Accueil>Conférences

Des rapports entre droit et morale dans la première philosophie de Fichte.

Conférence prononcée à l’École normale supérieure lettres et sciences humaines de Lyon, en mars 2001.

Un des problèmes posés par l’étude la philosophie fichtéenne est son unité, ici le problème de la continuité de l’œuvre. C’est un problème pour les commentateurs, qui a soulevé de multiples débat sur les ruptures et les époques de la philosophie fichtéenne.  On s’orienterait aujourd’hui vers des interprétations plus unitaires, mais elles sont plus complexes car elles requièrent une traduction du langage fichtéen d’une époque à l’autre, langage qui se transforme bien souvent sous l’influence d’un contexte polémique (Schelling, mais avant lui Jacobi, et d’autres bien sûr). Cette question de la rupture ou de la continuité de l’œuvre ne se pose pas seulement autour de 1800, mais aussi à propos du début de l’œuvre et notamment à propos des rapports entre droit et morale[1], rapports que l’on présente habituellement comme étant tout d’abord unité en 1793 puis, sinon opposition, du moins distinction en 1796-98. Il y a eu sur ce point des divergences entre commentateurs récents, je pense notamment à A. Renaut et Y. Radrizzani. Je présenterai ces rapports en me distinguant à mon tour de la thèse centrale d’A. Renaut.

L’opposition 1796/93.

le rapport à Kant

Une première lecture de ces rapports entre droit et morale de 1796 à 1798 nous est fournie par le rapport à Kant. C’est une voie très empruntée mais qui n’est pas la plus claire, dans la mesure où les ambiguïtés même du texte kantien sont surdéterminées par le rapport Kant / Fichte : Fichte souligne l’origine naturelle du droit, ce que le texte kantien affirme bien, p.ex. dans l’opuscule Théorie et pratique ou le Projet de paix perpétuelle. Mais dans la Métaphysique des mœurs Kant souligne, via la liberté, le rapport à la morale. Cela doit être pris en compte dans l’évaluation de l’œuvre fichtéenne, d’autant que le Droit Naturel de Fichte paraît en deux temps, 1796 & 97[2], comme le souligne A. Renaut.

A priori pourtant, l’examen du rapport entre droit et morale chez Fichte, à partir du rapport à Kant, facilite l’abord du problème. Fichte lui-même présente le rapport entre droit et morale par ce biais, notamment dans le dernier point (III) de l’introduction de son Droit naturel : en 1796, Fichte se sert du fait que Kant adopte le concept de loi permissive pour montrer que sa doctrine du droit reste proche de celle de Kant, en cela que le droit ne peut être déduit de la morale.

La doctrine kantienne à laquelle se réfère Fichte. est alors celle exposée dans le Projet de paix perpétuelle <1795>, et qui utilise, dans une note[3], la notion de loi permissive. Je comprends cette note de la façon suivante : Kant s’interroge sur la possibilité d’une loi permissive, et de fait, il y a bien là une question puisque que toute loi est d’abord en elle-même une obligation, qui commande ou interdit, mais ne fait pas seulement que permettre. On peut rapporter, comme le fait A. Renaut, cette interrogation à une position de Kant nuancée par celle du kantien Hufeland[4], position dont sera très proche le Fichte de 1793, et qui situe le droit dans le cadre de ce qui est permis par la loi morale, sans être pour autant ordonné par cette dernière.

Cette question concernant l’existence de lois permissives se retrouve, toujours chez Kant, dans la Doctrine du droit[5] – en des termes qui rappelleront l’opposition à Hufeland, lorsque la Doctrine du droit définit la loi comme liant obligation & contrainte (Nötigung), et comme se répartissant en Gebot- oder Verbotgesetze, loi qui interdit ou qui commande ; la Doctrine du droit s’interroge alors[6] : y a-t-il en outre une lex permissiva ? Une loi permissive est une loi qui permet de faire, et elle peut donner cette permission soit comme exception à une loi préceptive ou interdictive, soit comme condition restrictive définissant le domaine d’application de la loi préceptive ou interdictive. Dans ce dernier cas la loi permissive est antérieure à la loi préceptive ou interdictive : elle détermine, à partir d’un cadre plus général, les conditions au sein desquelles la loi préceptive ou interdictive peut s’appliquer.

Il s’agit en fin de compte de la même conception sous deux points de vue différents, selon que l’on se place d’emblée dans le domaine d’application de la loi prescriptive ou interdictive, – en l’occurrence la légalité juridique – ou bien que l’on se place du point de vue des conditions à partir desquelles on déduit cette loi juridique. P.ex., « j’ai le droit de m’approprier toute chose qui n’est manifestement pas la propriété d’autrui » : cette permission ne peut valoir que lorsque la déclaration de ce qui est ou non la propriété d’autrui est manifeste, c’est-à-dire à l’état civil et non à l’état de nature : il faut au préalable qu’il y ait eu fixation des volontés individuelles dans et par le titre positif de propriété. Du point de vue des conditions du droit et donc d’un point de vue antérieur au droit positif (§ 2 Doctrine du droit), il m’est permis de m’approprier les objets de mon arbitre, dès lors qu’ils ne sont pas la propriété déclarée d’un autre. De là vient la nécessité d’entrer en l’état civil, pour savoir qui est propriétaire de quoi. Du point de vue maintenant interne au droit : je n’ai le droit de m’approprier ceci ou cela qu’en accord avec la volonté de tous les autres membres de l’Etat : on ne peut être propriétaire que par contrat.

Dans l’exemple précédent, la loi permissive est droit naturel, loi antérieure et inapplicable, et c’est la loi interdictive ou préceptive, droit positif, qui est appliquée et réelle. Pour la question des rapports entre Droit et Morale, il faut inverser les termes, et comprendre que le droit lui-même dans son ensemble (naturel et positif) serait permis : le droit peut commander ou obéir, mais la loi juridique ne s’exprime pas inconditionnellement : il m’est seulement permis de faire usage de mon droit ; je peux ne plus me conduire selon la relation juridique, et m’opposer à l’autorité commune, ou quitter la communauté dans laquelle a lieu telle ou telle loi positive. Comment le droit tout entier peut-il être compris comme une permission, à partir du point de vue de la loi morale ? D’abord en comprenant que la condition de l’entrée en l’état civil – l’institution d’une autorité commune garantissant l’engagement des volontés – n’est pas seulement celle qui rend applicable le droit naturel et qui présente donc son dépassement dans le droit positif, elle est aussi, comme telle, comme condition, celle qui délimite le droit positif. Dans le même sens, lorsque Fichte écrit que l’Etat est le droit naturel réalisé, c’est au sens où sans sa condition, le droit originaire reste « problématique », c’est-à-dire ne se réaliserait jamais… faute d’une reconnaissance réciproque des volontés, et cela faute des conditions de cette reconnaissance, i.e. la fixation des volontés dans la loi et l’attribution d’une puissance à la loi. Mais cette dénégation (négation de la réalité) du droit naturel veut également dire que la relation juridique n’a de valeur que pour celui qui vit dans une communauté juridique instituée. En ce sens la loi prohibitive ou préceptive, interdictive ou prescriptive, est une loi conditionnée. Elle est la synthèse entre le droit originaire et sa condition : l’institution d’une communauté juridique. Quiconque ne veut pas respecter le droit de l’Etat peut toujours aller vivre ailleurs[7].

La légalité positive est donc de ce point de vue tout entière conditionnée : par l’institution d’un état civil, lui-même rendu nécessaire par la vie en communauté. Par distinction d’avec ce caractère conditionné du droit, la loi morale, et non le droit naturel, commande catégoriquement et inconditionnellement. Et c’est du point de vue de ce commandement catégorique que la loi juridique apparaît, sinon comme seconde, du moins comme étant plus conditionnée que la loi morale inconditionnée. Si l’on rabat sur le même plan droit et morale[8], la légalité juridique positive devrait alors s’inscrire dans un champ où elle est permise par la loi morale, permise au sens où elle ne serait pas interdite par la loi morale. La permission est alors, dans les termes du Projet de paix perpétuelle, « condition restrictive », déterminant a priori la sphère de validité de la loi juridique, sphère au sein de laquelle la loi juridique commande ou interdit. C’est en ce sens que Kant regrette que la permission soit introduite dans le droit lui-même comme exception à la loi, et donc a posteriori, alors qu’elle devrait y figurer a priori comme condition restrictive.

Du point de vue de la morale, il est permis (au droit) de commander ou d’interdire, si ces commandements ou interdictions ne contredisent pas la loi morale. On pourrait alors nuancer l’opposition à Hufeland, et considérer, une fois compris que la permission doit être a priori, que le Fichte de 1793 n’est pas loin de ce que Kant et Hufeland peuvent avoir en commun concernant la subordination du droit à la moralité.

Notons, pour terminer sur cette première lecture du rapport Kant / Fichte, qu’il n’est pas possible, à partir de la note du Projet de paix perpétuelle <1795>, de savoir si la loi morale détermine ou non effectivement le droit, i.e. s’il faut ou non rabattre sur le même plan droit et morale. En un sens ils sont toujours rabattus sur un même plan, puisqu’il s’agit de la conduite humaine, en un autre sens il ne sont jamais sur un même plan, le droit ne pouvant tenir compte des intentions et régissant les actions humaines par la contrainte extérieure. Que l’on ne puisse pas conclure ce que pense Kant des rapports entre droit et morale en 1795 n’a évidemment pas échappé à Fichte, qui le fait remarquer en 1796 pour en conclure – et nous allons voir comment – par opposition à 1793, que l’on ne peut déduire le droit de la morale. Concernant 1796, il ne faut pas oublier que l’écrit sur lequel se fonde Fichte pour se rapporter à Kant n’est pas la Doctrine du droit mais le Projet de paix perpétuelle, qui, développant l’image du peuple de démons, souligne l’hétérogénéité des deux législations, nature et liberté, et regarde le droit du point de vue de la nature. Fichte retiendra ce point de vue sur le droit en faisant du droit une demande (postulat) de la philosophie théorique (philosophie de la nature), à la philosophie pratique.

Le rapport droit / morale en 1796

Voilà pour le point de doctrine kantien. Comment Fichte utilise-t-il ce point de doctrine en 1796 ? Le raisonnement est simple : Fichte part du fait que le droit soit permis par la loi morale, caractère qui n’a pas à rendre la loi juridique elle-même « permissive » (elle reste prohibitive ou préceptive), mais qui délimite ses conditions d’application[9]. Si le droit peut être compris comme une loi permise – au sens où je peux faire ou non usage de mes droits – cela veut dire qu’il prend place dans un domaine plus large au sein duquel il est possible de déterminer la sphère de validité de la législation juridique. Et cela veut donc dire que dans ce domaine plus large existe une sphère où des actions (en l’occurrence celles qui sont commandées ou interdites par la loi juridique) peuvent être simplement permises, c’est-à-dire donc une sphère où ne s’exprime aucune loi qui commande ou interdit absolument les actions qui peuvent être commandées ou interdites par le droit. Or – suite du raisonnement de Fichte en 1796 –, si le droit devait être déduit de la morale, il faudrait que la loi morale, en l’occurrence le cadre plus général à partir duquel et dans lequel est déduit le droit, puisse, sur certains points, ne pas s’exprimer. Il faudrait donc que l’application de la loi morale soit elle-même limitée à certaines actions, et que la loi morale elle-même devienne en conséquence conditionnée, ne valant que dans le cadre de certaines limites. En somme la condition ne peut pas être unilatérale, s’il y a rapport de condition à conditionné, la condition elle-même est déterminée par ce rapport. On voit bien que cela contredit le caractère absolu de l’obligation morale ; puisque la loi morale ne peut voir son obligation conditionnée ou limitée, elle ne peut donc rien permettre, et en l’occurrence elle ne peut fonder le droit comme loi conditionnée.

Au moment où Fichte écrit son Droit naturel, il est clair que le droit ne se déduit pas de la morale ; le droit est toujours reconnu comme conditionné ; même s’il vaut avec nécessité dans sa sphère, sa sphère est délimitée, en tant que toute obligation juridique reste soumise à l’obligation de vivre en communauté, obligation qui elle-même n’est pas commandée au sein du droit[10]. Si le droit est alors conditionné par la loi morale, c’est au sens où elle en fonde la nécessité, en nous commandant de vivre en communauté. Dans les développements ultérieurs, Fichte confirmera cette orientation : il n’existe pas d’actions indifférentes pour la loi morale[11].

La thèse inverse : 1793.

Jusqu’ici tout n’est que cohérence. Le problème est que Fichte dit presque la même chose en 1793 pour conclure l’inverse, i.e. que le droit se déduit de la loi morale. Qu’il puisse en conclure l’inverse peut se comprendre à partir du rapport à Kant, dans la mesure où Kant ne dit pas clairement en 1793 que le droit se distingue de la morale[12], cela n’apparaîtra qu’en 95 et encore, cela n’apparaîtra très clairement qu’en 97. On peut par ailleurs très bien comprendre, à partir même de la définition de la législation juridique comme conditionnée (par la vie en communauté), que le droit s’exerce dans une sphère enveloppée par la moralité. C’est le cas de passages de la Critique de toute révélation[13]posant que la permission est de nature morale et que la permission définit le droit. C’est également le cas dans les Contributions, où un célèbre texte[14] enveloppe le droit politique dans une série de sphères dont la plus grande est celle de la loi morale. Et il s’agit bien de subordination : Fichte développe cette figure de l’emboîtement successif des juridictions dans le cadre de la défense de la Révolution française ; le principe de son argumentation est clair : un peuple a le droit de changer de constitution politique, et ce n’est pas parce qu’il aurait passé un contrat avec ses dirigeants qu’il perdrait ce droit, bien au contraire : s’il ne pouvait pas changer de contrat, il ne pourrait pas même passer de contrat, puisque sa liberté est condition de son engagement volontaire. Pour souligner que l’entrée dans l’Etat ne peut en aucun cas supprimer les droits que chacun possédait comme homme, y compris sa liberté, avant d’entrer dans l’Etat, Fichte explicite la subordination du droit civil en enveloppant le contrat civil dans une série d’instances supérieures qui remontent jusqu’à la loi morale. Les rapports sont exactement ceux d’une loi permissive à une loi préceptive ou prohibitive plus générale : « Je ne puis pas posséder comme citoyen, et en tant que tel, un droit que je ne possède pas comme homme ; et je ne puis avoir déjà possédé comme homme le droit que je possède à titre de citoyen ». La première partie de la phrase ne décrit pas une inclusion pure et simple, il y a, selon la deuxième partie de la phrase, une spécificité du droit civil par rapport au droit naturel, et la forme négative du rapport décrit dans la première partie de la phrase citée prend alors son importance : les droits spécifiques que je possède en tant que citoyen sont bien spécifiques, mais leur spécificité ne doit pas contredire le droit naturel, droit naturel qui sera lui-même compris comme une « application » de la loi morale. La subordination du droit est pourtant complète : Fichte situe bien ici le droit de l’Etat à l’intérieur du champ des contrats en général puisqu’à l’intérieur du droit naturel, et il le situe en déterminant le droit civil comme « application particulière » du droit naturel. Cela veut dire que ce qui valait comme règle dans le droit naturel vaut toujours dans l’Etat, alors même qu’il n’y est plus question des mêmes choses[15].

Dans ce mouvement de subordination, il y a bien distinction des différentes instances : la loi morale p.ex., si elle est décrite avec les mêmes catégories qui permettront de la comparer à la loi juridique[16], se caractérise par le fait que, de son point de vue, l’individu est isolé par rapport à l’Etat dont nous commençons par nous abstraire. L’individu moral est isolé par distinction d’avec l’homme dans l’Etat : de ce point de vue moral, nous ne sommes pas encore dans la possibilité du droit, qui commence dans l’interrelation, nous sommes, par opposition à cette interrelation, dans la relation intérieure de chacun à sa conscience, et il y a bien là un caractère spécifique et distinctif de la morale par rapport au droit[17]. Entre la loi morale et la loi civile se trouvent les contrats, et ce champ là est important pour notre question : « Le champ des contrats est le monde des phénomènes, en tant qu’il n’est pas parfaitement déterminé par la loi morale. Sa loi dans ce champ est le libre arbitre (affranchi de toute loi) ». Nous sommes dans le monde des phénomènes, mais il y a , dans ce monde, tout un ensemble de phénomènes indifférents au Bien et au Mal. Ce sont ces phénomènes qui seront concernées par le droit. Le droit est bien ici à comprendre comme une permission[18] : ce qui est permis est ce que la loi morale ne défend pas.

Vous connaissez la suite, le contrat social est une détermination particulière du contrat en général, (chemin habituel depuis Pufendorf), et il ne peut donc contredire un droit que je possédais en tant qu’homme, i.e. la liberté de ma volonté. Je suis donc toujours libre de changer de contrat. Vous le voyez, par rapport à la distinction radicale des juridictions, nous sommes, en 1793, à l’opposé des thèses de 1796, et, pire encore, face à des arguments contradictoires : en 1793 le droit est fondamentalement permis par la loi morale.

Des rapports entre droit et morale dans le nouveau système.

Pourtant tout n’a pas changé, et notamment la conception du droit comme étant, du point de vue de l’ensemble des obligations et de la différence entre droit et morale, une loi permise. Seulement, cette différence en 1796 n’est plus un rapport inscrivant le droit en continuité avec la loi morale, mais une différence entre deux sciences philosophiques particulières. N’est-ce pas en fait la conception de la morale qui a changé, moins que celle du droit ? La morale est loi commandant de façon absolument inconditionnelle et concernant l’ensemble de la conduite homme en 1796, loi commandant de façon tout aussi inconditionnelle en 1793, mais laissant indéterminées certaines actions et libérant ainsi le champ du droit. Dit de cette façon, c’est le point de vue de 1793 qui ne fonctionne pas – du côté de la morale (puisqu’une loi inconditionnée ne peut être limitée). Il s’agit d’ailleurs moins de la morale que du rapport de la morale à l’ensemble du système, ou de la manière dont l’ensemble du système se fonde sur un principe – intuition intellectuelle ou vouloir pur – dont la loi morale est au plus proche. J’examine ces points en trois moments dans cette deuxième partie.

La constitution des sciences philosophiques particulières à partir de la Nova methodo.

Je vous rappelle que la nouveauté du nouveau système consiste à partir non du concept de Moi pur (le § 1 de la Grundlage) mais de l’expérience de l’intuition intellectuelle, première certitude, dont l’analyse des conditions de possibilité va nous révéler l’ensemble des conditions de l’expérience. La première partie de la Nova methodo[19] remonte ainsi jusqu’au moment où elle doit postuler le vouloir pur comme condition première et fondamentale de l’intuition intellectuelle ; elle effectue alors un saut et n’explique plus véritablement la conscience de soi. Il doit donc y avoir une deuxième partie[20], pour confirmer l’hypothèse de la première partie qui pose le vouloir pur au fondement de la conscience de soi ; par là, le vouloir pur (impératif catégorique quand il est en rapport à une conscience empirique) serait condition de toute conscience. La démonstration de l’hypothèse qui pose le vouloir pur au fondement de la conscience de soi, s’effectue dans la deuxième partie en deux tps : les §§ 14-16 déterminent les éléments de la conscience empirique à partir du vouloir pur (du rapport du vouloir pur à la conscience empirique) puis les §§ 17-19, mettent ces éléments en jeu. Si l’on peut déduire – génétiquement, synthétiquement – à partir de la conscience empirique reconstruite dans les §§ 14-16, l’ensemble de l’expérience, alors la conscience de soi – que nous trouvons dans l’intuition intellectuelle comme conscience de ma libre activité, de « mon vouloir pur » – est bien condition de toute conscience. On confirme ainsi l’hypothèse de la première partie et l’idéalisme critique est démontré.

Au terme de la deuxième partie nous trouvons une synthèse quintuple, ou schéma reliant 5 termes – 5 synthèses intermédiaires -  présentés dans le graphique ci-dessous. On peut en simplifier l’abord en précisant que  le rapport du vouloir pur à la conscience empirique implique une décomposition en deux séries, idéale et réelle, chaque série contient un déterminé et un déterminable, et l’achèvement de cette synthèse met l’ensemble des termes en relation.

shéma4

A partir du § 19, et dans la mesure où Fichte. détermine une action réciproque entre l’ensemble des termes, on peut, en partant de chacun des quatre termes, recouvrir l’ensemble des autres termes. Ces termes deviennent alors des points de vue, et constitueront chacun une science philosophique particulière. Ainsi nous passons de la Doctrine de la science décrivant le « savoir ordinaire » - le rapport de la conscience au monde - à la Doctrine de la science recouvrant l’ensemble des sciences philosophiques particulières. Parmi des points de vue, nous étudions le droit puis la morale.

Situation et autonomie du droit

Selon le schéma de la Nova methodo, et le texte sur les subdivisions de la Doctrine de la science qui suit le dernier §, la situation de la philosophie du droit lui confère pour objet de soumettre à des lois, en vue d’établir une cohérence universelle[21], l’exercice effectif de la liberté des individus raisonnables, dans le monde sensible (en l’occurrence cette cohérence universelle se traduit par une coexistence possible). Cela n’est rien d’autre que la définition du droit : cf. l’introduction à la Doctrine du droit[22], « le concept de droit est donc le concept de la relation nécessaire [loi] d’êtres libres les uns avec les autres ». Le droit naturel (ou philosophie politique) n’étant pas la simple conception du monde d’un individu agissant, mais droit naturel « selon les principes de la Doctrine de la science » : il faudra donc déduire les lois régissant l’exercice effectif de la liberté pour l’ensemble des individus raisonnables et à partir des principes de la Doctrine de la science. C’est l’objet de la première Section de la première partie (partie publiée en 1796.

A partir de la première section de la première partie[23], où il s’agit de déduire le droit naturel à partir des principes fondamentaux de la Doctrine de la science, on aperçoit d’emblée la spécificité du droit : comme dans la Sittenlehre de1798, Fichte part de l’autoposition, et de l’autoposition dans et pour une conscience de soi - nous sommes dans la nouvelle méthode, il est d’emblée question d’un être raisonnable fini. Mais, à la différence de la Sittenlehre, la condition de possibilité de la réflexion sur soi – conscience de soi – de l’être fini, n’est pas étudiée du côté du vouloir, ni même d’un vouloir déterminé, mais d’emblée comme causalité dans un monde. Nous sommes du côté réel ou objectif de la conscience. La difficulté à surmonter, celle qui aboutira à déduire la relation juridique comme condition de la conscience de soi, consiste à prendre conscience de soi-même dans et à partir de déterminations réelles et objectives, à partir donc du point de vue de l’existence, sensible, point de vue qui sera celui des individus raisonnables. Cette difficulté est réglée par la déduction bien connue de l’intersubjectivité (comme appel à agir librement).

La déduction de l’intersubjectivité remplit donc exactement, dans le monde sensible, la même fonction que le vouloir pur dans l’analyse de l’intuition intellectuelle. Dans l’analyse de l’intuition intellectuelle, le vouloir pur rompt le cercle qui nous renvoie, dans la détermination des conditions du concept de fin (Nova methodo, première partie), de la connaissance vers le vouloir, l’un conditionnant l’autre. Pour rompre le cercle et expliquer ainsi la conscience de soi, il faut une synthèse entre l’être et l’agir, entre la connaissance et le vouloir : c’est le cas du vouloir pur qui n’est pas vouloir d’un objet, et c’est aussi le cas ici, avec l’intersubjectivité, qui ne me présente pas ma liberté comme un objet, bien que me permettant d’en prendre conscience dans le monde sensible sous forme d’un appel à agir librement, dans l’avenir donc. Cela veut dire que l’intersubjectivité a, dans le droit naturel (philosophie du droit) ou du point de vue de la philosophie du droit, le même statut que le vouloir pur du point de vue de l’intuition intellectuelle ou synthèse suprême, « A » dans le schéma de la Nova methodo.

A partir du moment où Fichte a posé l’intersubjectivité, il est possible de se livrer à une série de déductions spécifiques concernant particulièrement les conditions de possibilité de l’intersubjectivité : c’est cette série de déductions qui va constituer la Doctrine du droit. Tout ce qui sera condition de l’existence des êtres raisonnables en tant qu’individus, c’est-à-dire du respect réciproque de la sphère appartenant en propre à chacun[24], sera condition de l’existence des êtres raisonnables et donc de la conscience de soi d’un être raisonnable fini.

La relation juridique, titre du § 4 et premier pas dans la Doctrine du droit, est cette nécessité dans laquelle je suis de traiter l’autre comme un être raisonnable en respectant sa liberté, i.e. la sphère de ses actions. Nous sommes encore et toujours dans le monde sensible ; « le concept du droit se rapporte uniquement à ce qui s’exprime dans le monde sensible »,[25], et c’est là un premier caractère qui distingue le droit de la morale. La nécessité du droit n’est pas morale, au sens où elle n’exprime pas une exigence idéale, mais une simple nécessité logique concernant l’existence des individus et se déduisant du concept même de l’individu raisonnable. Le second caractère qui permet de distinguer le droit de la morale vient du fait que cette nécessité demeure fondamentalement hypothétique (et non catégorique, comme l’est celle de la loi morale)[26].

Situation et autonomie de la morale

Tout comme la déduction de l’intersubjectivité remplissait exactement, dans le monde sensible, la même fonction que le vouloir pur dans l’analyse de l’intuition intellectuelle, la loi morale constitue, pour l’éthique, l’analogue du vouloir pur ou savoir absolu pour l’ensemble de la Doctrine de la science. Par rapport au schéma d’ensemble de la Nova methodo, la première section du Droit naturel, première partie est ainsi l’exact symétrique des trois premiers paragraphes de la Sittenlehre : les trois premiers paragraphes de la Sittenlehre déduisent la loi morale comme impératif catégorique ou nécessité de penser sa liberté sous la forme de l’autodétermination : il s’agit en cela de reconstruire, non plus du point de vue du réel, de l’objet ou du monde, mais du point de vue de l’idéal, du sujet ou du vouloir, la même synthèse entre le sujet et l’objet : la loi morale constitue, pour le vouloir de l’individu raisonnable fini, l’intuition intellectuelle elle-même ; « A » du point de vue de l’être raisonnable fini (ß). S’il faut distinguer, comme le souligne A. Perrinjaquet, entre vouloir pur et impératif catégorique, il faut le faire à propos de la spécificité du point de vue de la Sittenlehre tel que précisé au début de la Sittenlehre : la loi morale, est distincte du vouloir pur parce qu’elle existe dans et pour l’individu raisonnable. On peut d’ailleurs aller jusqu’à dire qu’elle constitue l’individualité raisonnable, en tant que déterminée par le vouloir pur[27].

Comme on peut le remarquer[28], les plans des deux premiers ouvrages de philosophie pratique sont, dans leurs grandes lignes <titre des parties et volume respectif>, exactement identiques. Cela ne veut évidemment pas dire qu’il y aurait identité ou continuité entre le deux sciences pratiques, mais qu’il y a identité dans la forme de leur construction, à commencer par le rapport que chacune des deux sciences entretient avec le principe de la Doctrine de la science, rapport étudié dans la première partie des deux ouvrages. « Le rapport avec le principe de la Doctrine de la science » ci-dessus ne veut pas dire « le principe de la Doctrine de la science », mais bien ce même principe premier, du point de vue de chaque science particulière ; « A » se diffracte lui-même en quatre moments[29]. La différence entre principe premier de la Doctrine de la science (« A » dans le schéma de la Nova methodo) et ce même principe aperçu à partir de la science particulière se comprend vite à propos du droit, où l’intersubjectivité - principe premier du point de vue du droit - se distingue clairement de l’intuition intellectuelle – ou savoir absolu, principe 1er de la Doctrine de la science -, et il faut lire les premiers §§ du Droit naturel pour comprendre comment l’intersubjectivité peut être condition de la conscience de soi, lorsque nous considérons les individus raisonnables dans le monde sensible et du point de vue de leur existence en ce monde. Dans le cas de l’éthique et en se reportant au même schéma d’ensemble de la Nova methodo, nous considérons également les individus raisonnables, mais sans prendre en compte leur existence dans le monde sensible ; nous sommes du côté idéal et non du côté réel de la synthèse. La distinction d’avec le moment principal « A » (l’intuition intellectuelle en elle-même) devient alors plus difficile à effectuer. Cette difficulté ne peut pas être complètement réduite, dans la mesure où demeurera une supériorité de l’éthique sur les autres sciences particulières, supériorité due à sa position plus haute, c’est-à-dire plus proche de l’intuition intellectuelle considérée en elle-même, comme savoir absolu. Je reviendrai sur ce point, et considère pour l’instant l’inverse, c’est-à-dire non pas en quoi l’éthique se distingue du droit, mais ce en quoi éthique et droit se ressemblent en tant que sciences particulières : les points communs dans la forme de leur déduction.

Lors du déplacement qui met en rapport l’acte d’intuition intellectuelle en lui-même, autoréflexion ou savoir absolu, avec l’individualité raisonnable comme telle, comme individualité s’arrachant au règne de la raison, se constitue le premier principe de l’éthique : le vouloir pur apparaît comme impératif catégorique. Ce moment concerne le début de la Sittenlehre, essentiellement le Ch. 1, dont les trois paragraphes présentent cette conscience de soi en elle-même, puis du point de vue du Moi, et synthétisent les deux aspects, objectif et subjectif, dans le fait de se soumettre à la loi morale. J’ai commenté cette synthèse dans un petite ouvrage consacré à la première Sittenlehre[30]. J’ajouterai au commentaire publié un mot lié à ce que je viens de vous dire sur les rapports à l’ensemble de la Doctrine de la science : l’originalité de Fichte. dans sa construction de l’éthique - et donc le propre de l’éthique - n’est pas de prendre conscience de soi comme d’un vouloir (ce qui est déjà fait dans la Nova methodo, première partie), mais d’analyser cette conscience de soi du point de vue du sujet voulant. C’est le point de vue du sujet voulant qui décompose cette conscience de soi en un objet, qui n’est pas le monde mais ce que le sujet voulant pense qu’il est, et un sujet, qui n’est pas le sujet voulant lui-même mais la façon dont le sujet voulant prend conscience de lui-même ; les deux sont liés dans le texte commenté : la façon de prendre conscience de moi-même est liée à (« déterminée » dans le texte) à ce que je suis = autonomie, c’est la « nécessité dans laquelle je suis de ne déterminer ma liberté que par le concept d’autonomie », et ce que je suis est lié à la façon de prendre conscience de moi-même : je me détermine à me penser (me décide à me penser au lieu de penser autre chose) et je me trouve donc comme autonome. La loi morale, comme impératif catégorique, est alors le lien entre cet aspect objectif et cet aspect subjectif de sa conscience de soi ; je ne peux me penser comme libre[31] qu’en entendant retentir en moi le commandement moral[32]. Ce commandement moral n’est pas chez Fichte. formulé en des termes exactement kantiens, il se résume à cette exigence d’autonomie ; « sois autonome »[33] est tout le contenu de la loi morale fichtéenne.

Pour en finir avec cette inscription de l’éthique dans le système de la connaissance philosophique déduit par la Doctrine de la science, notons que, tout comme dans le droit vous retrouviez une détermination du monde (une philosophie de la nature du point de vue du droit) et une détermination de la communauté des êtres raisonnables (la communauté juridique précisément), vous retrouvez aussi dans l’éthique les autres point de vue : une détermination du monde comme nature en tant que condition de ma causalité effective, « G » du schéma de la Nova methodo. Dans les paragraphes 7 à 9 de la Sittenlehre, la nature est déduite à partir de ma possibilité d’agir en elle, elle est ainsi, tout comme dans la  Nova methodo, un tout organisé. L’analogue du règne de la raison (« g » du schéma de la Nova methodo) sera déduit comme communauté des savants, élément dans et par lequel sont levés les contradictions de la conscience morale (comment agir sans s’opposer à la liberté d’un autre être raisonnable) ; contradictions qu’avait déjà tenté de résoudre le droit, droit lui-même qui se retrouve donc déduit comme tel (« B » du schéma général) dans et par l’éthique, mais seulement à une fin morale : à partir de l’éthique, ce n’est pas pour la sécurité de ma personne et de mes biens que je dois m’engager dans un état juridique, mais pour être sûr de ne pas traiter autrui contre son droit.

Conclusion : supériorité de l’éthique.

En soulignant cette similitude, dans la forme de la déduction, entre morale et droit, nous pourrions en conclure qu’aucune de ces deux sciences philosophiques particulières n’a plus d’importance que l’autre, et qu’elles exercent chacune leur compétence dans une indifférence respective. Mais même dans cette coexistence, la morale commande, c’est-à-dire recouvre un ensemble d’actions qui échappent au droit, et commande tout le temps, même s’il n’existe pas de contrainte externe. Le droit a un mode d’obligation (ce que Kant appelle « législation » dans l’introduction de la Métaphysique des mœurs) spécifique, mais la spécificité de son mode d’obligation restreint son domaine. Kant et Fichte se rejoignent encore exactement : « le concept du droit se rapporte uniquement à ce qui s’exprime dans le monde sensible » écrit Fichte[34]. Toutefois cette restriction ne suffit pas à affirmer la supériorité de l’éthique, puisque l’on pourrait encore renvoyer droit et morale dos à dos avec leur spécificité respective, et considérer que l’éthique a pour champ propre non les actions effectives mais les intentions présidant à ces actions, nous aurions à nouveau une indifférence respective dans la constitution indépendante de chacune des deux sciences philosophiques particulières.

Pour comprendre la supériorité de l’éthique il nous faut donc à la fois poursuivre la déduction jusqu’aux actions effectives et partir de plus haut, d’un point de vue qui nous permettra de comprendre comment Fichte peut poser l’éthique au-dessus des autres sciences philosophiques particulières, et notamment de la Doctrine du droit. Nous comprendrons ainsi par ailleurs que le territoire de l’éthique ne se réduit pas à l’intention d’agir mais recouvre, avec la détermination de la volonté, l’ensemble des conséquences possibles de mes actes, non seulement dans le monde sensible, mais aussi dans le monde intelligible, rapport entre les deux mondes par lequel l’éthique se rapportera à la religion.

Concernant le premier point, la supériorité de l’éthique sur le droit dans l’ensemble de la Doctrine de la science, il est facile de le montrer en partant de la proximité du premier principe de l’éthique – la loi morale comme impératif catégorique – et du premier principe de la Doctrine de la science, l’intuition intellectuelle comme savoir absolu. C’est à cette proximité que Fichte pense lorsqu’il affirme qu’elle occupe la plus haute place entre les parties de la philosophie : « L’Ethique se situe au-dessus de toute science philosophique particulière (donc aussi au-dessus de la doctrine du droit) »[35]. Pour fonder l’éthique écrit alors Fichte, il faut partir d’un principe plus élevé, à partir duquel sera fondé l’individualité ; ce principe est celui de la réflexion, réflexion qui doit provenir d’une limitation et réflexion par laquelle l’être raisonnable fini prend conscience de lui-même. Avant de déterminer l’individualité comme condition de la conscience de soi, l’éthique détermine donc la forme de la conscience de soi comme réflexion[36]. On est alors très proche, et c’est le sens du début du § 3, de l’intuition intellectuelle du philosophe se superposant à l’intuition intellectuelle réelle ou autoposition du Moi pur ; «  Nous qui philosophions étions de simples spectateurs d’une autointuition du Moi originaire […] l’objet de notre réflexion était lui-même une réflexion »[37]. La loi morale est l’expression dans et pour un sujet de cette « autoréflexion » originaire. Mais au lieu d’observer, comme le philosophe, les lois de cette réflexion dans son agir nécessaire, le sujet moral vit immédiatement ces lois. C’est parce qu’elle se fonde sur l’aspect absolument originaire de la conscience morale que la loi morale peut être inconditionnée, et recouvrir, p.ex., le champ des actions commandées par la loi juridique.

L’éthique s’enracine donc plus haut dans la Doctrine de la science, et ce point de vue plus élevé permet aussi d’aller plus loin dans la déduction des autres parties de la Doctrine de la science : dans la deuxième partie de la Nova methodo, Fichte souligne à la fin du § 19 que s’il a pu déterminer l’action réciproque des quatre termes posés, c’est parce qu’il était parti de la série idéale et précisément, dans cette série, de l’individu raisonnable (« b »), pas de l’individu. du droit naturel, existence de l’individu raisonnable dans le monde sensible : « Si nous étions partis de la série réelle, nous n’aurions pas pu progresser et atteindre notre but, nous l’avons pu ainsi, en partant de la série idéale, parce que la liberté et l’autoactivité sont ce qu’il y a de premier et de suprême, à partir de quoi on peut facilement démontrer la sensibilisation dans le monde sensible »[38]. Fichte parle ici de l’action réciproque entre les derniers termes de la série, action réciproque elle-même déterminée par[39] l’action réciproque entre l’ensemble des termes. Du point de vue de et pour l’éthique, cela signifie que l’on peut déduire jusqu’aux actions effectives commandées par le devoir ; « effectives », i.e. en tant que la déduction enveloppe leur condition de possibilité : nous ne sommes plus dans Kant, où Dieu comme auteur moral vient garantir la nature puisse « finalement » permettre d’associer synthétiquement vertu et bonheur. Chez Kant précisément la garantie divine n’est postulée que parce qu’il n’y en a aucune lorsque l’on considère simplement le cours de la nature. Cela n’est plus le cas chez Fichte où la nature est déduite en même temps que les actions effectives commandées par la moralité. Il s’agit en morale d’agir effectivement, la déduction ira donc de la loi morale jusqu’aux actions effectives (les devoirs déterminés qui constituent la dernière section de la Sittenlehre), en passant par les conditions de possibilités de ces actions effectives. Et ces conditions sont 1) la déduction de la nature comme pouvant recevoir en elle l’action morale et 2) l’institution de l’Etat comme me garantissant que je ne traiterais pas autrui contre son droit. Ici l’éthique enveloppe le droit, dans le cadre de l’éthique. Elle le commande, ne se borne plus à la permettre, nous ne sommes plus en 1793 donc.



[1]. Rapports qui fluctuent selon les positions prêtées à Fichte, qui passe ainsi d’un individualisme libéral, voire anarchiste, à une « dictature éducative » (cf. le titre de la thèse de P.P. Druet), avec, entre les deux, une position « républicaine », celle de 1796/97.

[2]. Fichte, Grundlage des Naturrechts nach Principien der Wissenschaftslehre, 1796/1797 ; Hamburg, Meiner, 1979, trad. fr. A. Renaut, Fondement du droit naturel selon les principes de la Doctrine de la science Paris, P.U.F., 1984. Toute la première partie est de 1796.

[3]. Il y a deux notes concernant cette notion, la deuxième, dans le 1er Appendice, correspond à une application de la première que vise Fichte ici. La première note se trouve à la fin de la première section du Projet de paix perpétuelle, Ak VIII 347, p. 81/82 dans la traduction de F. Proust, Paris, Garnier Flammarion, 1991.

[4]. Essai sur le principe du droit naturel, 1785 ; Kant en publie un compte-rendu en 1786.

[5]. Ou la simple nuance ; point IV de l’introduction générale à la Métaphysique des mœurs.

[6]. A propos des actions indifférentes : sittlich-gleichgültig, indifferens, adiaphoron, res merae facultatis

[7]. C’est alors tout à la fois à la morale, condition du droit, ou au droit cosmopolitique, de veiller à l’accueil des étrangers.

[8]. Droit et morale ont toujours une partie de leur territoire en commun, en 1793 comme en 1796 ; mais en 1793, le point de vue du droit n’est pas distingué de celui de la morale, comme il le sera en 1796/98, lorsque Fichte commandera la construction de la philosophie du droit à partir du rapport entre la philosophie du droit et la Doctrine de la science.

[9]. Cf. introduction au Droit naturel, p. 28 « La permission n’est pas expressément dans la loi, elle est seulement conclue par l’interprétation de celle-ci, à partir de sa limitation. La limitation d’une loi se révèle dans le fait qu’elle est conditionnée ».

[10]. Je ne dirai plus immédiatement aujourd’hui qu’en conséquence, et puisque cette obligation est de nature morale, la morale commande le droit. Cela ne peut être vrai que du point de vue de la réalisation historique de l’Etat de droit, et sa subordination à un devenir moral de l’humanité. Mais en tant que telle, cette réalisation et ce devenir ne concerne pas le droit naturel. La morale commande bien le droit, mais pas au sein du droit, ni du point de vue du droit. Il faut bien alors conserver l’autonomie des disciplines, ce qui ne peut se faire qu’en distinguant les domaines.

[11]. Cf. Sittenlehre § 12 (il existe à chaque moment un devoir), & § 13, p. 149 de la trad. fr. : il n’existe pas d’adiaphora. Egalement in Droit naturel fin § 7.

[12]. Cf. le tout début de la deuxième section de Théorie et pratique qui fait de l’institution d’un Etat juridique un devoir inconditionné et premier. Mais la différence droit / morale peut se lire dès 1786 dans le compte rendu de Hufeland (trad. française publiée à la suite de Théorie et pratique en Garnier Flammarion).

[13]. Fichte, Versuch einer Critik aller Offenbarung, 1792-1793 ; trad. fr. J.C. Goddard, Essai d'une critique de toute révélation Paris, Vrin, 1988, pp. 59 et 60.

[14]. Beitrag zur Berichtigung der Urtheile des Publikums über dir französische Revolution, 1793 ; Meiner, Hamburg, 1973 ; trad. fr. J. Barni, Considérations sur la révolution française, Paris, Payot, coll. Critique de la politique, 1974, Ch. III, p. 148/49, SW VI 131/132.

[15]. C’est l’acception du terme « application » dans le texte, cf. plus haut : qu’il y ait application signifie tout d’abord que jouent pour le contrat social les mêmes règles que pour le contrat en général, cf. Contributions p. 136, où la reprise du produit de l’exécution équivaut à une réparation du dommage. De la même manière, ni la propriété, ni l’héritage ne sont dus à l’Etat.

[16]. Ces catégories sont : le mode d’existence et le monde dans lequel existe l’individu (état de nature, état civil, mais dans le texte généralement monde intelligible & état social) ; le juge ou le tribunal (intérieur ou extérieur, l’extériorité elle-même pouvant être la force de chaque individu se faisant juge ou l’autorité instituée) ; la loi enfin.

[17]. Sur la même distinction, Contributions p. 134 : « il ne faut pas confondre le domaine du droit naturel avec celui de la morale ». Ce n’est pas la même chose de se demander « qu’est-ce que je lui dois ? » ou « ai-je fais le bien ? » (surtout si ce bien enveloppe une dimension religieuse « suis-je méritant aux yeux de Dieu ? »).

[18]. Contributions pp. 94/95.

[19]. Fichte, Wissenschaftslehre Nova methodo, 1796 / 1799, trad. fr. Doctrine de la science nova methodo, I. Radrizanni, Lausanne, l’Age d’homme, 1989 & I. Thomas-Fogiel, Paris, Librairie générale française, 2000.

[20]. S’il y avait continuité entre conscience de soi et vouloir pur, l’être raisonnable ne serait plus fini, et il n’y aurait pas de philosophie pour prétendre expliquer cette finitude.

[21]. C’est le « postulat » ou demande que la philosophie théorique (ici philosophie de la nature) adresse à la philosophie pratique (ici la philosophie morale).

[22]. Pt 3 p. 24 de la traduction française.

[23]. Les sections de la première partie sont : 1. Déduction du concept de droit. Il s’agit ici du point de vue idéal, il aboutit à la relation juridique ; 2. Déduction de l’applicabilité du concept droit. Il s’agit ici du point de vue réel (et on trouve là une détermination plus précise de l’intersubjectivité par rapport aux corps) ; 3 : Doctrine du droit proprement dite (1+2) : Droit originaire et Droit de contrainte.

[24]. L’existence de l’être raisonnable est conditionnée par l’intersubjectivité, et cette intersubjectivité, permettant à chacun de prendre conscience de sa liberté, lui permet ainsi de reconnaître une « sphère de son action en général » (qu’il réponde ou non à l’appel), sphère qu’il s’attribue en la distinguant de celle d’autrui. Par cette distinction ou « différenciation par opposition », l’existence de l’être raisonnable est existence d’un « individu », (Droit naturel, p. 57). L’intersubjectivité est d’abord interindividualité : c’est cela qui permettra d’inscrire Fichte parmi les théoriciens du contrat.

[25]. Cf. Fondements du droit naturel..., p. 70 de la traduction française, 55 Meiner, GA I 3, p. 360 : « c'est seulement dans la mesure où des êtres raisonnables peuvent se trouver réellement en relation les uns avec les autres, et peuvent agir en sorte que l'action de l'un ait des conséquences pour l'autre, qu'entre eux la question de droit est possible, ainsi qu'il ressort de la déduction qui a été effectuée, laquelle suppose toujours une action réciproque réelle ».

[26]. Nous retrouvons donc ici la question de notre première partie, et la subordination de l’obligation juridique, hypothétique, à la catégoricité de la morale. La question du droit ne se pose que pour une relation effective entre êtres raisonnables, mais le droit ne peut commander l'instauration d'une telle relation. Il n'y a pas d'obligation juridique à vivre en communauté : « l'être raisonnable n'est pas obligé absolument... à vouloir la liberté de tout être raisonnable extérieur à lui ; cette proposition est la frontière entre Droit naturel et Morale, et le signe caractéristique d'une manière pure de traiter la première science. En morale se manifeste une obligation d'avoir cette volonté. On peut, dans le droit naturel, dire seulement à chacun que telle ou telle conséquence résultera de son action. Si alors il accepte ces conséquences ou espère s'y soustraire, on ne peut plus utiliser contre lui aucun argument » (Fondements du droit naturel, p. 103 de la trad. fr., GA I 3, p. 386.). La relation juridique conserve une forme hypothétique et arbitraire  ; du point de vue de cette relation et à l'intérieur de la sphère du droit , on ne peut déterminer aucune obligation absolue (Cf. généralement Fondements du droit naturel..., p. 26/27 de la trad. fr, GA I 3, p. 322 : « si quelqu'un ne veut aucunement limiter son arbitre, la seule chose qu'on puisse lui opposer, sur le terrain du droit naturel, c'est que dans ces conditions il devrait s'éloigner de toute société humaine ». Le droit tout entier répond à la question : « Comment une communauté d'êtres libres en tant que tels est-elle possible ? » (Fondements du droit naturel..., p. 100fr, 85 Meiner, GA I 3, p. 383.). Il ne nous dit donc pas « il faut exister en communauté ». Il revêt en cela un caractère hypothétique et sa compétence n'est, à strictement parler, qu'une compétence technique concernant la société humaine, commandée par ailleurs.

[27]. Cette constitution n’est pas autre chose que le mouvement descendant de la deuxième partie de la Nova methodo.

[28]. Cf. A. Perrinjaquet « Le fondement de la philosophie pratique en 1796-1799 » in Cahiers de philosophie - Fichte, le bicentenaire de la Doctrine de la science. Actes du colloque de Poitiers. Octobre 1994 – Lille – N°Printemps 1995 (avril).

[29]. Wissenschaftslehre, 1804 ; SW X ; éd. Fritz Medicus, Leipzig, Meiner, 1908/1912, Band IV ; trad. fr. D. Julia La théorie de la science, exposé de 1804, Paris, Aubier, 1967,  28e et dernière Conférence de la Doctrine de la science 1804, SW X 313, 391 Meiner, 267 de la traduction de D. Julia : on doit « ajouter » le principe qui réunit les 4 termes de chaque point de vue à chaque point de vue : d’où 5x 5 termes.

[30]. Vincenti L., Le système de l’éthique. Fichte, Paris, Ellipses, 2000, pp 30-33.

[31]. C’est-à-dire je ne peux me penser tout court, cf. § 1 Sittenlehre.

[32]. Même thèse in Seconde introduction à la Doctrine de la science V, p. 274 Vrin (Fichte, Erste und zweite Einleitung in die Wissenschaftslehre, 1797 trad. fr. Première et Seconde introduction à la Doctrine de la science, A. Philonenko, in Oeuvres choisies de philosophie première, Paris, Vrin, 1980, p. 274 & I. Thomas-Fogiel, in Nouvelle présentation de la Doctrine de la science, Paris, Vrin, 1999).

[33]. Sittenlehre, § 1 p. 30, « je veux être autonome, c’est pourquoi je me tiens pour tel » ; ou § 18 p. 208.

[34]. Fondements du droit naturel..., p. 70 de la trad. fr., 55 Meiner, GA I 3, p. 360 : « c'est seulement dans la mesure où des êtres raisonnables peuvent se trouver réellement en relation les uns avec les autres, et peuvent agir en sorte que l'action de l'un ait des conséquences pour l'autre, qu'entre eux la question de droit est possible, ainsi qu'il ressort de la déduction qui a été effectuée, laquelle suppose toujours une action réciproque réelle ».

[35]. Système de l’éthique, § 18 point 3, p. 209.

[36]. Cf. introduction, pt. 1, p. 7, ou § 2 p. 35, sur l’aspect absolument originaire de l’objet de la conscience morale, i.e. cette autodétermination dont le sujet moral prend conscience en revenant sur lui-même.

[37]. Système de l’éthique, p. 43.

[38]. Nova methodo § 19, pt. 8, p. 301 Radrizzani, p. 329/330 I. Thomas-Fogiel.

[39]. Ibid.