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Orientations et perspectives

Je me suis orienté, après mon habilitation – portant sur le statut et la construction de la philosophie pratique dans la philosophie moderne –, vers le rapport entre obéissance et conscience de soi, en tant que ce rapport explique l’obéissance et l’efficace spécifique des lois dans le domaine moral et politique. Le dernier ouvrage sur la philosophie pratique kantienne développe ces points dans une partie intitulée « Identité et obéissance ». La forme de ce questionnement me permet, outre les modalités de l’obligation morale et politique aux XVIIIe et XIXe siècles, d’aborder des auteurs plus contemporains, Foucault ou Althusser, dont le commentaire revit aujourd’hui, y compris outre atlantique (avec J. Butler par exemple). Le champ de mon travail se déplace donc – depuis le colloque de 2006 sur la philosophie des normes et les conférences de 2009 sur le dépassement de la subjectivité – en partant du sujet se reconnaissant dans la norme à laquelle il obéit, pour aller, via la production de la subjectivité par la norme elle-même, vers un rapport à soi échappant à la subjectivité constituée.

Les développements kantiens préservent la connaissance de soi en la situant dans la découverte de mon identité intelligible comme rapport pratique à soi. Chez Fichte aussi, le rapport à soi demeure connaissance de soi : j’ai analysé dans ma thèse l’intuition intellectuelle, avec ses deux dimensions, acte et repos, dans lesquelles on reconnaît les composantes kantiennes du savoir, intuition et concept (dans l’opposition de Tugendhat à Dieter Henrich, je suis sur ce point du côté de Dieter Henrich[1]). J’envisage maintenant l’identité personnelle, son statut et sa genèse, à l’aide d’autres auteurs : Lukàcs et la réification, par exemple, ou Althusser, pour ses analyses de la relation de pouvoir et de la subjectivation, ce qui me conduit bien loin de la ratio cognoscendi kantienne, puisque l’identité construite dans ces relations de pouvoir est imaginaire. Cette étude m’a aussi conduit à comprendre l’identité ou le rapport à soi comme conséquence d’une relation constituante. On peut ici penser à l’intersubjectivité fichtéenne, relation première car constituant la conscience de soi des individus dans le monde sensible. On peut aussi penser à ce que la psychanalyse appelle le « narcissisme primaire », du texte freudien de 1914[2] aux études de Chasseguet-Smirgel[3] sur l’idéal du Moi. Je trouve dans cette fusion primaire, antérieure à toute détermination d’objet, l’antériorité radicale d’une relation qui peut néanmoins être source d’un soi ou rapport à soi, à partir d’une frustration, d’un deuil, d’un échec (la fameuse Hilflosigkeit).

Mais il y a aussi l’autre face de cette constitution de la relation objectale comme deuil ou frustration, dégradation d’une relation première et constituante. Il s’agit alors, aussi bien en morale qu’en métaphysique, d’un sujet jouissant de son propre dépassement, ou se réalisant hors de lui-même : je reviens volontiers sur la controverse qui oppose Henri Gouhier à Marcel Raymond autour du statut mystique ou non des extases rousseauistes. Ici encore, l’identité trouve sa satisfaction et sa vérité au-delà de ses limites. La persistance d’un sujet de l’extase m’a déjà servi à souligner chez Rousseau[4] une identité dynamique, fondée sur l’amour de soi, et donc la recherche du bien être – un thème qui s’enracine chez Augustin et chez Malebranche. J’ai développé ce paradoxal rapport à soi, dans le dépassement de son être vers le bien être, lors du congrès international sur les Lumières qui s’est tenu à Montpellier en juillet 2007. On retrouve encore ce verso de l’identité dans le dépassement fichtéen du concept kantien de personnalité[5]. L’histoire de la philosophie éclaire alors les études contemporaines de la subjectivation politique, subjectivation qui peut prendre appui sur le dépassement de particularités individuelles ou communautaires, mais qui fixe à nouveau l’identité en l’attachant à une communauté. Sur le plan politique, nous savons depuis Rousseau que l’individu devient citoyen, mais aussi patriote, et c’est alors qu’il est « dur aux étrangers »[6]. Il y a donc une ambivalence de l’identité : elle est ce qui est dépassé quand la vertu civique domine l’égoïsme individuel, mais elle se fixe à nouveau dans le corps de l’État. Ce double visage de l’identité, transformant une invitation au changement en une sédimentation, est le lieu de toutes les instrumentations des foules : j’ai développé ce thème dans une intervention au Centre de Philosophie du droit de l’Université catholique de Louvain en octobre 2007, « L’identité comme raison d’agir ».

Après les célébrations du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, j’ai repris, dans un cours de cinquième année, la filiation qui conduit de Fichte à Althusser via Feuerbach, pour parachever cette désubstantialisation du sujet, en m’appuyant, dans l’inspiration de la conférence d’Evian de 2009, non seulement sur la prévalence de l’acte, mais aussi sur une théorie de l’image (Fichte) et du reflet (Feuerbach). Née dans une théorie de la connaissance issue de l’idéalisme transcendantal, la Bildlehre fichtéenne construit le rapport de l’image à son objet à partir de la forme constitutive de l’image, qui lui est donnée dans son rapport à une autre image. Comme l’accord kantien du concept et de l’intuition, la correspondance entre ces deux images garantit la validité objective de nos représentations. Cette correspondance ou cet accord se fonde sur l’unité du concept et de l’intuition, donnée dans l’expérience de l’intuition intellectuelle, ou savoir absolu, qui définit le Moi fichtéen. C’est l’unité ou l’autoposition d’un tel Moi qu’exprime l’autonomie vers laquelle tend l’exigence pratique. Le sujet agissant tend alors à n’être plus que l’image du Moi originaire, Moi que la dernière philosophie fichtéenne présente comme image de l’Absolu. Une fois ce rapport à l’Absolu déconstruit, chez Feuerbach p.ex. en termes de reflet, le sujet pratique pourrait bien se réduire à n’être plus que le rapport, interne et constitutif, d’une image à son objet, mais ici comme simple rapport d’une image à une autre. L’histoire de la philosophie rejoint alors les thématiques contemporaines de la subjectivation, par exemple lorsqu’Althusser retrouve les thèses de Feuerbach dans le redoublement spéculaire des A.I.E., thème que j’ai abordé dans un cours de master 2 et qui fera l’objet d’une très prochaine publication : L’Image du Soi, Fichte, Feuerbach, Althusser, chez Peter Lang.


[1]. D. Henrich, Fichtes ursprüngliche Einsicht, Fancfort, 1966 ; puis « Selbsbewusstsein », in Hermeneutik und Dialektik, Tübingen, 1970, ou encore Selbsverhältnisse, Stuttgart, Reclam, 2001.

[2]. Pour introduire le narcissisme. Vol. XII, 1913-1914, de la trad. des OC (Bourguignon / Laplanche).

[3]. Janine Chasseguet-Smirgel, La maladie d’idéalité, Essai psychanalytique sur l’idéal du moi, Paris, L’Harmattan, 1999.

[4]. Jean-Jacques Rousseau, l’individu et la République, chap. deux.

[5]. Dans la 8e Conférence  de L’initiation à la vie bienheureuse.

[6]. Emile I.