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Une dimension spécifique des pédagogies adaptées

Ces réflexions naissent du constat des difficultés ressenties par les enseignants pour appliquer la circulaire d'orientation du 6 février 89, assignant de nouvelles missions aux SES et aux EREA. Ces difficultés sont compréhensibles, puisque la radicale nouveauté de cette circulaire, commandant la validation des acquis de tous les élèves de SES et d'EREA en fonction des référentiels de niveau 5, semble reléguer au second plan la spécificité de ces établissements. La désignation des SES comme "sections d'enseignement général et professionnel adapté" renforce l'interrogation des personnels sur la particularité, et de leur statut, et de leur fonction. En développant l'aspect proprement pédagogique de cette "adaptation", et plus précisément encore l'aspect cognitif de cette "pédagogie adaptée", nous voudrions souligner que loin de mépriser la particularité des SES et des EREA, l'assignation à ces établissements de fins communes avec d'autres établissements de formation professionnelle nous permet de mieux définir les pratiques pédagogiques auprès d'adolescents en grande difficulté scolaire.

Il semble d'emblée que l'expression de "pédagogie adaptée" ne puisse elle-même nous aider dans cette tentative de définition. Elle peut en effet apparaître comme une redondance, puisque toute pédagogie, afin de guider l'élève vers ce qu'il ne possède pas encore, doit bien au moins s'adapter à la démarche de ce dernier pour lui indiquer le droit chemin. On perd rapidement de vue un guide marchant à grand pas. Toutefois, cette expression revêt bien un sens, ne serait-ce qu'en se substituant à la dénomination d'éducation "spécialisée". Elle renforce alors la volonté d'intégrer à part entière l'éducation spécialisée dans l'ensemble du système éducatif. Et cela n'est pas sans conséquences pédagogiques. Chacun sait que l'éducation spécialisée traîne derrière elle, depuis la création des classes de perfectionnement au début du siècle, l'image, non pas d'une partie intégrante du système éducatif, mais au contraire d'une sphère singulière, aux confins de ce système. Que cette sphère soit la seule à être qualifiée de spécialisée renforce sa singularité jusqu'à mettre en doute, dans beaucoup d'esprits, sa fonction éducative. Ce poids de l'imaginaire et de la tradition, véhiculé par cette dénomination désuète, se fait chaque jour sentir, tant dans l'espoir des enseignants que dans le peu de confiance en soi dont souffrent les élèves de SES et d'EREA. Ce poids s'est également fait sentir sur les pratiques pédagogiques. Le temps n'est pas loin où l'exigence d'une réelle formation professionnelle demeurait étrangère à l'éducation spécialisée, et où les élèves n'apprenaient que mécaniquement à confectionner cendriers, coussins et dessous de plats. L'expression "pédagogie adaptée" peut donc ici nous rendre un grand service, en s'opposant au détournement du véritable sens de "spécialisé". Être "spécial" ne devrait en effet aucunement signifier une originalité, une singularité, voire une marginalité. Il ne désigne, à l'origine, que l'appartenance à une espèce d'un "genre" commun, tout comme l'espèce humaine fait partie du genre animal. De ce point de vue, la redondance apparente dans l'expression "pédagogie adaptée" nous semble souligner l'appartenance des pratiques pédagogiques, auprès d'adolescents en difficulté, au genre commun "pédagogie", et cela pour renforcer l'intégration de l'ancienne éducation spécialisée dans l'ensemble du système éducatif. La visée éducative et pédagogique des formations professionnelles adaptées est donc maintenant nécessairement posée dans la réglementation, et cette visée ne fait qu'un avec la référence des formations adaptées, comme d'autres formations professionnelles, aux diplômes de niveau 5. Un contresens, dangereux et rétrograde, que je me bornerai ici à signaler, consisterait alors à concevoir cette "adaptation" comme une réduction des objectifs contenus dans les référentiels de niveau 5. L'adaptation doit se situer ailleurs, dans une variation des conditions et des rythmes de l'apprentissage.

La seule mention des variations possibles nous conduit à préciser en quoi l'intégration à part entière dans l'ensemble du système éducatif ne s'oppose pas à la reconnaissance d'une particularité des SES et des EREA. Nous sommes des hommes, partie intégrante du genre animal, et nous ne sommes pas pour autant identiques aux autres animaux. L'espèce humaine a des qualités propres, tout comme la pédagogie s'adressant à des élèves en grande difficulté peut, par certains certes, se distinguer des pédagogies pratiquées dans d'autres sphères du système éducatif. En raison des détournements imaginaires dénoncés ci-dessus, nous préférons qualifier ces particularités de "spécifiques", et non de spéciales, conformément au titre de cet article. Il nous reste à comprendre quelle peut être cette spécificité, et plus précisément, comme nous l'annoncions, quelle peut être la spécificité des pédagogies adaptées dans le domaine cognitif. Il va de soi que le champ de la réflexion est ouvert et que nous ne présenterons ici qu'un aspect possible de cette spécificité. Sur ce point, la prise en compte, dans la circulaire de février 89, du décalage entre la classification française et celle de l'Organisation Mondiale de la Santé pour situer la "Déficience Intellectuelle Légère" nous paraît très éclairante. En rapport aux fameux "Q.I.", la dernière classification mondiale ne considère plus la "fourchette" psychométrique du recrutement des SES comme relevant du retard mental, et situe hors pathologie les Q.I. supérieurs à 70 en désignant ceux-ci comme un niveau limite et une simple variante de la normalité. Ce tassement dans la détermination du retard mental participe d'une lente évolution de la psychologie qui, depuis Vygotsky dans les années 30, transforme petit à petit le regard porté sur la déficience intellectuelle. Il n'est plus question aujourd'hui de parler du retard mental exclusivement en termes d'apparition précoce, d'arrêt du développement intellectuel et d'incurabilité. Comme l'écrit clairement Paour dans un ouvrage récent[1], c'est en termes de lenteur et d'inachèvement, en soulignant leur aspect dynamique et évolutif, qu'il convient maintenant d'aborder les déficiences intellectuelles. Ces considérations nous engagent à rechercher la spécificité des pédagogies adaptées dans le domaine cognitif, du côté non pas de la psychométrie, fixant à un moment donné le Q.I. d'une personne, mais du côté des processus dynamiques du développement intellectuel. Paradoxalement, c'est à Piaget, psychologue des stades par excellence, et donc d'une certaine stabilité dans les époques du développement intellectuel, que nous allons emprunter l'outil conceptuel facilitant cet abord.

Le schéma piagétien.

La théorie piagétienne, vieille de plus d'un demi-siècle, reste présente dans les pratiques de remédiation les plus répandues, que ce soit dans la carte cognitive du P.E.I, la classification des troubles du Gerex-soutien[2], et plus encore dans l'appareil théorique des A.R.L. Pourtant, si l'on adopte un point de vue dynamique sur l'évolution du développement intellectuel, seuls les tout derniers ouvrages des années 70 (notamment L'équilibration des structures cognitives), présentent une formalisation du passage d'un stade à un autre. Nous allons tenter de présenter cette formalisation, de manière à l'exploiter pédagogiquement dans la suite de cet article. Il s'agit de déterminer le rapport existant entre les éléments de toute conduite réflexive. Piaget distingue quatre éléments, réunis sous deux catégories, les "observables" et les "coordinations". "Un observable est ce que l'expérience permet de constater par une lecture immédiate des faits donnés eux-mêmes, tandis qu'une coordination comporte des inférences nécessaires"[3]. Une coordination représente donc elle-même un rapport. Sous ces deux catégories viennent se ranger deux par deux les quatre éléments qui sont : 1) les "Observables Sujet", c'est à dire ce que le sujet constate, croit ou peut constater (nous reviendrons sur ces ambigu‹tés) à propos de ses propres actions ; 2) les "Observables Objet" c'est à dire ce que le sujet constate, croit ou peut constater à propos des objets ; 3) les "Coordinations Sujet", c'est à dire les rapports que le sujet établit entre ses différentes actions[4] ; et 4) les "Coordinations Objet", c'est à dire les rapports que le sujet établit (projette selon ses coordinations) entre les objets perçus ou modifiés. Ce qui nous donne ce schéma, dans lequel les flèches indiquent une relation de dépendance et de détermination :

... la prise de conscience de mes propres actions m'aidant à les coordonner (Obsv S ‑> Coord S), en vue d'agir sur les objets (Obsv O), action que je constate en fonction des rapports que je sais ou crois être entre ces objets ou ces modifications d'objets (Coord O).

Il nous faut adjoindre un circuit de rétroaction, à l'aide des deux nouvelles flèches OS (de l'objet au sujet) et SO (du sujet à l'objet), OS indiquant le processus de la prise de conscience de l'action matérielle, et consistant "en son intériorisation sous forme de représentations"[5] ; SO exprimant que "pour comprendre et même pour découvrir les relations causales entre les objets, le sujet est obligé de passer par l'intermédiaire de ses propres opérations"[6]. Nous avons donc :

Un exemple nous aidera à comprendre le fonctionnement de ce schéma.

Passage du pré-opératoire à l'opératoire.

Nous nous situons ici dans le processus d'accès à l'opératoire concret, stade posant encore de nombreuses difficultés aux élèves de SES et d'EREA, et marqué par l'acquisition de la "réversibilité". Nous retrouverons, dans l'exemple choisi, cette notion sous forme d'une compensation entre l'allongement et l'amincissement. L'équilibration des structures cognitives reprend un ancien problème abordé dans les Six études de psychologie, qui consiste à décomposer le moment du passage à l'opératoire concret, lors de l'acquisition du premier invariant, la quantité, dans l'expérience classique de la boulette de plasticine. Le texte des Six études[7] présentait essentiellement quatre phases : 1) l'enfant, allongeant la boulette sous forme de boudin, victime d'une centration sur la longueur, affirme qu'il y a plus de boulette, parce qu'elle est plus longue ; 2) à cause d'un amincissement excessif de la boulette, il y a recentration sur l'épaisseur, à ce moment l'enfant affirme qu'il y a moins de boulette, parce qu'elle est plus mince ; 3) suit une phase instable d'oscillation contradictoire, avant 4) la compréhension de la solidarité des deux premières phases et l'acquisition de la conservation de la quantité, grâce à la réversibilité par compensation ou réciprocité entre "plus long" et "plus mince".

L'équilibration des structures cognitives maintient le découpage en quatre phases de ce moment de passage, mais en modifiant un peu le contenu de chaque phase. Reprenons ce découpage afin d'illustrer le fonctionnement du schéma exposé ci-dessus. Phase 1 (identique dans L'équilibration des structures cognitives et dans les Six études), centration exclusive sur l'allongement, allongement qui n'est donc pas, du point de vue de l'enfant, compris comme tel, mais comme cause totale et exclusive des modifications perçues de la boulette ; dans le schéma précèdent nous aurions :

Phase 2. Par "contraste perceptif" (ici, la raison invoquée demeure la même dans les Six études et dans L'équilibration des structures cognitives) les Obsv O vont se manifester avec évidence comme contraires à ce qu'ils devraient être. Lorsque l'amincissement est remarqué, nous obtenons le schéma contradictoire :

Les phases suivantes marquent une consolidation progressive de la solidarité entre les deux transformations quantitatives. Elles sont d'abord pensées comme provenant d'une seule et même action (phase 3), et c'est donc ici la signification d'allonger qui est modifiée, puis comme réciproquement compensées, et nous avons alors (phase 4) la conservation de la quantité par réversibilité des deux transformations. Il est inutile d'illustrer ces dernières phases car il y a déjà, dans les deux premières, matière à d'importantes réflexions pédagogiques concernant les jeunes en difficulté. Nous examinerons tout d'abord la conclusion de Piaget.

Conclusions piagétiennes, situations didactiques et pédagogie de l'erreur.

Afin d'extraire quelques principes pédagogiques de ces considérations piagétiennes, il nous faut bien comprendre ce qui rend possible, dans la description de Piaget, la sortie hors de la première phase. Sur ce point, les deux ouvrages cités s'accordent sans conteste : c'est l'Obsv O (ici l'amincissement excessif) qui rend raison de ce passage ; "l'un des facteurs essentiels de l'équilibration propre à un niveau donné N est précisément le rejaillissement de ces seconds observables (objet) sur les premiers (action)"[8]. Le schéma complet précédemment exposé reçoit même sa raison d'être en prouvant la prévalence déterminante des Obsv O pour l'évolution du développement intellectuel. Si nous reprenons ce schéma en partant des Obsv O :

nous obtenons alors, en lecture linéaire, la chronologie piagétienne d'une difficulté vaincue :

Il y a là, dans cette lecture linéaire[9] le fondement explicite de toutes les pédagogies liées au constructivisme piagétien. En effet, le sujet étant agent de son propre développement, ce développement reposant sur la restructuration d'une activité mentale décrite par le schéma ci-dessus, et cette restructuration étant, en dernière instance, due à la rencontre avec des Obsv O suscitant la contradiction et l'instabilité du schéma antérieur, des principes pédagogiques classiques s'ensuivent simplement. Il est clair que le sujet devant lui-même restructurer son activité mentale, le pédagogue ne doit donc pas transmettre abruptement un savoir ou savoir-faire, mais favoriser la propre restructuration du sujet. Nous avons ici plus que la notion de "situation didactique", puisque par ce schéma, est aussi déterminée la manière dont ces situations doivent être aménagées. Il faut les orienter de telle sorte que le sujet, en agissant, se retrouve face à des "Observables Objet" produisant, ou induisant en lui l'instabilité cause de la restructuration. Bien que ces indications soient extrêmement classiques, elles n'en sont pas pour autant facilement applicables. Il faut en effet, pour aménager ainsi une situation didactique, tout d'abord comprendre non seulement en quoi, mais surtout "comment" l'élève se trompe, afin de faire en sorte qu'il se retrouve devant les Obsv O adéquats. Et cela requiert une observation précise, continue, et individualisée de chaque élève en difficulté. Nous retrouvons donc ici, avec les "situations didactiques", un premier sens des "pédagogies de l'erreur". Il faudrait en effet 1) observer les erreurs, les analyser pour en comprendre leur raison (c'est à dire ici la liaison entre Obsv S et Coord S), 2) ne pas empêcher l'élève d'en commettre, mais exploiter son erreur pour déterminer la situation d'apprentissage adaptée à cet élève-ci, à ce moment-là ; et finalement 3) provoquer une erreur qui soit tellement évidente qu'elle ne puisse pas apparaître autrement à l'élève, et soit ainsi capable d'enclencher une restructuration chez et par ce dernier. Nous ne nous attarderons pas sur ces conséquences pédagogiques ; elles sont, bien que très rarement pratiquées, extrêmement classiques. Nous sommes ici dans le "genre" pédagogie, et non pas encore dans une espèce de ce genre, dans une pédagogie qui s'adresserait spécifiquement aux élèves en difficulté.

Une intervention spécifique.

Afin d'aborder une intervention spécifique face à des élèves en grande difficulté, il nous faut revenir sur la première phase pré-opératoire qui illustrait précédemment le schéma piagétien :

Ici, le sujet "n'aperçoit pas" la minceur de la boulette, et cela a pour effet de maintenir l'équilibre entre son système de représentation et les modifications constatées. Du point de vue du sujet, ou de l'élève, tout est ici cohérent. Nous sommes, dans cette phase, au cœur d'une erreur flagrante, pourtant, il y a bien ici équilibre. Il est donc possible que l'erreur, même considérable, se maintienne et persiste dans la plus grande cohérence pour le sujet qui se trompe. Il y a des erreurs, manifestes pour nous, qui n'apparaissent pas comme telles au sujet en difficulté. Voilà il me semble le cœur d'une réflexion nouvelle pour la pédagogie de l'enseignement adapté. Et cela, non pas seulement parce qu'il s'agit en ce cas d'élèves en grande difficulté, mais aussi et surtout parce que les conclusions de cette réflexion pourraient reléguer au second plan les principes pédagogiques classiques induits par la théorie piagétienne. En effet, et c'est ici que cette réflexion peut être qualifiée de nouvelle, s'il est possible que l'erreur perdure manifestement en étant compensée par l'élève sans engager un quelconque progrès, il devient tout à fait superflu de s'obstiner (si tant est que cela ait déjà été mis en pratique) à aménager les situations d'apprentissages pour présenter à l'élève des "Observables Objet" contradictoires. Il faudrait alors envisager un autre mode d'action pédagogique, mode qui n'est pas induit par les conclusions piagétiennes, bien que l'on puisse - et c'est ce que nous essaierons de faire - le déduire à partir du schéma piagétien.

La question est donc maintenant de comprendre comment ce qui est manifestement faux peut ne pas apparaître comme tel au sujet en difficulté. Tout repose ici sur une conception commune de la perception comme devant seulement recevoir, le plus fidèlement possible, c'est à dire avec la plus grande passivité, les impressions du réel. Cette conception commune de la perception va de pair avec une conception tout aussi commune du réel. Le réel est donné, donc reçu, il est aussi ce qui se donne lui-même, ce qui s'offre à voir, et que l'on refuse donc de voir si on ne l'aperçoit pas. Mais les choses ne sont pas si simples. Les conceptions philosophiques d'abord, psychologiques ensuite, de la perception nous ont depuis longtemps appris que la perception, loin d'être une passivité recueillant fidèlement l'empreinte du réel, est en fait une activité, déjà intellectuelle, qui met en forme ce qu'elle reçoit. Ce que nous appelons réel ne nous est donc pas donné, nous le construisons à l'aide et en fonction des outils intellectuels que nous possédons. Cela veut clairement dire qu'on ne perçoit pas, qu'on ne voit pas, ce qu'on ne peut pas comprendre. Un des livres les plus cités dans le monde, La structure des révolutions scientifiques de Th. Kuhn, reprend[10] une expérience de Bruner, demandant "à des sujets d'identifier une série de cartes à jouer, au cours de présentation brèves et contrôlées. Beaucoup de cartes étaient normales, certaines ne l'étaient pas, par exemple un six de pique rouge et un quatre de cœur noir [...] Même avec un temps d'exposition quarante fois supérieur au temps nécessaire pour reconnaître les cartes normales, plus de 10% des cartes anormales n'étaient pas correctement identifiées". La conclusion de cette expérience est très simple à tirer : on ne perçoit bien que ce que l'on connaît, on ne perçoit bien que ce que nos concepts et catégories nous permettent de lire. L'observable ne s'offre jamais à nous. L'objet, loin d'être disponible pour toute lecture passive du réel, est bien plutôt ce qui est construit par cette lecture elle-même. Il nous faut alors tirer d'autres conclusions pédagogiques, puisque la présentation d'"Observables Objet" rendant, du point de vue de l'enseignant, l'erreur évidente, ne servirait ici à rien.

Une autre pédagogie.

Le problème reste de sortir de cette première phase "d'erreur cohérente", tout en sachant que la présentation d'Obsv O contradictoires peut n'avoir aucun effet. Il nous faudrait maintenant travailler sur les instruments intellectuels qui permettent à l'élève de structurer ses perceptions et de lire le réel. Le travail essentiel doit donc se porter sur les structures mentales, et nous rejoindrions par là les propositions de Gibello avançant la notion de "contenants de pensée", comme nouvel objet de la réflexion psychopédagogique. Il n'y a, là non plus, rien d'absolument neuf dans cette approche. La notion d'obstacle pédagogique, thématisée chez Bachelard[11], précisant, à propos de la physique, qu'il s'agit "non pas d'acquérir une culture expérimentale, mais bien de changer de culture expérimentale", et enjoignant le pédagogue de "critiquer et désorganiser le complexe impur des intuitions premières" souligne déjà la nécessité pédagogique d'œuvrer pour une restructuration mentale des élèves. Par rapport aux conclusions piagétiennes, il paraît donc nécessaire de privilégier une lecture linéaire du schéma général qui soit autre que :

Si nous devons non plus privilégier[12] l'entrée par l'Obsv O, mais la restructuration mentale, il nous faudrait donc lire ce schéma en partant de ces mêmes structures, c'est à dire les Coord S :

Cela engage bien une autre pédagogie, sinon nouvelle, du moins spécifique. Mais que peut signifier cette intervention sur les structures mentales du sujet, sur les Coord S? Il ne s'agit pas de revenir à une transmission magique des connaissances, et donc encore moins d'en arriver à une implantation de structures mentales par je ne sais quelles opérations. Nous entendons bien conserver du constructivisme piagétien le postulat qui fait du sujet pensant le seul agent de ses propres restructurations. Nous sommes maintenant face à la difficulté suivante : agir sur les "Coordinations Sujet" ne peut que vouloir dire, pour le pédagogue, favoriser l'action du sujet sur ses propres coordinations. Heureusement, le schéma piagétien nous offre la réponse, bien que cette dernière ne soit plus elle-même tout à fait piagétienne. Il suffit en effet de déplacer le point de départ de notre lecture linéaire du schéma, et au lieu d'avoir :

Les "Coordinations Sujet" étant déterminées par les Obsv S, c'est donc sur ces derniers qu'il faudrait travailler pédagogiquement avec des jeunes en difficulté.

Un autre exemple.

Un exemple éclairant se trouve dans le chapitre de Réussir et comprendre sur la construction d'un pont à l'aide de contrepoids. La difficulté consiste à vaincre l'ambigu‹té pré-opératoire de la notion d'appuyer, cette dernière pouvant à la fois signifier "faire tenir" et "faire tomber", deux notions opposées et susceptibles de se compenser réciproquement. La présence d'un Observable Objet manifestement évident ("ça tombe"), ne suffit pas toujours pour inviter le sujet à changer de lecture et l'inciter à restructurer ses notions pré-opératoires. Face à l'effondrement du petit pont, on peut trouver des réactions du type "la planche n'est pas assez lourde pour qu'elle tienne seule, donc il faut mettre quelque chose de lourd"[13]. Nous pourrions alors tenter de mettre spéculativement en jeu notre intervention sur les Obsv S, à même de modifier les Coord S, pour finalement atteindre l'Obsv O restructurant. Il semble tout a fait possible de lever l'ambigu‹té initiale de la notion d'"appuyer" (faire tenir / faire tomber) par l'analyse ("Obsv S") des actions du sujet, en l'invitant à prendre conscience de ce qu'il fait avec ses mains quand il soutient les planches avant d'essayer d'y poser les contrepoids. On pourrait alors, en soulignant la relation entre l'action de la main et sa position par rapport au pilier, susciter une première coordination de ces actions ("Coord S"). La main, en effet, joue exactement ici le rôle du contrepoids, tirant vers le bas pour relever l'autre extrémité de la planche, ou poussant vers le haut pour abaisser la planche à l'autre bout. Le processus classique de délégation des pouvoirs du sujet à l'objet[14], devrait permettre au sujet d'envisager une meilleur place pour les poids fournis ("Coord O"). L'Obsv O pré-opératoire : le poids "fait tenir", quelles que soient les conditions d'équilibre, pourrait alors – et alors seulement – s'effacer devant l'Obsv O opératoire, et la notion de contrepoids prendrait corps.

Il ne s'agit plus alors d'intervenir immédiatement sur la situation d'apprentissage elle-même pour que l'élève aperçoive nécessairement son erreur, et l'enseignant devrait ici commencer par travailler sur le rapport de l'élève à la situation d'apprentissage afin de favoriser la prise de conscience, par l'élève, de ses propres actions. Mais si le mode d'intervention pédagogique que nous proposons est donc bien spécifique, il n'est pas pour autant spécial au mauvais sens du terme. En effet, si l'on cherche à développer la prise de conscience, par l'élève, de ses actions, c'est à dire finalement les "Coordinations Sujet", c'est en ayant pour but que ce dernier accède à une lecture plus précise des "Observables Objet", de la situation matérielle d'apprentissage, et puisse ensuite opérer de lui-même les restructurations nécessaires. Tout en affirmant donc la spécificité d'une intervention pédagogique face à des élèves en grande difficulté, ce type de pratique inscrit directement l'élève dans le droit fil des apprentissages ultérieurs. Il peut donc illustrer tout à la fois une dimension spécifique des pédagogies adaptées et inscrire celles-ci dans l'ensemble du système éducatif en permettant la visée d'un niveau commun à d'autres formations professionnelles.



[1]. Psychologie cognitive, modèles et méthodes.

[2]. cf. Revue du Cerfop, déc 88, p.152.

[3]. L'équilibration des structures cognitives, p. 50.

[4]. "Les compositions préopératoires ou opératoires que le sujet projetait ou vérifie", L'équilibration des structures cognitives, p. 65.

[5]. L'équilibration des structures cognitives, p. 60.

[6]. L'équilibration des structures cognitives, p. 61.

[7]. Six études, pp. 177 / 180, édition Gonthier, coll. médiations.

[8]. L'équilibration des structures cognitives, p. 51.

[9]. Présentée dans L'équilibration des structures cognitives, p. 63.

[10]. Op. cit. p. 96/97.

[11]. La formation de l'esprit scientifique, Discours préliminaire.

[12]. Cela ne veut pas dire qu'il faille abandonner la mise en place des situations didactiques ou la pédagogie de l'erreur au premier sens présenté précédemment, mais simplement qu'un complément est nécessaire dans le cas d'élèves en grande difficulté.

[13]. Réussir et comprendre, p. 75.

[14]. Réussir et comprendre, pp. 49 et 98.