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Rousseau et la transformation sociale : confrontation au marxisme 

Conférence prononcée au colloque organisé par Véronica Lazar, Les antécédents du matérialisme historique au siècle des Lumières, New Europe College-Institut d’études avancées, Bucarest, Roumanie, les 21-22 novembre 2014.

 

I. Formation sociale et processus.

IA. Caractère du marxisme, compréhension et transformation.

Un caractère essentiel du marxisme est de lier la compréhension des sociétés humaines à leur transformation. Cela vient tout d’abord de son analyse des sociétés humaines en éléments s’opposant les uns aux autres, division du travail dans l’Idéologie allemande puis lutte des classes proclamée comme principe au début du Manifeste. Cette tension constitutive explique l’historicité des sociétés humaines et le rapport étroit que le marxisme entretient avec la science de l’histoire.

Les sociétés humaines sont ainsi comprises grâce au concept de processus. Pour comprendre le lien pratique du marxisme avec la transformation effective des sociétés, il faut souligner que le processus n’a pas seulement une dimension temporelle – la procession du procès – mais aussi une dimension atemporelle, celle qui concerne l’articulation des différents éléments composant les sociétés[1]. La définition marxiste du processus comprend ces deux dimensions lorsqu’elle parle à la fois de « développement » et d’un « ensemble de conditions » : « le mot procès […] exprime un développement considéré dans l’ensemble de ses conditions réelles »[2].

Cet ensemble de conditions peut se comprendre et s’analyser en s’inspirant de David Harvey, lors de son intervention au Forum social mondial de Porto Alegre en 2010, en présentant les « moments internes au corps politique du capitalisme, compris comme ensemble, ou assemblage, d’activités et de pratiques »[3]. L’important étant de comprendre qu’il faut développer le rapport entre ces éléments (p.ex. entre rapport sociaux, procès de travail, institutions…), et non aucun d’eux séparément.

Ces éléments peuvent désigner l’articulation du social et du politique – p.ex. l’individu et l’État moderne, qui sont les éléments dégagés par la dissolution de la société civile féodale dans la Question juive – ils peuvent être aussi le prolétariat et la grande industrie dans l’analyse économique du Capital, il peut encore s’agir du rapport entre la superstructure idéologique et la base économique, rapport au sein duquel peut figurer le marxisme lui-même comme agent de la transformation sociale.

IB. La morale et l’histoire

Il s’agit toujours pour Marx de souligner la présence de liens indispensables entre éléments distincts voire opposés, éléments et oppositions que Marx trouve de plus en plus, au fur et à mesure de sa propre évolution, dans l’historicité sociale et économique. La puissance de transformation immanente à l’historicité sociale est un apport fondamentalement novateur du marxisme, et il me semble très difficile d’en trouver l’origine en deçà de la fin du XVIIIe[4]. S’il y a bien chez Rousseau, ruptures et innovations dans l’histoire, il manque la continuité de l’histoire même, qui rendrait cette puissance d’innovation immanente. Mais on peut en revanche établir une analogie entre le processus marxiste et le XVIIIe si l’on étudie les rapports entre la dimension morale et l’intervention politique, éléments tout à la fois distincts et liés dans la transformation sociale du XVIIIe.

La première occurrence de cette dimension morale se trouve paradoxalement dans ce que nous ne retrouvons pas du marxisme au XVIIIe, c’est-à-dire ce processus immanent à l’histoire sociale. L’histoire que l’on ne retrouve pas au XVIIIe, c’est une perspective, globale, qui peut rester composée d’éléments hétérogènes, mais qui se présente quand même comme milieu universel dans lequel se trouvent à la fois les effets et les causes de l’évolution des sociétés humaines. Ce qui ressemblerait le plus à cette perspective globale serait l’histoire du livre IV d’Émile ou de l’éducation.

Mais si le livre quatre d’Émile fait appel à l’histoire, c’est précisément parce que l’historiographie permet la connaissance du cœur humain. A tel point que cette figuration des passions humaines dans leur ensemble devient ce qui justifie ce rappel du passé : « On me dira que la fidélité de l'histoire intéresse moins que la vérité des mœurs et des caractères; pourvu que le cœur humain soit bien peint, il importe peu que les événements soient fidèlement rapportés »[5]. Nous sommes loin on le voit d’une science historique expliquant la présence et l’évolution des éléments composant les sociétés humaines.

Il est vrai que Rousseau fait bien par ailleurs l’histoire des sociétés, pour une part histoire économique et sociale, puisqu’elle se structure avec l’apparition et le développement de la propriété : je pense ici aux deux dernières étapes de l’état de nature dans le second Discours, les premières sociétés de la jeunesse du monde puis l’état de guerre. Toutefois, Rousseau souligne que l’apparition et le développement de la propriété provoquent avant tout la « fermentation » de l’amour propre et son devenir « intéressé »[6] : l’amour-propre du propriétaire « sensible dans toutes les parties de ses biens »[7]. Dans cette histoire de la propriété se lit donc d’abord l’histoire de la dégénérescence morale du genre humain.

IC. Morale et transformation sociale

Chez Rousseau la morale occupe donc la place qu’aura l’histoire au XIXe, celle d’une explication globale de l’existence humaine. C’est encore en référence à la morale que Rousseau pense la transformation sociale. On peut donner un sens fort à cette dernière affirmation, en la lisant dans le célèbre incipit du Contrat social : lorsque Rousseau développe l’incipit « l’Homme est né libre, et partout il est dans les fers », il écrit : « Tel se croit maître des autres qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux », et cela pour commenter le « par tout il est dans les fers ». Autrement dit là où l’homme est dans les fers ce n’est donc pas d’abord dans les États (Staaten) constitués, mais à tous les rangs de la société, quel que soit son état (Stand). Il y a bien là un problème qui est, d’emblée, non pas économique ou politique, mais social en un sens moral : la relation maître / esclave est bien sûr en rapport au politique, puisqu’elle en est aux antipodes, comme ce qui manifeste la complète dégénérescence du politique, mais la relation maître / esclave signifie aussi la totale perversion morale : « Le maître et l’esclave se dépravent mutuellement »[8]. Comme le rappelle en note l’édition de La Pléiade commentant le tout début du chapitre un du Contrat, il s’agit là d’un changement de plan, du politique au moral. Par ce changement de plan Rousseau désigne le moral comme premier champ des effets du politique et de la transformation qui s’y joue, transformation essentielle pour lui puisqu’elle concerne, avec la liberté, la nature humaine.

Chez Rousseau, lors de l’institution d’un peuple, le législateur ne doit donc pas ignorer les mœurs, et Rousseau peut être parfois très proche de Montesquieu, comme à la fin du chap. XI du Livre II du Contrat social[9], ou dans la Lettre à d’Alembert[10]. Mais c’est toujours dans le cadre d’une problématique de l’institution de l’État, problématique qui n’est pas celle de Montesquieu. Ainsi la Lettre à d’Alembert maintient-elle (p. 20-21) la force des lois parmi les instruments permettant d’influer sur les mœurs. Pour comprendre comment le XVIIIe pense la transformation sociale et illustre la notion marxiste de processus, en impulsant et articulant simultanément plusieurs champs de l’action transformatrice, je vais donc me tourner vers Rousseau, et non d’abord vers ce qu’il appelle l’histoire, mais vers l’influence réciproque des lois et des mœurs.

II. Les Lois et les moeurs dans la transformation sociale.

IIA. Quelles mœurs ?

Le couple lois / mœurs est bien connu mais il n’est pas inutile de préciser ce que nous entendons par mœurs, puisque ce n’est pas exactement le sens de l’époque. Comme l’a fait remarquer B. Binoche à propos de Montesquieu[11], il y a les mœurs au sens large, qui recouvrent, et les manières, et les mœurs au sens strict. Toutes deux dépendent du for interne et non de la contrainte légale, mais les mœurs au sens strict règlent ce que l’on se doit à soi-même et qui peut relever de la vertu, alors que les manières regardent la conduite extérieure. La grande Encyclopédie de Diderot et d’Alembert reprendra de même à l’article « Manières » : « les mœurs sont l'intérieur de l'homme, les manières en sont l'extérieur ». Notons de façon programmatique que cette extériorité rend possible un apprentissage réglé des comportements, extérieurs précisément, ce que souligne l’Encyclopédie dans ce même paragraphe : « les manières doivent donc être un des objets de l'éducation, & peuvent être établies même par des lois, aussi souvent pour le moins que par des exemples. Les mœurs sont l'intérieur de l'homme, les manières en sont l'extérieur. Établir les manières par des lois, ce n'est que donner un culte à la vertu. »

Nous pouvons donc entendre, par « mœurs » en un sens large, les manières de se conduire les uns envers les autres, en tant que ces manières peuvent avoir une certaine généralité et se trouver par là soumise à quelques règles, intérieures ou extérieures, même s’il ne s’agit pas immédiatement de la contrainte juridico-politique. Chez Rousseau le terme de mœurs est pris au sens général et par distinction d’avec les lois juridico-politiques ; dans le Discours sur les sciences et les arts il se marie néanmoins plus souvent avec la vertu, et les manières avec la politesse ; dans le second Discours le terme de mœurs domine, en un sens général, se distinguant des loix que de bonnes mœurs peuvent rendre superflues ; dans le Discours sur l’économie politique (d’où le terme de « manières » est absent), le terme de mœurs revêt le sens général et se distingue des lois, il revêtira le même sens général dans Émile, se distinguant toujours des loix, sans s’y opposer pour autant, p.ex. lorsque Rousseau rappelle que l’efficace du gouvernement, en bien ou en mal, consiste à ne pas s’opposer aux mœurs[12]. Dans le Contrat social, le terme de manières est absent, les deux vagues d’occurrences du terme « mœurs » concernent tout d’abord le rapport à Montesquieu à la fin du Livre II du Contrat social, puis, dans les exemples de Sparte et de Rome d’une part, et de la censure de l’autre, la possibilité ou non de légiférer sur les mœurs. Nous y revenons de suite.

IIB. Les lois pour les mœurs : L’Éducation publique ?

Que les mœurs se rapportent aux lois via les exemples de l’antiquité, cela constitue bien sûr une donnée assez commune tant chez Rousseau qu’à son époque en général, mais cela doit retenir notre attention à propos de cette transformation sociale se devant d’opérer conjointement sur les lois et les mœurs. Lycurgue est un législateur qui institue des mœurs[13], c’est-à-dire institue des mœurs par des lois, ce qui signifie que ces lois, comme le souligne V. Goldschmidt[14] rendent ensuite les autres lois superflues.

Il faut souligner la direction qui consiste à instituer des mœurs par des lois. Je me suis déjà exprimé contre la prétendue inutilité morale des lois que l’on retrouverait même chez Rousseau[15]. La prétendue inutilité morale des lois me paraît clairement contraire à l’esprit de l’auteur ainsi qu’à de multiples passages de l’œuvre, par exemple le début du chapitre sept du livre deux du Contrat, le passage non moins célèbre d’Émile II sur la dépendance des choses, lorsqu’il s’agit de substituer la loi à l’homme pour joindre la moralité à la liberté[16], ou encore le Contrat social I 8, à propos de l’ajout de la liberté morale. Liste qui est loin d’être exhaustive.

Comme l’a indiqué V. Goldschmidt[17], et comme le rappelle l’enchaînement des chapitres des Considérations sur le gouvernement de Pologne, ces lois qui instituent des mœurs concernent au premier chef les institutions éducatives. Or la question de l’éducation publique reste un problème chez Rousseau. Tout le monde sait bien que le grand ouvrage que Rousseau consacre à l’éducation ne concerne pas l’institution éducative, bien plutôt moquée (il s’agit alors de ces « risibles établissements que l’on appelle collège »[18]). Et les deux textes auxquels on fait habituellement référence en matière d’éducation publique ne consacrent chacun que quelques pages à la question, en étant tous les deux éloignés de vingt ans, de part et d’autre des maîtres ouvrages que sont Émile et le Contrat.

Il est néanmoins question du rôle des institutions éducatives dans l’institution d’un société nouvelle. L’éducation est requise dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne : pour « donner aux âmes la force nationale »[19], il faut mettre en place ces « institutions nationales qui forment le génie, le caractère, les goûts, les mœurs d’un peuple »[20], dans l’esprit des anciens législateurs dont les institutions attachaient sans cesse les citoyens à la patrie[21]. Mais il est alors plutôt question de rituels et de cérémonies que d’éducation, et cela dans le but de former l’opinion publique : c’est-à-dire de montrer au public ce qui est digne d’estime. S’agit-il pour autant de faire renaître l’amour-propre ? Non. Il s’agit par les honneurs et les récompenses publiques[22] de faire aimer la patrie, et de porter l’amour de soi, qui intéresse d’abord l’individu à lui-même, vers l’identité nouvelle du citoyen. Si donc le législateur utilise l’opinion, c’est pour retourner l’amour-propre contre lui-même, en donnant à chacun une identité nouvelle qu’il partagera également avec tout ses compatriotes.

Le rôle que Rousseau confie à l’éducation publique ne peut être suffisant. Lorsqu’on fait appel aux lois pour former les mœurs, il faut penser à une autre dimension, liée à l’institution du corps politique légitime tel que le décrira le Contrat social. Il s’agit de ce que veut dire la Lettre à d’Alembert lorsqu’elle maintient la force des lois parmi les instruments permettant d’influer sur les mœurs[23]. La Lettre à d’Alembert précise ailleurs qu’il s’agit de prévoir, au moment de l’institution même[24], que les volontés puissent s’exprimer sans se subordonner les unes aux autres, et les hommes coexister sans se soumettre. Il faut autrement dit faire en sorte, comme le rappelleront Émile IIet la lettre à Mirabeau de juillet 1767, de mettre la loi au-dessus de l’homme. Rapporter chacun au tout de l’État en mettant chaque individu face à l’autorité générale de la loi, et cela sans le rapporter à la volonté d’autrui. Nous avons alors ce que Rousseau appelle la liberté politique : supprimer toute « dépendance personnelle »[25]. La loi peut ainsi, sinon faire naître, du moins, de façon négative[26], lever les obstacles au développement de l’esprit social, cet esprit social qui dès l’article Économie politique, appelait les individus à s’identifier avec le tout de l’État.

IIC. Les mœurs pour les lois et le cercle de l’éducateur éduqué.

La structure fondamentale de l’autorité politique vient ainsi étayer la faible part que l’œuvre de Rousseau consacre à l’éducation publique. La rencontre de l’œuvre du législateur et de celle de l’éducateur est bien connue, mais cela ne fait que soulever une difficulté, tout aussi connue : le cercle de l’éducateur éduqué que décrit Rousseau au chap. 7 du livre du II du Contrat : « Pour qu'un peuple naissant pût goûter les saines maximes de la politique et suivre les règles fondamentales de la raison d'État, il faudrait que l'effet pût devenir la cause, que l'esprit social qui doit être l'ouvrage de l'institution présidât à l'institution même, et que les hommes fussent avant les lois ce qu'ils doivent devenir par elles »[27]. La circularité de ce problème, dans lequel la fin devient moyen, est rompu par le caractère extraordinaire du législateur, et le fait qu’il puisse faire appel aux dieux, ou du moins, s’il ne s’agit pas de Moïse comme dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne, qu’il puisse faire appel à la religion. Face à l’impératif de la transformation sociale devant mener de front transformation et des lois et des mœurs, ce type de réponse justifie l’interprétation de Kautsky : « Les matérialistes français du XVIIIe siècle ne connaissaient pas la lutte des classes et ne portaient pas attention au progrès technique. Ainsi s’ils savaient que, pour changer les hommes, il fallait changer la société, ils ne voyaient pas d’où proviendraient les forces nécessaires à cet effet. Ils les voyaient surtout dans la toute-puissance d’individus extraordinaires et avant tout d’éducateurs. Le matérialisme bourgeois ne put aller plus loin. »[28].

Le cercle de l’éducateur éduqué sera définitivement dépassé[29] par l’auto éducation de la 3e des Thèses sur Feuerbach. Mais il n’est pas nécessaire d’attendre Marx pour noter qu’il y a bien ici, puisque c’est la raison même du cercle, co-détermination entre deux éléments nécessaires à toute formation sociale, les lois et les mœurs. Cette co-détermination ne pourrait-elle rendre superflue le recours à un législateur transcendant ?

Dans le rapport des lois et des mœurs envisagé ici, tous les éléments ne sont pas présents, et on ne peut donc faire de la juxtaposition de ces éléments une des causes permettant le passage à une nouvelle formation sociale ajustant autrement les lois aux mœurs. Le législateur rendait en quelque sorte l’avenir présent : par son caractère extraordinaire qui édicte les nouvelles lois et modèle, en faisant appel à la divinité, les mœurs à ces loix nouvelles. Chez Marx, l’analyse des sociétés humaines en éléments opposés engage une conception dialectique de l’histoire, non seulement comme puissance d’innovation mais aussi comme continuité, qui permet de penser une résolution immanente des conflits et « contradictions du système social »[30]. La dialectique du processus historique, comme composition des opposés, se substitue chez Marx à la figure du législateur.

III. Dialectique de la societe transformée.

Il faut certainement se méfier de cette interprétation qui a pour elle la facilité d’un regard rétrospectif, lisant la nécessité dans le simple cours du temps. Il y a bien aussi chez Rousseau une attention portée aux « raisons immanentes » des transformations historiques, qui va chercher la possibilité de ces transformations dans le présent de la formation sociale dont il s’agit de viser le dépassement. Ainsi nous dit-il au début du Contrat qu’il s’agit de « prendre les hommes tels qu’ils sont », et il précise qu’il s’agit d’allier « ce que le droit permet avec ce que l’intérêt prescrit ». Autrement dit le pacte du Contrat social s’adresse aux individus propriétaires égoïstes, et ce sont ces individus égoïstes qui réalisent leur intérêt dans une modalité politique qui se confond avec celle que pourrait viser l’individu non égoïste, précisément parce qu’il s’agit de superposer l’intérêt particulier et l’intérêt commun.

Je reviens en détail sur cette série d’affirmations. Premièrement, le pacte du Contrat social s’adresse aux individus propriétaires égoïstes : ce point est connu, les riches ont intérêt à conclure le pacte : « ils n’ont fait qu’un échange avantageux d’une manière d’être incertaine et précaire contre une autre meilleure et plus sûre »[31]. C’est un pacte où l’on « gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd et plus de force pour conserver ce qu’on a »[32]. Il ne faut d’ailleurs pas s’étonner que la première forme de ce contrat, exposée dans le second Discours, soit à l’initiative du riche.

Deuxièmement, ce contrat n’en est pas moins légitime. Le riche du second Discours avait déjà compris que seule l’institution d’une société politique légitime lui permettrait de maintenir l’unité du corps social, unité qu’il détournera ensuite à son profit. Et cette unité du corps social est produite par le réunion des volonté de tous pour constituer la volonté générale, l’aliénation totale du pacte permettant alors à chacun de rester non seulement propriétaire de ses biens, mais « aussi libre qu’auparavant »[33].

Troisièmement : cette superposition même, entre l’intérêt particulier et l’intérêt commun, est ce qui permet la transformation des mœurs par les lois, en conformant les volontés particulières à la volonté générale. C’est parce que chacun n’a plus à se conformer à la volonté particulière de son supérieur mais à la loi, expression de la volonté générale qui est la même dans et pour chaque citoyen, que les lois ont un rôle éducatif et moralement formateur. Certes il peut ne s’agir que d’éducation négative, la substitution de la loi à l’homme n’offrant plus aucune occasion de se manifester à l’amour-propre. Reste alors l’amour de soi, amour d’un soi qui, par la même superposition de la volonté particulière à la volonté générale, se rapporte maintenant au tout du corps politique et se transforme en amour de la patrie. Le riche peut devenir citoyen.

Conclusion.

La société politique légitime, dont les institutions suppriment toute dépendance personnelle, permettrait donc bien à l’individu égoïste de retrouver l’expression de son amour de soi, et d’exister dans une société apaisée en tant qu’individu mû par l’amour de soi, sinon moral, du moins non-égoïste, conformément à la nature humaine mise à jour dans le second Discours. La possibilité de la transformation sociale repose donc bien, chez Rousseau aussi, sur la mise en rapport d’éléments constitutifs de toute formation sociale, ici les lois nouvelles et les mœurs dont on peut raisonnablement espérer l’avènement compte tenu de la persistance de l’amour de soi au fond de la nature humaine[34]. Le législateur vient moins ici pallier l’absence de l’élément « mœurs » qu’il ne pense la possibilité d’un pacte grâce auquel les intérêts particuliers, égoïstes ou non, peuvent se réunir en un intérêt commun. Et l’appel au religieux (le moment idéologique de la transformation rousseauiste) ne vient alors que faciliter l’adoption des lois qui susciteront de nouvelles mœurs. Le législateur joue donc ici en quelque le rôle de la continuité historique, rôle rendu nécessaire par la rupture même qu’impose la transformation de l’état de guerre en société légitime, ou de l’égoïsme en esprit social.

Nous retrouvons donc non seulement l’idée de processus mais aussi celle de dialectique, par le renversement en son contraire que rend possible cette vision de la transformation sociale. Je me suis déjà exprimé sur ce rapport de Rousseau à la dialectique[35], rapport qui se trouve énoncé comme tel par Rousseau dès 1755[36], et qui a été souligné dans l’histoire du marxisme par Engels[37]. Il n’est pas anodin de noter qu’avec la possibilité historique de la société légitime, ce renversement d’un terme en son contraire s’effectue à propos d’une notion centrale du marxisme : celle de l’individu. Marx lui-même en conçoit le renversement, partant de l’apparition de l’individu dans la société bourgeoise comme individu concurrentiel, pour se renverser dans la figure de l’individu social libre, via la médiation de la classe au sein de laquelle les individus s’aperçoivent qu’ils ne sont plus en concurrence[38]. Le rapport au concept rousseauiste d’individu non-égoïste, mû par l’amour-propre, est ici très étroit.

La figure marxiste du processus, rapportant les éléments d’une formation sociale entre eux pour en expliquer l’apparition et le dépassement, peut donc bien se trouver dans la pensée du XVIIIe, notamment dans l’institution de la société politique rousseauiste. Nous y apprenons qu’il est nécessaire de s’inscrire dans la nécessité dominante pour penser et engager une transformation sociale – en l’occurrence la nécessité de l’accumulation de la propriété. Nous apprenons aussi que cette transformation a pour condition de possibilité non seulement la présence des éléments de la future société, mais également celle du rapport que ces éléments doivent entretenir, ce que j’ai appelé[39] l’engrenage des éléments de la future société. On retrouve dans cette notion d’engrenage, qui pourrait finalement figurer l’essentiel de l’œuvre du législateur dans la mise en rapport des lois aux mœurs, la notion de « co-révolution » que David Harvey présente dans son intervention de Porto Alegre en 2010, avec cette visée d’une « dynamique de renforcement mutuel » des actions révolutionnaires dans les différentes dimensions de la formation sociale capitaliste. Pour le marxisme qui lie la compréhension des sociétés humaines à leur transformation, il y a donc bien des enseignements essentiels à tirer du XVIIIe siècle en général et de la pensée de Rousseau en particulier.



[1]. J’ai développé ce point en rapport avec la philosophie hégélienne de la nature in Processus et transformation, conférence au colloque de Nanterre, Penser l’émancipation 2014, texte en ligne sur mon site : http://www.luc-vincenti.fr/conferences/process_transf.html#, et vidéo sur https://www.youtube.com/watch?v=yakRbfHqt94

[2]. Le Capital, dans la trad. de Joseph Roy, Livre I, chap. VII, début, à propos du « procès de travail ».

[3]. S’organiser pour la transition anticapitaliste, (cf. davidharvey.org). Une traduction française est parue dans le n°7 (nouvelle série) de la revue ContreTemps, 3e trimestre 2010. Il s’agissait de : (a) les formes technologiques et organisationnelles de production, d’échange et de consommation ; (b) les rapports à la nature ; (c) les rapports sociaux entre les gens ; (d) les conceptions mentales du monde, regroupant des savoirs et des grilles d’interprétations culturelles et des croyances ; (e) des procès de travail et de production de biens spécifiques, de géographies, de services ou d’affects ; (f) des agencements institutionnels, légaux et gouvernementaux ; (g) l’encadrement de la vie quotidienne qui sous-tend la reproduction sociale. Un tableau analogue est présenté dans Pour lire le Capital, trad. fr. Paris, La Ville brûle, 2012, p. 217/218.

[4]. Probablement avec Ferguson, comme l’a montré B. Binoche à propos de Ferguson (cf. Autour de l’Essay on the History of Civil Society d’Adam Ferguson, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014), et en tout cas pas avec Rousseau pour qui cette puissance bien réelle d’innovation n’est pas tout à fait immanente, puisqu’il faut bien faire intervenir le grand législateur, nous y reviendrons ci-dessous.

[5]. Émile IV, O.C. IV, Paris, Gallimard, 1969, La Pléiade, p. 528.

[6]. Discours sur l’inégalité, O.C. III, Paris, Gallimard, 1966, La Pléiade, p. 173.

[7]. Ibid. p. 179.

[8]. Émile II 311 ; de même, « La domination même est servile, quand elle tient à l'opinion; car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés » p. 308.

[9]. « Ce qui rend la constitution d'un État véritablement solide et durable, c'est quand les convenances sont tellement observées que les rapports naturels et les lois tombent toujours de concert sur les mêmes points, et que celles-ci ne font, pour ainsi dire, qu'assurer, accompagner, rectifier les autres ». Contrat social II 11, O.C. III, p. 393.

[10]. Lettre à D’Alembert O.C. V, p. 60-61, 72.

[11]. Binoche Bertrand, Introduction à De l’esprit des lois de Montesquieu, Paris, P.U.F., 1998, (coll. Les grands livres de la philo) ; il s’agit alors de l’Esprit de loix, L. XIX chap. 16.

[12]. Non seulement à propos de Montesquieu, dans Émile V à partir de la p. 836, lorsqu’il rappelle les titres du Contrat social, mais aussi à propos du mariage, à la fin du Livre IV.

[13]. Second Discours  p. 187 : « Lycurgue établit des mœurs qui le dispensaient presque d'y ajouter des lois ».

[14]. Anthropologie et politique, Paris, Vrin, 1983 (1ère éd. 1974) p. 709.

[15]. Luc Vincenti « Rousseau, Kant, et la Révolution : la force du pouvoir instituant », in France-Allemagne. Figures de l’intellectuel, entre révolution et réaction (1780-1848), Dir. Anne Baillot, Ayşe Yuva, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2014. Je proposai alors de rapprocher Kant et Rousseau en soulignant que l’institution pouvait être lue sur le plan de la force.

[16]. Émile II O.C. IV, p. 311.

[17]. Anthropologie et politique, p. 709.

[18]. Émile I, p. 250.

[19]. O.C. III p. 966.

[20]. Ibid., p. 960.

[21]. Ibid., p. 958.

[22]. Notamment Considérations sur le gouvernement de Pologne, III, « Application », mais la thématique se trouve dès la note XIX du second Discours.

[23]. O.C. V p. 20-21.

[24]. « L’institution primitive » (Lettre à D’Alembert p. 68), ce que Rousseau appelle par ailleurs, dans l’usage de l’époque, la « législation », à comprendre l’œuvre propre du grand législateur. Cf. également sur ce point Contrat social IV 7 p. 459.

[25]. Contrat social I 7 p. 364.

[26]. N’oublions pas que le précepte de l’éducation négative est rappelée dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne, 968 : « Je ne redirai jamais assez que la bonne éducation doit être négative. Empêchez les vices de naître, vous aurez assez fait pour la vertu ».

[27]. Contrat social II 7 p. 383.

[28]. Les Trois Sources du Marxisme L’œuvre historique de Marx, 1908, trad. fr. 1947, réé. Paris, Spartacus, p. 13/14.

[29]. Il sera en fait dépassé progressivement, d’abord par la notion d’un public peut s’éclairer lui-même dans l’opuscule kantien Qu’est-ce que les Lumières ?, ensuite par la détermination de l’intersubjectivité comme éducation réciproque chez Fichte (Fondement du droit naturel, § 3 ) ; cf. Luc Vincenti « Du législateur au public éclairé : l’histoire du progrès politique chez Rousseau, Kant et Fichte ». In J.C. Bourdin (dir.) Les Lumières et l’idéalisme allemand, actes du colloque de Poitiers, C.R.H.I.A., L’Harmattan, 2007 (pp. 91-99).

[30]. Émile II 311.

[31]. Contrat social II 4  p. 375.

[32]. Ibid. I 6 p. 361. Cf. également I 9, p. 367 : « loin qu’en acceptant les biens des particuliers la communauté les en dépouille [cette aliénation] ne fait que leur en assurer la légitime possession, changer l’usurpation en un véritable droit, et la jouissance en propriété […] [les possesseurs] ont, pour ainsi dire, acquis tout ce qu’ils ont donné ».

[33]. Contrat social I 6  p. 360.

[34]. Sur cette persistance de l’amour de soi, cf. Émile IV p. 491, l’amour de soi « naît avec l’homme et ne le quitte jamais tant qu’il vit ». Sur le rapport entre cette persistance de la nature humaine et la transformation sociale, cf. « Der Ursprung ohne Zweck. Rousseau – Denker des Möglichen » in Pascal Delhom – Alfred Hirsch (Hrsg.), Rousseaus Ursprungserzählungen, Wilhelm Fink, 2012, pp. 37-48, texte français en ligne http://www.luc-vincenti.fr/conferences/rouss_essen.html

[35]. Entre autres dans Rousseau et le marxisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, et dans « La braise et les cendres », colloque Rousseau à l'épreuve des siècles, Fondation Gabriel Peri, Paris, publié dans La Pensée en juin 2012 (pp. 119-129).

[36]. Dans la lettre A Voltaire du 7 septembre 1755 : « il vient un temps où le mal est tel que les causes mêmes qui l’ont fait naître sont nécessaires pour l’empêcher d’augmenter », O.C. III p. 227. Et auparavant, à propos du Discours sur les sciences et les arts, la Réponse au Roi de Pologne : « Si quelqu’un venait pour me tuer et que j’eusse le bonheur de me servir de son arme, me serait-il défendu, avant que de la jeter, de m’en servir pour le chasser de chez moi ? ». La préface de Narcisse, écrite à la fin de 1752, développait déjà cette figure sur plusieurs plans, cf. O.C. I p. 972.

[37]. Anti-Dühring, 1877, première partie ch. XIII, trad. fr. E . Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1977, pp. 168-169.

[38]. Idéologie allemande (Marx & Engels) (1845), trad. fr. Paris, Éditions sociales, 1976, en général première partie et en particulier p. 61.

[39]. in Luc Vincenti Processus et transformation, Conférence prononcée au colloque international « Penser l’émancipation » qui s’est déroulé à l’Université de Paris-X Nanterre du 19 au 23 février 2014. Conférence en ligne sur mon site