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Rousseau et l'ordre de la fête

Conférence prononcée au VIe Colóquio Rousseau Festa e da Representação, Pirenopolis, Goias, Brésil, mai 2013.

 

Le titre judicieux de ce colloque, associant fête et représentation, nous place au cœur de l’approche rousseauiste de la fête, en la présentant d’emblée en rapport au spectacle, et en faisant de ce rapport un problème. Tout le monde sait que lorsque Rousseau parle de la fête dans la Lettre à d’Alembert, c’est pour opposer ces spectacles « où chacun s’isole »[1], « spectacles exclusifs qui renferment tristement un petit nombre de gens dans un antre obscur »[2], et où les mœurs de tout un peuple sont mis en fermentation, avec les fêtes publiques où tous célèbrent en plein air leur volonté de rester unis. Le ton du discours est donc double, à la que, car le pouvoir commun ne peut unir tout un peuple sous des lois sans faire se correspondre les lois aux mœurs. C’est la tâche du législateur que d’adapter ainsi les lois aux mœurs[3]. En faisant cela il ne s’agit pas de corriger, par de nouvelles lois, les mœurs perverties des spectateurs modernes : la Lettre à d’Alembert exprime clairement des réserves sur ce point[4]. Mais il s’agit de prévoir, au moment de l’institution même[5], que les volontés puissent s’exprimer sans se subordonner les unes aux autres, et les hommes coexister sans se soumettre.

Ces considérations morales et politiques nous aident donc comprendre le rapport entre la fête et la représentation, d’abord ici représentation théâtrale, puis représentation politique ensuite, lorsque Rousseau présente la fête publique, républicaine, comme devant et pouvant supplanter les autres formes de spectacles, parce que seule capable de combler chacun des participants. Sans ce contexte moral et politique on ne comprendrait pas pourquoi Rousseau rapporte si étroitement la fête au spectacle. Après tout, un spectacle n’est pas nécessairement réjouissant, et toute fête n’est pas nécessairement le lieu d’un spectacle, ni nécessairement publique.

La fête devient pourtant nécessairement publique, dans l’opposition problématisée par Rousseau dans la Lettre à d’Alembert, opposition entre le commun isolement des théâtres d’une part, et l’évidence de l’unité collective que doit manifester la fête républicaine d’autre part. Qu’il faille être plusieurs pour « faire la fête » n’implique pas d’habitude de réunir la nation entière, mais c’est ce dont il est question ici pour s’opposer à cet isolement des théâtres, qui nous familiarisent avec les passions violentes. Ne pourrait-on en faire autant en public ? Si bien sûr, le rassemblement dont il est ici question n’a pas de fin autre que lui-même[6], et c’est l’unité des spectateurs qu’il s’agit de célébrer[7]. Le politique est doublement convié pour incarner cette unité : d’abord en tant qu’unité de fait des sociétés politiques particulières (réalité donnée des groupes humains : tout le monde vit dans un État aujourd’hui). En tant que politique légitime, spécifiquement rousseauiste ensuite : si tous peuvent se sentir unis, c’est parce qu’ils se rencontrent sur un pied d’égalité, et participent également à composer le corps politique. Dans cette égalité se retrouve non l’amour-propre, qui oppose, mais l’amour de soi, identique en tout un chacun, et en tout membre de l’espèce. Cette identité est aussi essentielle au politique, où elle constitue le fond anthropologique de la volonté générale : nous sommes passés ici de la représentation théâtrale, qui nous met à distance des autres et de nous-mêmes, à la représentation politique, qui n’est légitime qu’en se fondant sur la nature humaine commune à tous. Mes deux premières parties opposeront les deux formes de communautés construites sur ces deux fonds anthropologiques, l’amour-propre « mis en fermentation » dans les théâtres, et l’amour de soi exaucé dans la fête républicaine.

Si l’on comprend que la fête républicaine s’oppose pour Rousseau à la représentation théâtrale, restera donc à comprendre comment la représentation politique devient réjouissante. A recentrer ainsi la fête sur l’unité du corps politique, on peut en perdre le sentiment de plaisir avec celui qui scelle la cohésion publique ; ainsi dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne : « les fêtes d’un peuple libre doivent toujours respirer la décence et la gravité, et l’on y doit présenter à son admiration que des objets dignes de son estime »[8]. Il y a peut-être là une édification morale, mais on ne voit plus où se trouve la réjouissance de la fête. Je tâcherai dans une dernière partie de montrer que c’est précisément par le rapport à la nature humaine, et donc à l’espèce humaine en tant que partie du monde, que l’on retrouve, en reconnaissant ainsi que l’on est à sa place d’homme, sur un pied d’égalité avec les autres individus, membres de l’espèce, le sentiment de joie indissociable de la fête.

I. Amour-propre et isolement.

J’examinerai tout d’abord l’isolement constitutif d’une socialité développant les passions, que j’opposerai ensuite au caractère public de la réjouissance. Chacune de ces deux manières de composer les sociétés humaines s’oppose à l’autre, mais de façon problématique, en reflétant ce qu’elle a déjà, en elle-même, de problématique pour composer la société humaine. L’amour-propre par exemple, oppose les individus et se distingue en cela de l’amour de soi. Comment l’amour-propre peut-il permettre de composer une société en opposant les individus ? Il est aisé de répondre que si l’amour-propre est bien un sentiment qui oppose les individus entre eux[9], les premières manifestations de l’amour-propre naissent en société, et tissent des liens paradoxaux qui rapprochent les égoïsmes. Cela vaut aussi bien pour les jeunes amants, qui ne peuvent plus se passer de se voir[10], que pour les passions haineuses, envie ou jalousie : « plus nous devenons ennemis de nos semblables, moins nous pouvons nous passer d’eux »[11].

Certes, il est ici question de mise en scène. Si le théâtre n’est pas la vie, en familiarisant les spectateurs avec les « monstres abominables » et les « actions atroces »[12] le théâtre « fomente »[13] les passions des spectateurs. Rousseau effectue une critique radicale de la catharsis aristotélicienne : les passions représentée n’éveillent qu’une pitié faible et momentanée, en revanche elles s’installent dans les cœurs. Et il s’agit bien plutôt de vices que de vertu. Ajoutons que le développement des passions néfastes produit chez le spectateur le même effet que l’amour-propre, en déplaçant son existence dans le regard d’autrui : il oppose l’être au paraître.

« Plus j’y réfléchis, et plus je trouve que tout ce qu’on met en représentation au théâtre, on ne l’approche pas de nous, on l’en éloigne »[14]. Sans par là en préserver le spectateur, bien au contraire. De plus, cet éloignement des passions ne fait que lui permettre de vivre une distance d’avec ce qu’il ressent, et introduit en quelque sorte une « double vie », psychique, chez un spectateur qui peut donc croire avoir déjà vécu ce qu’il a seulement ressenti. Évoquant cette distance intérieure, et pratiquant l’antiphrase, Rousseau écrit, en paraissant défendre le spectateur allé admirer de belles actions : « que voudrait-on qu’il fit de plus ? […] Il n’est pas comédien ». Mais, a-t-on envie d’ajouter, en scindant ainsi sa propre vie passionnelle, en séparant sa vie psychique entre ce qu’il vit et ce qu’il ressent, il devient comédien lui-même.

Le théâtre est donc un puissant instrument pour façonner l’opinion, non seulement parce qu’il éveille les passions, mais surtout parce qu’il place le spectateur lui-même dans la distance entre être et paraître, cette distance qui fait tout le pouvoir de l’opinion publique au sens rousseauiste d’estime publique, en déplaçant mon existence dans le regard d’autrui : « Quand on ne vit pas en soi mais dans les autres, ce sont leurs jugements qui règlent tout »[15].

C’est pour échapper à cette duplicité intérieure soumettant les individus aux chaînes de l’opinion[16] que Rousseau oppose la fête républicaine à la représentation théâtrale. Toutefois, il faut bien saisir la nature de cette opposition, et ne pas s’étonner que persiste dans les fêtes publiques des manifestations tenant apparemment à l’amour-propre. On retrouve par exemple des oppositions, et une hiérarchie, interindividuelles dans les fêtes du Gouvernement de Pologne où les cirques sont « des théâtres d’honneur et d’émulation », et où il faut que « les rangs soient distingués avec soin »[17]. Nous reviendrons sur les significations à prêter à cette mise en scène de la hiérarchie politique. Ce qu’il faut souligner ici c’est que cette hiérarchie est d’abord politique. Il ne s’agit pas de valoriser le théâtre, au contraire, puisque les spectacles de pure distraction sont abolis dans la nouvelle constitution polonaise. Il s’agit de « donner de l’éclat aux vertus patriotiques »[18]. Et à cette fin Rousseau recommande d’utiliser le puissant instrument de la mise en scène. Si le législateur fait attention à l’opinion publique[19], ce n’est pas pour laisser libre jeu à l’égoïsme de la concurrence, ni pour développer le calcul d’intérêt. Il s’agit par les honneurs et les récompenses publiques (notamment Considérations sur le gouvernement de Pologne, III, Application, mais la thématique se trouve dès la note XIX du second Discours) de faire aimer la patrie, et de porter l’amour de soi, qui intéresse d’abord l’individu à lui-même, vers l’identité nouvelle du citoyen. Si donc le législateur utilise l’opinion, c’est pour retourner l’amour-propre contre lui-même, en donnant à chacun une identité nouvelle qu’il partagera également avec tout ses compatriotes.

Ainsi dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne, qui reprennent les thématiques de la Lettre à d’Alembert : « Rien, s’il se peut, d’exclusif pour les grands et les riches. Beaucoup de spectacles en plein air, où les rangs soient distingués avec soin, mais où tout le peuple prennent part également »[20].

II. Amour de soi et communauté

Pas d’opposition interindividuelle valant pour elles-mêmes donc, mais une célébration de la valeur des héros ou des chefs, chaque participant rendant hommage à l’unité de son peuple lorsqu’il leur témoigne individuellement de l’admiration. En dépassant ainsi les oppositions interindividuelles pour pénétrer dans une dimension collective, nous quittons l’amour-propre pour l’amour de soi. Il s’agit bien sûr d’un sentiment individuel, mais c’est un même sentiment qui peut être éprouvé par tous, et qui n’oppose pas les individus les uns aux autres. Comme le montre son analyse dès la première étape de l’état de nature, l’amour de soi, première de toutes les passions et qui ne quitte jamais l’homme tant qu’il vit[21], est indifférent à autrui. J’apprends ici, au contact d’autrui, que je lui suis pour l’essentiel identique. C’est là que se justifie l’appel au politique, et à un politique proprement rousseauiste : non pas seulement institution d’une unité collective, mais constitution de cette unité collective grâce à la participation de tous à la volonté commune reposant sur l’identité de nature. La thématique de l’égalité a donc une importance fondamentale dans la fête républicaine, ou plutôt : la dimension républicaine a donc une grande importance dans la fête. Ce que l’égale participation au politique met en évidence est la profonde unité de tous les participants, qui célèbrent en quelque sorte la rencontre avec leur identité essentielle lorsqu’ils se réjouissent d’être ensemble, et parce qu’ils se réjouissent d’être ensemble. Il n’y aurait pas ici manifestation d’une identité essentielle s’il restait des oppositions d’amour-propre.

La construction du politique requiert la possibilité d’un intérêt commun auquel Rousseau donne une existence substantielle en fondant cet intérêt commun sur une identité qui n’oppose pas les individus entre eux, identité anthropologique essentielle qui repose, non seulement sur l’amour de soi commun à tout être sensible, mais aussi, chez l’homme, sur les évolutions de cet amour de soi mû par la liberté, je reviendrai sur ces évolutions dans ma dernière partie.

L’unité politique, construite sur l’intérêt commun, révèle l’identité commune, ou du moins réoriente les regards des individus vers l’évidence d’une telle nature commune. L’universalité de la nature humaine peut ne pas être en jeu dans les fêtes républicaines, elle peut même s’y opposer dans le patriotisme, ou dans les fêtes polonaises conservant l’aspect exclusif des « anciens législateurs »[22]. Mais se trouve néanmoins constituée l’unité, disons intermédiaire, de la communauté politique dans et pour laquelle sont déjà dépassées les oppositions interindividuelles.

Ce dépassement des oppositions interindividuelles est essentiel à la fête comme telle, avec sa double caractéristique de réjouissance, en tant que réjouissance collective. Nous le retrouvons dans toute sorte de fête, ainsi, comme l’a souligné J. Starobinski[23], dans les vendanges de Clarens : « Tout vit dans la plus grande familiarité ; tout le monde est égal »[24]. De même dans la Neuvième promenade, à commencer par les « oublies », ces gâteaux que Jean-Jacques distribue aux jeunes filles : « le partage devint presque égal et la joie plus générale »[25]. Il y a incontestablement nécessité d’une certaine forme d’égalité, réalisée dans le partage, pour éprouver du plaisir. Le thème revient dans la Profession de foi, au moment où l’expansion de l’âme nous mène jusqu’à la conscience : « même dans nos plaisirs, nous serions trop seuls, trop misérables, si nous n’avions avec qui les partager » ; et, page suivante : « non seulement nous voulons être heureux, nous voulons aussi le bonheur d’autrui ; et quand ce bonheur ne coûte rien au nôtre, il l’augmente »[26].

En ce qui concerne la participation de chacun, ce partage est plutôt une coïncidence qui enrichit le plaisir individuel, sans que l’on puisse attribuer ce plaisir au rapport interindividuel lui-même. Nous sommes aux antipodes des plaisirs d’opposition suscités par les passions d’amour-propre. Ainsi la moquerie évoquée dans la Neuvième promenade lorsque « les riches et les gens de lettres »[27], se jouent d’enfants pauvres qui se jettent sur des pains d’épices. Jean-Jacques ne partage pas leur joie car elle ne peut être partagée par tous. La joie individuelle ne peut être pleine et entière que dans une communauté de réjouissance étrangère aux interactions individuelles. La véritable communauté de réjouissance est donc une juxtaposition de contentement, satisfactions individuelles qui s’enrichissent de leur coïncidence sans être produites par leur rencontre[28]. Elle est donc produite par l’amour de soi et non par l’amour-propre, et se manifeste comme telle dans les groupes constitués par leur intérêt commun : famille ou cité.

III. De la représentation politique à la représentation du politique.

Dans cette égalité essentielle qui permet de retrouver la nature commune, la fête manifeste aussi ce que devrait être idéalement le politique juste : dans la fête, le politique célèbre son idéal. Le rapport fondateur à la nature des choses, en l’occurrence à l’égale liberté de la nature humaine, fait du politique légitime l’inverse de la dénaturation imposée par l’amour propre et l’inégalité qui ne font voir que désordre et « cahos »[29].

Le politique, la hiérarchie de la société politique, est ici l’image de l’ordre du monde, tout comme Wolmar l’illustrait dans son domaine de Clarens : « L’ordre qu’il a mis dans sa maison est l’image de celui qui règne au fond de son âme, et semble imiter dans un petit ménage l’ordre établi dans le gouvernement du monde »[30]. L’ordre du monde, s’il implique une égalité des hommes entre eux, enveloppe aussi une hiérarchie dans la grande chaîne des êtres[31]. Il faut donc non seulement respecter l’égalité naturelle en traitant chaque individu comme homme à part entière, mais il faut encore que le pouvoir commun, instituant cette égalité politique, le fasse en manifestant l’ordre du monde qui justifie l’institution.

La dimension publique et républicaine de la fête n’est donc pas seulement essentielle à la fête pour qu’elle soit telle. La fête, manifestant l’égalité essentielle qui fait de chaque individu un membre de l’espèce au même titre qu’un autre, est tout aussi essentielle au politique, dont elle exprime le rapport à l’ordre du monde qui en est la légitimité. Nous ne sommes pas alors seulement passé de la représentation théâtrale à la représentation politique, comprise en un sens démocratique comme la participation égale de tous à la chose publique. Nous sommes passés en un même temps à la représentation du politique lui-même, à sa mise en scène dans cette auto célébration qu’est la fête républicaine démontrant sa légitimité car manifestant son exacte expression de l’ordre du monde.

Parmi les principaux caractères de la fête populaire, il n’y a pas ou peu chez Rousseau de renversement des valeurs ou de célébration de la renaissance cosmique. En revanche il faut souligner la préservation d’un caractère classique de la fête qui est  son expression symbolique, ici non pas de la puissance ou de la fécondité, mais de l’harmonie naturelle. C’est presque à souligner ce caractère symbolique de la fête, contre les autres caractères habituellement retenus, que s’applique la Nouvelle Héloïse : « Le renversement qu'ils affectaient était trop vain pour instruire le maître ni l'esclave ; mais la douce égalité qui règne ici rétablit l'ordre de la nature, forme une instruction pour les uns, une consolation pour les autres, et un lien d'amitié pour tous »[32]. En un sens la puissance d’expression symbolique de la fête en fait la manifestation par excellence de l’institution légitime. Elle pourrait alors, en tant qu’institution d’un ordre nouveau, résumer en elle les autres caractères de la fête : en étant à la fois renversement et renaissance.

L’ordre du monde est visible dans la fête comme ordre et comme monde. Comme monde tout d’abord en tant que la fête d’étend, ou que les participants lui donne un sens universel ; ainsi dans la célèbre note qui conclut la Lettre à d’Alembert, il faut souligner que nous passons insensiblement de « l’attendrissement général » à « l’allégresse universelle ». De même dans les soupers des vendanges de la Nouvelle Héloïse, « l’allégresse générale », « semble étendu sur la surface de la terre »[33].

L’ordre du monde est ensuite visible comme ordre ; dans la note qui conclue la Lettre à d’Alembert, il s’agit d’un régiment, qui ne se met en branle qu’en respectant sa constitution, « par compagnies », « selon la coutume ». Que ce soit l’unisson dans la danse, le port de l’uniforme, le serpent des danseurs qui se déroule sans confusion, tout dénote l’ordre dans cette première description de la fête. La longue bande qui serpente fait « mille tours et retours, mille espèces d’évolution figurées », tout comme pour manifester la puissance d’innovation de la nature. L’entrée en scène des femmes semble troubler l’ordre du régiment de Saint-Gervais, mais c’est pour le joindre à celui des autres communautés humaines. Les femmes constituent tout d’abord l’extension du spectacle à ces autres communautés. D’abord spectatrices, les femmes – maîtresses ou servantes dans le texte – « ne purent tenir longtemps à leur fenêtre », et descendent, suivies des enfants. Elles deviennent actrices, et les soldats se font pères. La danse est suspendue mais ni le texte ni la fête ne sont finis. L’arrivée des femmes reconstituant les familles est l’occasion pour cet attendrissement général de devenir allégresse universelle.

Je veux conclure en soulignant la concomitance de l’expansion universelle de la fête et de la superposition des différentes formes de communauté – famille, régiment, voire cité, l’allégresse témoignant de l’unité de Genève tout entière. Chacune de ces communautés apporte avec elle une identité nouvelle : la femme devient mère, l’homme père ou soldat et tous sont membres du corps politique. Il y a, dans cet emboîtement progressif d’une généralité croissante, le schéma de ce que j’avais appelé[34] l’identité dynamique de l’individu humain, dynamique portée par la recherche du bien-être – recherche de la satisfaction de son amour de soi – que la liberté et la raison humaine oriente vers le meilleur[35]. Parcourir les étapes de cette dynamique nous portant de l’être vers le bien-être est ce qui explique la réjouissance dans la fête, et justifie la place du politique, comme étape permettant de retrouver une nature commune au-delà de son individualité première. Il est donc très important de comprendre les différentes modalités de l’existence humaine à partir de l’amour de soi, cette passion primitive, sujette plus que tout autre à des transformations, dont l’ultime est la conscience ou l’amour de Dieu[36]. La fête manifeste la dynamique même de cette satisfaction de l’amour de soi qui transporte chacun de son être vers le bien être commun. Et lorsque Jean-Jacques achève ce parcours dans ses extases solitaires, il ne contredit pas la réjouissance commune de la fête, il la porte à son comble en survolant l’ordre de l’univers.



[1]. Lettre à D’Alembert, O.C. I, Paris, Gallimard, 1995, p. 16.

[2]. Lettre à D’Alembert, O.C. I, p. 114.

[3]. Cf. Contrat social II 12, et Lettre à D’Alembert, O.C. I, p. 60, 72.

[4]. Cf. Lettre à D’Alembert p. 68, plutôt que 20-21, où Rousseau maintient la force des lois parmi les instruments permettant d’influer sur les mœurs. Je me suis déjà exprimé sur cette prétendue inutilité morale des lois. (Rousseau, Kant, et la Révolution : la force du pouvoir instituant, notamment IIIe partie) Elle me paraît clairement contraire à l’esprit de l’auteur ainsi qu’à de multiples passages de l’œuvre, cf. Contrat social I 8, II 7, II 8, Émile II 311, etc.

[5]. « L’institution primitive » (Lettre à D’Alembert p. 68), ce que Rousseau appelle par ailleurs, dans l’usage de l’époque, la « législation », à comprendre l’œuvre propre du grand législateur.

[6]. « Qu’y montrera-t-on ? Rien, si l’on veut » (Lettre à D’Alembert p. 115).

[7]. « Donnez les spectateurs en spectacle, rendez les acteurs eux-mêmes ; faîtes que chacun se voie et s’aime dans les autres afin que tous soient mieux unis », ibid.

[8]. Considérations sur le gouvernement de Pologne, O.C. III Paris, Gallimard, 1966, p. 964.

[9]. « L’amour-propre, qui se compare, n’est jamais content et ne saurait l’être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux, ce qui est impossible », Émile IV, O.C. IV Paris, Gallimard, 1969 p. 493.

[10]. Discours sur l’inégalité, O.C. III p. 169.

[11]. Manuscrit de Genève, chap. 2, O.C. III p. 282.

[12]. Lettre à D’Alembert p. 30.

[13]. Ibid. pp. 20 & 24.

[14]. Ibid. p. 24.

[15]. Lettre à D’Alembert p. 61.

[16]. Sur ces chaînes elles-mêmes, cf. le « poison de l’opinion » in Émile III p. 444 ; par opposition à la nécessité naturelle : Émile V p. 856 ; sans oublier l’enchaînement mutuel dans la dépendance des hommes, Émile IIp. 311.

[17]. Considérations sur le gouvernement de Pologne, O.C. III p. 963.

[18]. Ibid. p. 962.

[19]. Cf. Contrat social II 12, in fine.

[20]. Considérations sur le gouvernement de Pologne, O.C. III p. 963.

[21]. Émile IV p. 491.

[22]. Considérations sur le gouvernement de Pologne, O.C. III p. 958. Il n’est pas indifférent de notre que dans ce passage Rousseau loue les cérémonies religieuses exclusives et nationales contre les pratiques sociales de son époque. Rien n’est dit ici de la possibilité d’ouvrir la vie internationale, par le biais négatif de la tolérance, vers une coexistence indifférentes des nations.

[23]. La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971, p. 121 : « Dans la joie générale, il semble que nous ayons reconquis l’égalité de origines ».

[24]. Nouvelle Héloïse, V, 7, O.C. II Paris, Gallimard, 1964, p. 608.

[25]. Rêveries du promeneur solitaire, Neuvième Promenade, O.C. I Paris, Gallimard, 1959, p. 1091.

[26]. Émile IV pp. 596 et 597. Également, p. 690 : « les plaisirs exclusifs sont la mort du plaisir. Les vrais amusements sont ceux qu’on partage avec le peuple ».

[27]. Neuvième promenade, p. 1092.

[28]. Cf. L. Vincenti, J.J. Rousseau, L’individu et la République, Paris, Kimé, 2001, chap. 2.

[29]. Émile IV p. 583, « le tableau de la nature ne m’offrait qu’harmonie et proportions, celui du genre humain ne m’offre que confusion, désordre ! Le concert règne entre les éléments, et les hommes sont dans le cahos ! ».

[30]. Nouvelle Héloïse, troisième partie, XX, p. 371.

[31]. La chaîne des êtres aboutit à Dieu, même si ce n’est pas dans un rapport qui le proportionne aux espèces inférieures, cf. lettre Au Comte des Charmettes, 17 janvier 1742.

[32]. Nouvelle Héloïse, V, 7, p. 608, également cité par J. Starobinski, La transparence et l’obstacle p. 124.

[33]. Nouvelle Héloïse, V, 7, p. 604.

[34]. Au chap. deux de J.J. Rousseau, L’individu et la République.

[35]. Dieu nous ayant donné « la conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître, la liberté pour le choisir » Nouvelle Héloïse VI 7, Émile IV p. 605.

[36]. Lettre à Christophe de Beaumont, O.C. IV p. 936, Émile IV, p. 636.