kanner, la psychologie contemporaine détermine donc que "le retard mental se caractérise essentiellement par des phénomènes de lenteur, de fixations et d'inachèvement"[7]. Si donc la pédagogie doit prendre en compte les nouveaux acquis de la psychologie cognitive, il ne nous faudrait plus aborder le développement intellectuel en termes de stades, d'époques ou de catégories chronologiquement stabilisées, mais en terme d'évolution, de rythme et de dynamique. Paradoxalement, c'est au psychologue des stades que nous allons emprunter l'outil conceptuel facilitant cet abord.

Le schéma piagétien.

La théorie piagétienne, vieille de plus d'un demi-siècle, reste présente dans les pratiques de remédiation les plus répandues qui reprennent efficacement à leur compte l'enjeu de l'éducabilité, que ce soit dans la carte cognitive du P.E.I[8], la classification des troubles du Gerex-soutien[9], et plus encore dans l'appareil théorique des A.R.L[10]. Pourtant, si l'on adopte un point de vue dynamique sur l'évolution du développement intellectuel, seuls les tout derniers ouvrages des années 70 (notamment L'équilibration des structures cognitives), présentent une formalisation du passage d'un stade à un autre, ce que l'ouvrage plus ancien, Apprentissage et structures de la connaissance, n'offrait pas encore. Nous allons tenter de présenter cette formalisation, de manière à l'exploiter pédagogiquement dans toute la suite de cet article. Il s'agit de déterminer le rapport existant entre les éléments de toute conduite réflexive. De ce point de vue, le schéma à venir, parce qu'il décrit de manière dynamique le fonctionnement intellectuel à l'un quelconque des stades, est à même de nous aider à comprendre tout aussi bien le passage d'un stade à un autre que l'affûtage de la pensée au sein d'un même stade. Piaget distingue quatre éléments, réunis sous deux catégories, les "observables" et les "coordinations". "Un observable est ce que l'expérience permet de constater par une lecture immédiate des faits donnés eux-mêmes, tandis qu'une coordination comporte des inférences nécessaires"[11]. Une coordination représente donc elle-même un rapport. Sous ces deux catégories viennent se ranger deux par deux les quatre éléments qui sont : 1) les "Observables Sujet", c'est-à-dire ce que le sujet constate, croit ou peut constater (nous reviendrons sur ces ambiguïtés) à propos de ses propres actions[12] ; 2) les "Observables Objet" c'est-à-dire ce que le sujet constate, croit ou peut constater à propos des objets ; 3) les "Coordinations Sujet", c'est-à-dire les rapports que le sujet établi entre ses différentes actions[13] ; et 4) les "Coordinations Objet", c'est-à-dire les rapports que le sujet établi (projette selon ses coordinations) entre les objets perçus ou modifiés. Ce qui nous donne ce schéma, dans lequel les flèches indiquent une relation de dépendance et de détermination :

... la prise de conscience de mes propres actions m'aidant à les coordonner (Obsv S ‑> Coord S), en vue d'agir sur les objets (Obsv O), action que je constate en fonction des rapports que je sais ou crois être entre ces objets ou ces modifications d'objets (Coord O).

Il nous faut adjoindre un circuit de rétroaction, à l'aide des deux nouvelles flèches OS - de l'objet au sujet - et SO - du sujet à l'objet ; OS indiquant le processus de la prise de conscience de l'action matérielle, et consistant "en son intériorisation sous forme de représentations"[14] ; SO exprimant que "pour comprendre et même pour découvrir les relations causales entre les objets, le sujet est obligé de passer par l'intermédiaire de ses propres opérations"[15]. Nous avons donc :

Un exemple nous aidera à comprendre le fonctionnement de ce schéma.

Passage du préopératoire à l'opératoire.

L'équilibration des structures cognitives reprend un ancien problème abordé dans les Six études de psychologie, qui consiste à décomposer le moment du passage à l'opératoire concret, lors de l'acquisition du premier invariant, la quantité, dans l'expérience classique de la boulette de plasticine. Le texte des Six études[16] présentait essentiellement quatre phases : 1) l'enfant, allongeant la boulette sous forme de boudin, victime d'une centration sur la longueur, affirme qu'il y a plus de boulette, parce qu'elle est plus longue ; 2) à cause d'un amincissement excessif de la boulette, il y a recentration sur l'épaisseur, à ce moment l'enfant affirme qu'il y a moins de boulette, parce qu'elle est plus mince ; 3) suit une phase instable d'oscillation contradictoire, avant 4) la compréhension de la solidarité des deux premières phases et l'acquisition de la conservation de la quantité, c'est-à-dire ici la réversibilité par compensation ou réciprocité entre "plus long" et "plus mince".

L'équilibration des structures cognitives maintient le découpage en quatre phases de ce moment de passage, mais en modifiant un peu le contenu de chaque phase. Reprenons ce découpage afin d'illustrer le fonctionnement du schéma exposé ci-dessus. Phase 1 (identique dans L'équilibration des structures cognitives et dans les Six études), centration exclusive sur l'allongement, allongement qui n'est donc pas, du point de vue de l'enfant, compris comme tel, mais comme cause totale et exclusive des modifications perçues de la boulette ; dans le schéma précédent nous aurions :

Phase 2. Par "contraste perceptif" (ici, la raison invoquée demeure la même dans les Six études et dans L'équilibration des structures cognitives) les Obsv O vont se manifester avec évidence comme contraires à ce qu'ils devraient être. Lorsque l'amincissement est remarqué, nous obtenons ce schéma contredisant le précédent :

Les phases suivantes marquent une consolidation progressives de la solidarité entre les deux transformations quantitatives. Elles sont d'abord pensées comme provenant d'une seule et même action (phase 3), c'est alors la signification d'allonger qui est modifiée, et, puisque ces transformations proviennent d'une seule et même action, comme réciproquement compensées, nous avons alors (phase 4) la conservation de la quantité par réversibilité des deux transformations. Il est inutile d'illustrer ces dernières phases car il y a déjà, dans les deux premières, matière à d'importantes réflexions pédagogiques concernant les jeunes en difficulté. Nous examinerons tout d'abord la conclusion de Piaget.

 

Une pédagogie induite.

Conclusions piagétiennes, situations didactiques et pédagogie de l'erreur.

Afin d'extraire quelques principes pédagogiques de ces considérations piagétiennes, il nous faut bien comprendre ce qui rend possible, dans la description de Piaget, la sortie hors de la première phase. Sur ce point, les deux ouvrages cités s'accordent sans conteste : c'est l'Obsv. Objet (ici l'amincissement excessif) qui rend raison de ce passage ; "l'un des facteurs essentiels de l'équilibration propre à un niveau donné "n" est précisément le rejaillissement de ces seconds observables (objet) sur les premiers (action)"[17]. Le schéma complet précédemment exposé reçoit même sa raison d'être en prouvant la prévalence déterminante des Obsv. O pour l'évolution du développement intellectuel[18]. Si nous reprenons ce schéma en partant des Obsv O :

nous obtenons alors, en lecture linéaire, la chronologie piagétienne d'une difficulté vaincue :

En présentant l'enchaînement des schémas de fonctionnement intellectuel selon ce mode de progression, nous obtenons, dans le cas de la boulette d'argile, le tableau 1 en annexe, où la flèche OS représente la restructuration provoquée par l'Observable objet adéquat.

Il y a, dans cette lecture linéaire partant des Obsv O[19] (Obsv O —> Obsv S —> Coord S —> Coord O), le fondement explicite de toutes les pédagogies liées au constructivisme piagétien. En effet, le sujet étant agent de son propre développement, ce développement reposant sur la restructuration d'une activité mentale décrite par le schéma ci-dessus, et cette restructuration étant, en dernière instance, due à la rencontre avec des Obsv O suscitant la contradiction et l'instabilité du schéma antérieur, des principes pédagogiques classiques s'ensuivent simplement. Il est clair que le sujet devant lui-même restructurer son activité mentale, le pédagogue ne doit donc pas transmettre abruptement un savoir ou savoir-faire, mais favoriser la propre restructuration du sujet. Nous avons ici plus que la notion de "situation didactique", puisque par ce schéma est aussi déterminée la manière dont ces situations doivent être aménagées. Il faut les orienter de telle sorte que le sujet, en agissant, se retrouve face à des observables objet produisant, ou induisant en lui l'instabilité cause de la restructuration. Selon un enchaînement des schémas piagétiens, cette pédagogie pourrait être représentée conformément au tableau 2 en annexe. Bien que ces indications soient extrêmement classiques, elles n'en sont pas pour autant facilement applicables. Il faut en effet, pour aménager ainsi une situation didactique, tout d'abord comprendre non seulement en quoi, mais surtout "comment" l'élève se trompe, afin de faire en sorte qu'il se retrouve devant les Obsv O adéquats. Et cela requiert une observation précise, continue, et individualisée de chaque élève en difficulté. Nous retrouvons donc ici, avec les "situations didactiques", un premier sens des "pédagogies de l'erreur". Il faudrait en effet 1) observer les erreurs, les analyser pour en comprendre leur raison (c'est-à-dire ici la liaison entre Obsv S et Coord S), autrement dit déterminer quelles "stratégies d'apprentissage" sont utilisées par l'élève, 2) ne pas empêcher l'élève de commettre une erreur, mais exploiter son erreur pour déterminer la situation d'apprentissage adaptée à cet élève-ci, à ce moment-là ; et finalement 3) provoquer une erreur qui soit tellement évidente qu'elle ne puisse pas apparaître autrement à l'élève, et soit ainsi capable d'enclencher une restructuration chez et par ce dernier. Nous ne nous attarderons pas sur ces conséquences pédagogiques ; elles sont, bien que très rarement pratiquées, commentées depuis longtemps. Nous voudrions plutôt, dans les deux points suivants, en rappelant les postulats théoriques de l'équilibration piagétienne, montrer ce que cette conception a d'insuffisant pour les élèves en grande difficulté scolaire. A cette fin, nous retrouverons, ensuite le schéma piagétien, mais en l'exploitant dans une direction nouvelle.

Les régulations "α": l'erreur cohérente.

Il nous faut tout d'abord rappeler le rôle essentiel, pour notre propos, du facteur "équilibre", facteur à part entière du développement psychologique, au quel Piaget attribue une efficace autonome, au même titre que les trois autres facteurs habituellement reconnus[20]. Tout d'abord pensé entre l'assimilation (du monde par le sujet) et l'accommodation (du sujet au monde), l'équilibre, ou mieux, afin d'insister sur les effets dynamiques de ce facteur, l'équilibration, représente la dimension proprement psychologique de l'évolution intellectuelle. Le simple rapport entre accommodation et assimilation ne suffit nullement, parce que trop général, à tirer des conclusions pédagogiques. Heureusement, l'équilibration est bien présente dans notre schéma central, illustrée par la double flèche "<—>" qui relie le sujet à l'objet. La source du développement mental est donc à chercher dans l'équilibration - et donc rééquilibration à partir d'un déséquilibre - provoquant les restructurations ; "Il est donc évident que la source réelle du progrès est à chercher dans la rééquilibration, au sens, non pas naturellement d'un retour à la forme antérieure d'équilibre, dont l'insuffisance est responsable du conflit auquel cette équilibration provisoire a abouti, mais d'une amélioration de cette forme précédente. Néanmoins, sans le déséquilibre, il n'y aurait pas eu de "rééquilibration majorante" (en désignant ainsi la rééquilibration avec l'amélioration obtenue)"[21].

Cette équilibration s'effectue selon trois types de "régulations" qui, bien que correspondant chacun à un type d'équilibration propre aux trois principaux stades (préopératoire, opératoire concret, opératoire formel), sont tous trois susceptibles de se retrouver au dernier stade[22]. Le premier type de régulation, ou régulation "α", recouvre deux attitudes : soit un retour à la condition initiale, précédant la perturbation, soit une non prise en compte (refus ou incapacité) de la perturbation. Le second type, ou régulation "ß", consiste à intégrer la perturbation en restructurant le système sur le mode opératoire concret, en refondant, p. ex. classifications et sériations. Les régulations "α" consistent, quant à elles, à anticiper les perturbations à venir, et représentent donc ainsi l'équilibration de l'opératoire formel, en déduisant, par la confrontation logique des hypothèses, le réel du possible.

Il est bien évident que, concernant les adolescents en grande difficulté scolaire, nous nous intéresserons surtout aux régulations "α". Ces régulations, et cela est très important pour nous, méritent bien d'être appelées ainsi, puisqu'elles restaurent l'équilibre du système. Mais, à la différence des deux autres types de régulation, la rééquilibration qui en résulte n'est pas une "rééquilibration majorante", et n'engage nullement un accès au stade supérieur par une restructuration. Bien au contraire, il s'agit d'un retour au - et d'un maintient du - système initial. Ce retour s'effectuant contre l'influence d'une perturbation, il est bien le fruit d'une activité intellectuelle effective, mais d'une activité qui n'est en aucun cas l'indice d'un développement cognitif. Il y a donc ici régulation et rééquilibration sans qu'il y ait ni développement ni progrès dans l'apprentissage. Piaget en donne deux exemples, selon qu'il s'agit d'une perturbation faible ou forte ; dans le cas du choc de deux boules de billard avec un léger déplacement du point d'impact, le sujet, continuant à envisager pour la seconde boule une trajectoire identique à celle de la première, se déplacera simplement lui-même afin de compenser ainsi le phénomène perturbateur (trajectoire légèrement oblique de la seconde boule). Si la perturbation est plus importante, et ne peut être immédiatement annulée par une action du sujet, le sujet négligera le caractère nouveau qui, "quoique perçu"[23] sera conceptuellement dénié, ou encore, il "prétendra en tenir compte, mais en le déformant pour le plier au schème retenu pour la description (..."ça a bougé un peu quand même" dira ainsi le sujet pour expliquer une transmission médiate, alors qu'on lui fait retenir à la main un intermédiaire immobile)"[24]. Nous avons un bel exemple de régulation "α" dans l'application de notre schéma général ; il s'agit de la phase 1 :

... Phase que l'on peut également représenter selon ce système en équilibre dynamique :

Ici, le sujet "néglige conceptuellement" la minceur de la boulette, et cela a pour effet de maintenir l'équilibre entre son système de représentation et les modifications constatées. Nous sommes, dans cette phase, au coeur d'une erreur flagrante, pourtant, il y a bien ici équilibre. Il est donc possible que l'erreur, même considérable, se maintienne et persiste dans la plus grande cohérence pour le sujet qui se trompe. Il y a des erreurs, manifestes pour nous, qui n'apparaissent pas comme telles au sujet en difficulté. Voilà il me semble le coeur d'une réflexion nouvelle pour la pédagogie de l'enseignement adapté. Et cela, non pas seulement parce qu'il s'agit en ce cas d'élèves en grande difficulté, mais aussi et surtout parce que les conclusions de cette réflexion pourraient reléguer au second plan les principes pédagogiques habituellement induits par la théorie piagétienne. En effet, et c'est ici que cette réflexion peut être qualifiée de nouvelle, s'il est possible que l'erreur perdure manifestement en étant compensée sans engager de rééquilibration majorante, il devient tout à fait superflu de s'obstiner (si tant est que cela ait déjà été mis en pratique) à aménager les situations d'apprentissages pour présenter à l'élève des Obsv. O. contradictoires. Il faudrait alors envisager un autre mode d'action pédagogique, mode qui n'est pas induit par les conclusions piagétiennes, bien que l'on puisse - et c'est ce que nous essaierons de faire - le déduire à partir du matériau conceptuel piagétien. Auparavant, il nous faut approfondir ce qui, dans la théorie de Piaget, obstrue l'accès à cette déduction, et qui représente, de notre point de vue, un "vide théorique".

Le vide théorique.

Cette réflexion, pour être relativement originale en psychopédagogie, au moins en tant qu'elle constitue une critiques des pratiques pédagogiques induites par la théorie de Piaget, n'en est pas pour autant nouvelle dans d'autres domaines de la pensée, notamment la philosophie et l'histoire des sciences. Elle prend, pour notre propos, son essor à partir de la mise en cause de ce que Piaget appelle les "lectures pures". Malgré l'affirmation répétée qu'il n'existe pas de "pures lectures" du réel[25], la théorie piagétienne nous semble sur ce point proche de la régulation "α", en prétendant tenir compte d'une perturbation (ici l'inexistence de pures lectures du réel) mais en continuant à utiliser le système de pensée qui ne peut intégrer cette perturbation. En effet, si l'on affirme qu'on ne perçoit pas immédiatement le réel tel qu'il est, il faudrait être plus conséquent et poursuivre en affirmant que le "réel" n'est pas ou ne peut pas être pour nous en dehors de notre activité de perception, et reconsidérer alors cette dernière. Il faudrait donc évacuer des notions telles que le "refoulement des observables" (qui, pour être refoulés, doivent bien exister antérieurement à l'activité de l'observateur) ou la "myopie" à l'égard de tel ou tel fonctionnement.

Or, ces notions, loin d'être évacuées, sont à de multiples reprises présentes dans la théorie de Piaget. Concernant le refoulement des observables, nous nous référerons à La prise de conscience, où la thématisation de cette notion figure au moins par deux fois, Ch. 2 et Ch. 3. Il s'agit tout d'abord du "refoulement" de la trajectoire d'une balle à partir d'une fronde, trajectoire qui est perçue perpendiculairement au plan de la cible, et jamais tangentiellement au mouvement circulaire de la fronde. Il s'agit ensuite de la marche en retour d'une balle de ping-pong, lancée avec "effet rétro", marche en retour qui, même en aménageant le dispositif expérimental (balle peinte), n'est jamais observée par les sujets préopératoires, puisque cela nécessite une composition de deux mouvements contraires et leur compensation réciproque. Il en va de même pour la "myopie à l'égard de structures multiplicatives pourtant aussi simples et même transparentes", évoquée dans L'abstraction réfléchissante (Ch. 2), myopie qui occulte le fait que la multiplication, en tant qu'addition d'additions, et non comme additions successives, soit une opération sur des opérations[26].

Il nous est alors possible de comprendre les difficultés ressenties par Piaget pour déterminer, dans les conclusions de La prise de conscience, le lieu de ce "refoulement"[27], qui ne pourrait être ni dans l'action (réussie), ni dans la conscience (inexistante pour le lancer tangentiel). Pourtant, visiblement, manifestement et avec évidence, ce lancer est tangentiel ; il n'est pas vu comme tangentiel ; il est donc "refoulé". C'est ici que s'inscrit ce que nous appelons le vide théorique dans la conception piagétienne. Piaget nous semble ici victime d'un réalisme dogmatique du sens commun qui, posant l'existence indépendante des choses, tend à concevoir passivement l'activité de perception, en l'isolant ainsi de la conceptualisation. Le réel est donné, donc reçu, il est aussi ce qui se donne lui-même, ce qui s'offre à voir, et que l'on refuse donc de voir si on ne l'aperçoit pas. Les conclusions des considérations psychologiques classiques sur la perception ne sont pas ici prises entièrement en compte ; l'activité perceptive paraissant isolée de l'activité intellectuelle, il devient même difficile de comprendre comment, dans le schéma piagétien, les "Coord O" représentant cette activité intellectuelle pourraient déterminer les "Obsv O", objets de l'activité perceptive. Pourtant, le schéma général, précédemment exposé, montre, par deux fois, que les observables dépendent directement des coordinations : 1) par le sens de la flèche qui relie les Coord O à l'Obsv O, 2) par le trajet SO :

Ainsi, lorsque Piaget écrit, tant dans les Six études[28], que dans L'équilibration des structures cognitives[29], que le sujet allongeant la boulette lors de la première phase, perçoit "bien sûr" l'amincissement, mais le "néglige conceptuellement", nous voulons voir là une négligence conceptuelle de la théorie piagétienne elle-même. Par cet appel ("bien sûr") au sens commun, la théorie piagétienne oublie jusqu'à la possibilité qu'elle s'était offerte d'intégrer, dans l'utilisation de son schéma, les acquis, tant d'autres domaines de la psychologie, que de la philosophie (il est vrai, ouvertement méprisée par la psychologie) et de l'histoire des sciences. Nous nous devons de souligner cette méprise, car, dès que l'on accepte, avec toutes ses conséquences, le fait que l'objet soit constitué par l'activité intellectuelle du sujet, on est alors non seulement conduit vers de nouvelles conclusions pédagogiques, mais surtout vers des conclusions fécondes pour la formation des jeunes en grande difficulté pratiquant exclusivement les régulations "α".

La constitution de l'objet.

Perception et catégorisation.

Pourtant, au sein même des Etudes d'épistémologie génétique, dans Logique et perception, l'article de Bruner intitulé Les processus de préparation à la perception synthétise sans ambiguïté les acquis de la psychologie concernant l'activité perceptive. Après avoir posé[30], que toute perception est une activité de catégorisation, et reçoit donc comme telle ses conditions de possibilité des structures intellectuelles du sujet percevant, Bruner définit un apprentissage de la perception : "Apprendre à percevoir, c'est apprendre les relations qui existent entre les propriétés des objets et des événements que nous rencontrons, apprendre les catégories et les systèmes catégoriels appropriés, apprendre à prédire et à vérifier qu'une chose va avec une autre". Si notre lecteur veut bien se reporter à la définition des coordinations dans le schéma général piagétien, il nous accordera volontiers que la détermination des observables doit être alors très intimement liée à l'élaboration des coordinations.

Cette remarque n'a aucune originalité théorique. Un des livres les plus cités dans le monde, La structure des révolutions scientifiques de Th. Kuhn, reprend[31] une expérience du même Bruner, demandant "à des sujets d'identifier une série de cartes à jouer, au cours de présentation brèves et contrôlées. Beaucoup de cartes étaient normales, certaines ne l'étaient pas, par exemple un six de pique rouge et un quatre de coeur noir […] Même avec un temps d'exposition quarante fois supérieur au temps nécessaire pour reconnaître les cartes normales, plus de 10% des cartes anormales n'étaient pas correctement identifiées". La conclusion de cette expérience est très simple à tirer : on ne perçoit bien que ce que l'on connaît, on ne perçoit bien que ce que nos concepts et catégories nous permettent de lire. L'observable ne s'offre jamais à nous. L'objet, loin d'être disponible pour toute lecture, est bien plutôt ce qui est construit par cette lecture elle-même. Nous franchissons là un pas supplémentaire qui requiert un rapide appel à la philosophie. En effet, il serait possible de réfuter l'existence de pures lectures du réel, sans pour autant affirmer que notre lecture constitue ce qui est pour nous objet. Il suffirait pour cela de concevoir un champ d'objet préexistants, que l'accroissement progressif de notre "capital catégoriel" nous permettrait de nous "approprier" petit à petit. Reste que nous n'aurions pas expliqué par là, ni cette appropriation, ni l'absence totale d'appropriation avant l'affûtage de nos catégories. Il faut être à la fois plus radical et plus conséquent pour repenser notre rapport au réel dans l'activité de perception. Que va-t-on appeler réel, quel est ce réel qui attendrait que nous le découvrions? Ferons- nous appel au physicien? Malheureusement la question, concernant la possibilité même du voir, ne peut être réglée par l'appel à une autre vision, si élaborée soit-elle. Mais écoutons quand même à ce sujet la réponse classique et claire d'un ancien psychologue : "Je vois dans ma chambre une table, sur la table un livre, un cahier, etc. Cela paraît tout naturel : si je vois un livre dira-t-on, c'est tout simplement parce qu'il y a un livre! L'unité du livre réel semble expliquer l'unité du livre perçu. Cependant il n'existe entre elles aucun rapport direct de causalité. Je ne vois les objets que grâce aux actions exercées sur ma rétine par les rayons lumineux que ceux-ci réfléchissent. Rien, au point de vue physique, ne donne une unité réelle à l'ensemble des rayons qui viennent du livre ou à ceux qui viennent de la table"[32]. Nous sommes alors contraint de distinguer deux choses : les "rayons", que nous ne percevons pas comme tel, mais qui sont la condition de possibilité matérielle de notre perception, et le livre, que nous croyons percevoir immédiatement et qui est pourtant construit intellectuellement par le sujet percevant, à partir du matériau "rayon", en lui imprimant la forme (le concept) "livre". Nous retrouvons alors très exactement la distinction kantienne entre le phénomène et l'objet. Le phénomène, qui est immédiatement perçu (mais déjà structuré) par l'intuition sensible, fournit à l'entendement sa matière, et c'est l'entendement, faculté des concepts, lieu des catégories, qui élabore l'objet. Puisque nous ne pouvons être immédiatement conscient de notre activité perceptive dans l'intuition (il nous faudrait pour cela disposer d'une autre intuition afin de regarder la première, ce qui est refusé dans la problématique kantienne), nous croyons percevoir immédiatement l'objet construit par l'entendement, et projetons imaginairement cet objet "en face" de nous[33]. Il y a bien, dans la pensée piagétienne, les éléments suffisants pour comprendre cela, les coordinations sujets sont bien présentées comme projetantes, et les coordinations objets comme projection des premières. On peut même trouver des phrases aux consonances kantiennes retentissantes, comme par exemple dans L'abstraction réfléchissante[34], lorsque Piaget affirme que le sujet ne tire des objets que les propriétés qu'il est capable d'y introduire. Mais, probablement à cause d'un affinage philosophique insuffisant des catégories piagétiennes, ce qui est présent dans le matériau conceptuel n'est pas vu, ni donc exploité comme tel.

Champs et paradigmes.

Avant d'appliquer ces considérations à la pédagogie, il nous faut bien souligner le fait qu'elles ne sont pas réservées aux "déficients intellectuels légers", et que cette subordination du champ de la vision aux structures conceptuelles a représenté - et continu de représenter - un "handicap" important pour d'éminents physiciens. C'est le cas de la physique cartésienne qui, après avoir délimité le champ de sa problématique par une métaphysique séparant radicalement la pensée et l'étendue, ne peut envisager la matière qu'avec des figures et du mouvement. Face aux phénomènes magnétiques, cette physique rend compte de l'aimantation en expliquant que l'aimant est constitué par de petites parties cannelées dans lesquelles s'engouffrent les tourbillons de particules provoqués par l'approche du fer, et, la nature ayant horreur du vide, les deux objets se rapprochent. La méthode expérimentale, appliquée ici avec rigueur, vérifie cette hypothèse, en donnant à voir les tourbillons dans la disposition de la limaille de fer, en détruisant les parties cannelées lorsque l'aimant, chauffé à blanc, perd ses propriétés magnétiques. Il aurait fallu, afin d'analyser les propriétés magnétiques, changer de problématique ou, pour reprendre la terminologie de Kuhn, de "paradigme". Il en va de même pour la théorie de la combustion avant la découverte de l'oxygène[35]. Le paradigme dominant est alors la théorie du phlogistique, théorie selon laquelle la combustion d'un corps entraîne pour ce dernier une perte de poids, le phlogistique, principe de combustibilité, s'échappant du corps. Cette théorie, entretenue par l'intuition commune de la combustion quotidienne des matériaux de chauffage, résiste aux contre-exemples de l'expérimentation. Lorsqu'il devient possible de peser précisément les gaz s'échappant d'un corps chauffé ainsi que le résidu de ce corps, l'on s'aperçoit d'un résultat contradictoire avec la théorie : le corps, loin d'être plus léger, est plus lourd, et c'est le gaz recueilli qui est plus léger. A-t-on pour autant, face à cet observable objet contradictoire, changé de théorie? Nullement, il s'ensuit une "hypothèse ad hoc", selon laquelle le phlogistique aurait un "poids négatif". En somme, avant d'avoir changé de paradigme, les physiciens du XVIIIe siècle n'appliquaient que les régulations "α" ; étaient-ils tous débiles légers? Nous avons voulu insister sur ces exemples pour montrer que notre critique des théories piagétiennes, et des pédagogies induites par ces théories[36], porte, bien que partant d'un point de détail, sur une conception d'ensemble. Il faut s'en référer à une loi générale de notre rapport au monde dans l'activité intellectuelle, loi formulée en ces termes par Althusser : "Est visible tout objet ou problème qui est situé sur le terrain, et dans l'horizon, c'est-à-dire dans le champ structuré défini de la problématique théorique d'une discipline théorique donnée"[37]. Dès lors ne se pourrait-il pas que les apparentes absurdités formulées par des élèves en grande difficulté devant certains problèmes soient des « hypothèses ad hoc », analogues à ces dernières en cela qu'elle tenteraient, en conservant la problématique initiale, de résoudre malgré tout la question? Mais alors, chercher à provoquer une restructuration mentale en présentant à cet élève des observables objet adéquats n'a peut-être pas plus de sens que de montrer de l'oxygène à un tenant de la théorie du phlogistique. Si nous n'aborderons pas encore ce qui pourrait à nos yeux satisfaire ces nouvelles exigences pédagogiques, nous voudrions néanmoins conclure cette première partie en soulignant la nécessité, pour les pédagogies en formation adaptée, d'avoir un objet, sinon nouveau, du moins spécifique.

Une autre pédagogie.

Bien que les considérations précédentes ne s'adressaient pas à des jeunes en difficulté scolaire, elles peuvent néanmoins leur être immédiatement appliquées. En effet, le problème est de sortir hors de la première phase "d'erreur cohérente", tout en sachant que la présentation d'Obsv O contradictoires peut n'avoir aucun effet. Il nous faut donc, à l'instar de Lavoisier face à la théorie du phlogistique, changer de paradigme, en cherchant à provoquer chez l'élève lui-même une restructuration catégorielle. Le travail essentiel doit donc maintenant se porter sur les structures mentales, et nous rejoindrions par là les propositions de Gibello avançant la notion de "contenants de pensée", comme nouvel objet de la réflexion psychopédagogique.

Il n'y a, là non plus, rien d'absolument neuf dans cette approche. La notion d'obstacle pédagogique, thématisée chez Bachelard[38], précisant, à propos de la physique, qu'il s'agit "non pas d'acquérir une culture expérimentale, mais bien de changer de culture expérimentale", et enjoignant le pédagogue de "critiquer et désorganiser le complexe impur des intuitions premières" souligne déjà la nécessité pédagogique d'oeuvrer pour une restructuration mentale des élèves en difficulté.

Par rapport aux conclusions piagétiennes, il paraît donc nécessaire de privilégier une lecture linéaire du schéma général qui soit autre que :

Obsv O —> Obsv S —> Coord S —> Coord O

Si nous devons non plus privilégier[39] l'entrée par l'Obsv O, mais la restructuration mentale, il nous faudrait donc lire ce schéma en partant de ces mêmes structures, c'est-à-dire les Coord S :

Coord S — >Coord O —> Obsv O —> Obsv S

Cela engage bien une autre pédagogie, sinon nouvelle, du moins spécifique, que nous allons maintenant tenter de présenter.

La prise de conscience.

Reprise du schéma.

Puisqu'il n'est pas question de revenir en-deçà de la réfutation d'une prétendue transmission des connaissances, et que nous entendons bien conserver du constructivisme piagétien le postulat qui fait du sujet pensant le seul agent de ses propres restructurations, nous sommes maintenant face à la difficulté suivante : agir sur les coordination sujet ne peut que vouloir dire, pour le pédagogue, favoriser l'action du sujet sur ses propres coordinations. Mais ces dernières, justement parce qu'elles ne sont pas des observables, ne sont pas immédiatement objet pour l'apprenant. Fort heureusement, la théorie piagétienne, que nous ne souhaitons pas - ce qui serait absurde - réfuter en bloc, nous offre un concept permettant de penser ce "devenir-objet" des coordinations sujet. Il s'agit de "l'abstraction réfléchissante", dont l'introduction d'Apprentissage et structures de la connaissance avait déjà souligné le rôle essentiel dans la formation des structures opératoires. Le processus de l'abstraction réfléchissante se décompose en deux temps, un "réfléchissement", comme passage au plan de la réflexion, et une réflexion proprement dite qui organise ce plan[40]. C'est par ce double processus que l'abstraction réfléchissante crée les paliers de réflexions[41] et rend ainsi possible l'abord de notre schéma par les Coord S. Elle peut alors jouer un rôle essentiel, dans la mesure où le développement, par extension et différenciation, des Coordinations Sujet rend effectivement possible un accroissement du champ des observables[42].

Mais, quand bien même le pédagogue arriverait-il, par questions, par aménagements judicieux de la situation d'apprentissage, à susciter le "réfléchissement"[43] resterait à organiser la réflexion. Et notre problème demeure sur ce point entier, puisque c'est la même structure, qui ne pouvait auparavant rendre compte des modifications des objets, et qui devrait, maintenant, s'auto-transformer. Comment pallier ce cercle vicieux en l'absence d'une dynamique interne déjà relancée? Il nous faut bien trouver une voie d'accès pour favoriser une restructuration mentale dont seul l'élève peut être l'agent. Ici encore, le schéma piagétien nous offre la réponse, bien que cette dernière ne soit plus elle-même tout à fait piagétienne. Il suffit en effet de déplacer le point de départ de notre lecture linéaire du schéma, et au lieu d'avoir :

Les coordinations sujet étant déterminées par les Obsv S, c'est donc sur ces derniers qu'il faudrait travailler pédagogiquement avec des jeunes en difficultés.

Deux exemples.

Un exemple éclairant se trouve dans le chapitre de Réussir et comprendre sur la construction d'un pont à l'aide de contrepoids. La difficulté consiste à vaincre l'ambiguïté préopératoire de la notion d'appuyer, cette dernière pouvant à la fois signifier "faire tenir" et "faire tomber", deux notions opposées et susceptibles de se compenser réciproquement. Lorsque cette ambiguïté persiste, l'expérimentateur se trouve face à des cas correspondant très exactement aux régulations "α" étudiées précédemment. La présence d'un observable objet manifestement évident ("ça tombe"), ne suffit pas toujours pour inviter le sujet à changer de paradigme et l'inciter à restructurer ses notions préopératoires. Face à l'effondrement du petit pont, on peut trouver des réactions du type "la planche n'est pas assez lourde pour qu'elle tienne seule, donc il faut mettre quelque chose de lourd"[44]. Nous pourrions alors tenter de mettre spéculativement en jeu notre intervention sur les Obsv S, à même de modifier les Coord S, pour finalement atteindre l'Obsv O restructurant. Il semble tout a fait possible de lever l'ambiguïté initiale de la notion d'"appuyer" (faire tenir/faire tomber) par l'analyse ("Obsv S") des actions du sujet, ses mains soutenants les planches avant qu'il essaie d'y poser les contrepoids. On pourrait alors, en soulignant la relation entre l'action de la main et sa position par rapport au pilier, susciter une première coordination de ces actions ("Coord S"), qui, par le processus classique de délégation des pouvoirs du sujet à l'objet[45], devrait permettre au sujet d'envisager une meilleur place pour les poids fournis ("Coord O"). Ce type d'intervention est bien spécifique ; que l'on donne à l'élève des planches plus lourdes et plus longues en éloignant les piliers, ou que l'on choisisse des piliers au sommet plus large afin que l'élève ressente et distingue mieux la double direction des actions de sa main, ces transformations de la situation d'apprentissage sont bien d'une autre nature que celles visant simplement à présenter Obsv O contradictoire, d'ailleurs ici immédiatement évident par la chute du petit pont. C'est au contraire en cherchant d'emblée à favoriser la prise de conscience, par l'élève, de sa propre activité, que l'Obsv O préopératoire : le poids "fait tenir", quelles que soient les conditions d'équilibre, pourrait alors - et alors seulement - s'effacer devant l'Obsv O opératoire, et la notion de contrepoids prendrait corps.

Retrouvant une problématique semblable, les Recherches sur la généralisation nous fournissent une autre illustration de cette prise de conscience de l'action propre, à propos des "généralisations relatives à la pression et à la réaction"[46]. La "réaction" d'un corps au poids qu'il supporte est un cas tout à fait favorable à l'orientation d'une pédagogie vers la prise de conscience de l'action propre. D'une part en effet, cette réaction ne peut, par définition, être immédiatement observée, puisqu'elle n'est effective qu'en compensant le poids du corps supporté ; et si un tel équilibre statique ne permet pas d'observer la compensation des forces en jeu, l'effondrement du système ne manifeste pas plus la réaction du support. L'appel aux Observables Objet contradictoires ne peut donc pas suffire ici. D'autre part, la métaphore de la sensation est spontanément employée pour décrire le rapport du support ("réactant") au poids supporté ("agent"). Tout commande donc que soit ménagée, dans le dispositif expérimental, une étape où l'on "fait presser les unes contre les autres les mains des sujets et celle des expérimentateurs pour aider les sujets à prendre conscience de la relation de réciprocité causale où chaque main est simultanément cause et effet"[47]. Cette étape nous parait décisive pour permettre aux sujets allant accéder à l'opératoire concret de lire un équilibre de force dans un système statique. C'est le cas de "Dra" (7;11), commençant par dire "quand les poids sont égaux, aucun ne pèse", mais accédant à une lecture dynamique de cet équilibre de force immédiatement après avoir lui-même ressenti l'effort fait avec sa main pour résister à la poussée de la main de l'expérimentateur :

« Je pousse sur ta main, toi tu pousses contre (à noter la suggestion)[48] ça ne bouge plus, pourquoi? - Parce qu'on pousse la même chose, on a le même poids. - On pourrait dire que la mousse pousse contre le cylindre? - Oui, elle retient le poids. - Et avec un poids plus lourd? - Elle doit pousser plus »[49]. Ici encore, c'est la prise de conscience de l'action propre, et non immédiatement l'Observable Objet contradictoire, qui se présente comme facteur déterminant de la restructuration.

Une pédagogie spécifique.

Il ne s'agit plus alors d'intervenir d'abord sur la situation d'apprentissage elle-même pour que l'élève aperçoive, immédiatement et nécessairement, son erreur, et l'enseignant devrait plutôt commencer par travailler ici sur le rapport de l'élève à la situation d'apprentissage afin de favoriser la prise de conscience, par l'élève, de ses propres actions. Mais si le mode d'intervention pédagogique que nous proposons est donc bien spécifique, il n'est pas pour autant spécial au mauvais sens du terme. Etre "spécial" ne devrait en effet aucunement signifier une originalité, une singularité, voire une marginalité. Il ne désigne, à l'origine, que l'appartenance à une espèce d'un "genre" commun, tout comme l'espèce humaine fait partie du genre animal. De ce point de vue, la redondance apparente dans l'expression "pédagogie adaptée" nous semble souligner l'appartenance des pratiques pédagogiques, auprès d'adolescents en difficulté, au genre commun "pédagogie", et cela pour renforcer l'intégration de l'ancienne éducation "spécialisée" dans l'ensemble du système éducatif. La visée éducative et pédagogique des formations professionnelles adaptées est maintenant nécessairement posée dans la réglementation, et cette visée ne fait qu'un avec la référence des formations adaptées, comme d'autres formations professionnelles, aux diplômes de niveau cinq. Un contresens, dangereux et rétrograde, que je me bornerai ici à signaler, consisterait alors à concevoir cette "adaptation" comme une réduction des objectifs contenus dans les référentiels de niveau cinq. L'adaptation doit se situer ailleurs, dans une variation des conditions et des rythmes de l'apprentissage. Et si l'on cherche à développer la prise de conscience, par l'élève, de ses actions, c'est-à-dire finalement les "Coordinations Sujet", c'est en ayant pour but que ce dernier accède à une lecture plus précise des "Observables Objet", de la situation matérielle d'apprentissage, et puisse ensuite opérer de lui-même les restructurations nécessaires. Tout en affirmant donc la spécificité d'une intervention pédagogique face à des élèves en grande difficulté, ce type de pratique inscrit directement l'élève dans le droit fil des apprentissages ultérieurs[50]. Il peut donc illustrer tout à la fois une dimension spécifique des pédagogies adaptées et inscrire celles-ci dans l'ensemble du système éducatif en permettant la visée d'un niveau commun à d'autres formations professionnelles.

ANNEXE

Du pré opératoire à l'opératoire concret
<étirement de la boulette>

Tableau 1

Les situations didactiques : une pédagogie piagétienne.
Tableau 2

Dans une leçon sur le torsadage (CMBA) :

Dans un exercice extrait de la revue Cibles, sur la définition du chômeur:

Du préopératoire à l'opératoire formel : construction d'un pont et contrepoids.
Tableau 3



[1]. Apprendre à penser, Ch. 1.

[2]. Pensée et Langage.

[3]. Ou "zone proximale de développement", lorsque Bruner l'analyse dans Savoir faire, savoir dire.

[4] « Retard mental et aides cognitives ».

[5]. Psychologie cognitive, modèles et méthodes.

[6]. Retard mental et aides cognitives, p. 193.

[7]. Retard mental et aides cognitives, p. 194.

[8]. Cf. le « 6e paramètre » du « Programme d’Enrichissement Instrumental ».

[9]. Cf Revue du Cerfop, déc 88, p.152.

[10]. Ateliers de raisonnement logique.

[11]. L'équilibration des structures cognitives, p. 50.

[12]. "la prise de conscience des intentions opératoires du sujet", L'équilibration des structures cognitives, p. 65

[13]. "les compositions préopératoires ou opératoires que le sujet projetait ou vérifie", L'équilibration des structures cognitives, p. 65.

[14]. L'équilibration des structures cognitives, p. 60.

[15]. L'équilibration des structures cognitives, p. 61.

[16]. Six études de psychologie, pp. 177 / 180, édition Gonthier, coll. médiations.

[17]. L'équilibration des structures cognitives, p. 51.

[18]. "Le modèle général d'interaction (...) reviendra entre autres à montrer comment les observables enregistrés sur l'action se subordonnent à ceux qui relèvent de l'objet...". L'équilibration des structures cognitives, p. 53.

[19]. Présentée dans L'équilibration des structures cognitives, p. 63.

[20]. Cf Six études, pp. 117 / 118 ; les trois autres facteurs étant l'hérédité (maturation physiologique), l'action du milieu physique et l'action du milieu social.

[21]. L'équilibration des structures cognitives, p. 18.

[22]. L'équilibration des structures cognitives, p. 74. Rappelons à ce sujet qu'une conduite d'un stade supérieur n'annule pas mais intègre - certes en la transformant - les conduites précédentes. Nous pouvons tous avoir, dans certains cas, des comportements pré-opératoires (ce point est indépendant de la question des décalages, verticaux ou horizontaux, et ne concerne que la forme générale de l'intégration successive des stades).

[23]. L'équilibration des structures cognitives, p. 71/72.

[24]. L'équilibration des structures cognitives, p. 72.

[25]. Notamment dans L'abstraction réfléchissante, p. 6.

[26]. Et relève donc par là de l'opératoire formel, ce qui suffit pourtant bien à rendre raison de l'invisibilité de cette structure, ou, mieux, de son inexistence pour un sujet relevant de l'opératoire concret. Nous reviendrons plus longuement sur cet exemple dans le seconde partie de cette étude (p. 52).

[27]. La prise de conscience, p. 269.

[28]. Six études p. 178.

[29]. L'équilibration des structures cognitives, p. 72.

[30]. Les processus de préparation à la perception, p. 2/3.

[31].La structure des révolutions scientifiques p. 96/97.

[32]. P. Guillaume, La psychologie de la forme, p. 56.

[33]. Un "ob - jet" est ce qui est jeté devant.

[34]. L'abstraction réfléchissante p. 165.

[35]. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, p. 107.

[36]. Théorie piagétienne et pratiques pédagogiques induites que nous ne cherchons nullement à invalider globalement, mais à compléter sur un point essentiel.

[37]. Lire le Capital, éd Maspéro, T. 1, pp 27/28.

[38]. La formation de l'esprit scientifique, Discours préliminaire.

[39]. Encore une fois, cela ne veut pas dire qu'il faille abandonner la mise en place des situations didactiques ou la pédagogie de l'erreur au premier sens présenté précédemment, mais simplement qu'un complément, qu'une adaptation pédagogique, est nécessaire dans le cas d'élèves en grande difficulté.

[40]. L'abstraction réfléchissante p. 6.

[41]. "C'est elle qui les engendre par interactions alternées de réfléchissements et de réflexions", L'équilibration des structures cognitives, p. 41.

[42]. L'abstraction réfléchissante p. 322.

[43]. Nous reviendrons sur les enjeux de ce "réfléchissement" dans la seconde partie de cette étude.

[44]. Réussir et comprendre, p. 75.

[45]. Réussir et comprendre, pp. 49 et 98.

[46]. Recherches sur la généralisation, Ch. 11.

[47]. Recherches sur la généralisation, p. 171.

[48]. Nous reviendrons sur l'importance et le rôle pédagogique capital de ce type de "suggestion" dans la seconde partie de cette étude ; notons toutefois dès maintenant que préconiser de telles suggestions permettrait de voir en l'expérimentateur piagétien un précurseur des pédagogies médiationnelles.

[49]. Recherches sur la généralisation, p. 177.

[50]. D'autant que la nature de ces interventions pédagogiques adaptées n'est pas fondamentalement différente des interventions requises pour faciliter, par la suite, la progression des élèves. Notre seconde partie démontrera ce point capital, en lequel nous voyons la première chance des formations adaptées.