Accueil>Conférences

Faut-il jeter l’individu avec le sujet ? Du devenir de l’individu dans la philosophie d’Althusser.

Conférence prononcée dans le cadre du séminaire Marx au XXIe siècle, le 17 mars 2007, Université de Paris-I Sorbonne.

Introduction.

Mon intervention vous parlera du statut et du devenir de l’individu chez Louis Althusser. Elle dévie donc de l’objet premier de cette journée – « l’individualité chez Marx » –, mais cette déviation s’explique et se justifie parce que ce qui constitue chez Althusser une spécificité dans le marxisme – voire ce qui constitue Althusser lui-même comme déviation[1] dans le marxisme – se retourne comme question vers le statut de l’individu chez Marx. C’est assez clair pour la dimension « politique »[2] de la philosophie d’Althusser, dont les principales nouveautés se présentent comme une réinterprétation de Marx ou comme un ajout à celle-ci. Comme réinterprétation d’abord : je pense à la fameuse « coupure » qu’Althusser situe entre les Manuscrits de 1844 et L’idéologie allemande[3], entre un Marx humaniste et philosophe d’une part, et un Marx plus matérialiste et scientifique de l’autre. Comme ajout ensuite : c’est en ces termes qu’Althusser présente ses « Appareils Idéologiques d’Etat » dans l’article de La pensée en 1970[4], et dans les études qui l’entourent chronologiquement, études rassemblées dans le volume d’Actuel Marx Confrontations intitulé Sur la reproduction. A partir de ces « Appareils Idéologiques d’Etat », et via la critique de la notion de sujet, on retrouve la revendication d’un antihumanisme théorique de Marx[5]. On pourrait rassembler les principaux apports althussériens autour de la notion, présentée en 1968[6] et développée en 1972[7], de « procès sans sujet ni fin », ou, plus exactement et en soulignant ces précisions orthographiques que je reprends ci-dessous : « procès sans Sujet ni fin(s) ».
La question de l’individu revient avec cette notion de « procès sans Sujet ni fin(s) », en tant que cette notion rassemble les deux faces de la déviation althussérienne ci-dessus : l’antihumanisme théorique et la disqualification du sujet, produit des A.I.E. Apparemment, l’individu n’est pas en question derrière cette disqualification du sujet. On peut très justement remarquer que l’on trouve souvent chez Marx le terme d’individu, et presque jamais celui de sujet. La disqualification du sujet comme catégorie idéaliste, et fond de toute idéologie, ne semble pas engager la même condamnation de l’individu, que notre sens commun ne peut pas ne pas penser comme existant, et qui constituerait l’existence matérielle du sujet ou la vérité matérialiste du sujet.
Il ne va pourtant pas de soi d’évacuer le sujet, et, dans le même temps, de préserver l’individu, au nom d’une évidente existence matérielle. Je ne crois pas non plus que l’on puisse, au nom d’une référence à Marx, situer l’évacuation althussérienne du sujet en continuité avec le matérialisme d’un Marx qui prendrait l’individu pour objet. Tout d’abord, parce que si Marx utilise volontiers le terme d’individu, il le met au pluriel ou vise, par un terme générique, l’ensemble des individus dans leurs rapports, alors qu’il critique, d’une façon que l’on peut rapprocher de la critique althussérienne du sujet, l’individu au singulier, au sens de l’individu pris isolément. Il suffit de penser au thème des « robinsonnades », dénoncées, dans le cadre d’une critique idéologique, par l’introduction de 1857 ou par la dernière partie du premier chapitre du Capital sur le fétichisme de la marchandise. L’individu « pris isolément »[8] faisant l’objet de la critique marxiste, on ne peut donc pas séparer l’individu et le sujet, dévalorisant l’un pour conserver l’autre, faisant de l’individu la vérité matérialiste d’un sujet idéaliste ; encore moins peut-on raccorder ainsi la critique althussérienne à la thématisation de l’individualité chez Marx. S’il y a continuité de Marx à Althusser, il faut reconstruire cette continuité autrement, en retrouvant p.ex., chez les deux auteurs, la même critique s’adressant, respectivement, chez Marx à l’individu isolé, chez Althusser au sujet. Je préciserai en ce sens dans ma première partie que la production idéologique de la catégorie de sujet s’effectue corrélativement à la production matérielle des individus isolés comme tels. La question se posera bien alors de savoir s’il nous faut « jeter l’individu avec le sujet ».
Une fois pris au sérieux le lien entre individu et sujet, la question suivante est celle de l’action historique, à partir de la notion de procès sans sujet. Ce procès, pour être sans sujet, n’en est pas moins un développement pensé dans l’ensemble de ses conditions réelles[9], conditions dont font partie les individus agissants. Se pose alors la question du statut de ces individus, agents dans ce procès. Ces individus-agents doivent bien avoir quelque rapport à la fin qu’ils visent, et, au moins pour une part, se vouloir, de façon consciente et réfléchie, causes de ces mêmes actions. Nous retrouverons alors des éléments de la catégorie de sujet, dont il faudra savoir quoi faire.
Cela nous conduira vers l’ultime mise en question de l’individu-sujet, dans le statut, non plus des individus agissants, mais de l’individu libéré, avec la figure de cet « individu intégral » à laquelle font appel les défenseurs d’un humanisme marxiste, L. Sève notamment. Je traiterai ce point dans ma dernière partie, en retrouvant quelques éléments des réflexions d’Althusser sur l’idéologie.

I. Le couple individu-sujet.

A. La querelle de l’humanisme

Il semble donc difficile d’évacuer le sujet en conservant l’individu. Les deux sont liés dès les philosophies dont s’est inspiré le jeune Marx : le rapport de l’essence au phénomène, qu’on le considère du point de vue de Hegel ou de celui de Feuerbach, lie toujours indissociablement les deux – en l’occurrence essence humaine et phénomène de l’individu existant. Althusser souligne ce lien dans Marxisme et humanisme[10], en liant l’idéalisme de l’essence humaine à l’empirisme du sujet : pas d’essence idéale si elle n’est portée, illustrée ou revendiquée par des sujets réels, c’est-à-dire par des individus qui sont ou se veulent « homme ». Outre le lien entre l’existence de sujets individuels et la position idéale[11] d’une essence humaine, lien qui est l’objet propre du passage cité en référence, j’utilise ce texte d’Althusser pour montrer qu’il y a un aller-retour entre les termes d’individus et de sujet, aller-retour qui nous permet de les définir corrélativement à l’essence humaine : l’individu est ici l’individu pris isolément[12], qui s’attribue l’essence humaine et devient alors « sujet concret ». Ici donc, l’individu constitue l’existence du sujet, et le sujet signifie que l’individu est homme : qu’il possède, s’attribue ou exerce, les qualités reconnues à l’essence humaine ou à l’homme véritable, être libre et autonome, source responsable de ses actes, qualités que nous retrouverons ci-dessous dans l’illustration idéaliste de la catégorie de sujet. Le lien, souligné par Althusser, entre le sujet et l’essence, dans la mesure où il concerne l’existence de sujets concrets, désigne donc bien aussi le lien entre l’individu – la concrétude du sujet – et le sujet : le fait que cet individu-là représente l’essence humaine, et soit, au titre de sujet, individu humain.
Difficile donc de conserver l’individu en évacuant le sujet. On imagine bien – puisque, tout de même, l’individu existe – une solution qui consisterait à évacuer la catégorie idéaliste de sujet en conservant non plus alors « l’individu », singulier et représentant de l’essence humaine, mais « les individus », avec un pluriel qui se trouve fréquemment chez Marx. La réalité de l’essence humaine serait alors constituée par ces individus, au pluriel donc. Et les individus déclinés au pluriel s’accompagnant des conditions qui permettent de les tenir ensemble – les rapports sociaux –, nous arrivons à la 6e des Thèses sur Feuerbach : « l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu singulier, dans sa réalité effective, elle est l’ensemble des rapports sociaux ». Mais voilà, dans Pour Marx, Althusser récuse d’un même coup l’idéalisme et son simple renversement, renversement qu’opère apparemment la 6e thèse sur Feuerbach qui, pour rendre compte de l’existence du ou des individus, conserve le rapport de l’individu à l’essence, en attribuant l’essence humaine aux « individus au pluriel », et aux rapports sociaux. Ici encore, on attribuerait aux individus ce qu’ils sont, pour en déduire, leur dire ou leur faire dire, ce qu’ils doivent être : homme véritable, après transformation des rapports sociaux. Il est vrai que ce renversement dit bien autre chose que la philosophie idéaliste précédente, puisqu’il appelle une transformation des rapports sociaux. Mais tout comme la philosophie idéaliste précédente, la lecture « humaniste » de la 6e thèse sur Feuerbach pense l’individu aliéné, autre que lui-même, en rapport à ce qu’il est en lui-même, dans son essence donc. La lecture humaniste pense ainsi le devenir à partir de l’essence : il y a devoir-être puisque, pour l’individu aliéné, son existence n’est pas adéquate à son être. L’individu aliéné connaît ou reconnaît cette inadéquation, et la conscience de son aliénation participe alors à son dépassement, en accompagnant son engagement dans la transformation des rapports sociaux. Cette lecture humaniste utilise les mêmes catégories que la philosophie idéaliste. Ces catégories se résument, avec l’aliénation, dans ce qu’Althusser stigmatise comme téléologie du procès : nous retrouvons la catégorie d’essence et son rapport à l’individu-sujet, catégorie qui demeure ici sous la forme même qui suscitait la critique depuis Marx et Engels.
La position d’Althusser se veut radicale[13] et veut retrouver cette radicalité dans l’évolution de la pensée de Marx. C’est pourquoi il s’agit de rejeter l’individu avec le sujet. La radicalité d’Althusser peut encore en appeler aux Thèses sur Feuerbach[14], mais elle constitue, en tant que ce rejet de l’individu va de pair avec le rejet de l’humanisme, la source d’une polémique, appelé tant par Althusser que par ses opposants[15] « la querelle de l’humanisme ». Parmi les multiples expressions de cette polémique, je retiendrai la participation de L. Sève intitulée « Marx et le libre développement de l’individualité » dans l’ouvrage collectif Droit et liberté selon Marx[16]. L. Sève reconnaît la rupture de Marx avec l’humanisme spéculatif, mais refuse de faire pour autant de Marx un antihumaniste et reverse l’essence humaine dans les rapports sociaux, en voulant construire à partir de ces derniers une théorie nouvelle de la personnalité. L. Sève conserve de l’humanisme « l’aspiration à sortir de l’aliénation »[17] et veut traduire scientifiquement cette aspiration dans le matérialisme historique, via le renversement opéré par la sixième des Thèses sur Feuerbach. Althusser quant à lui, voit, dans ce renversement, la conservation d’un rapport individu / essence, conservation qui irait à l’encontre des intentions de Marx : rejeter une théorie qui pose la société face à l’individu[18]. Althusser ne dénie pas que Marx ait conservé, jusqu’au Capital, une aspiration libératrice. Ce qu’il dénie c’est que cette aspiration puisse être scientifiquement déterminée avec des catégories humanistes, quand bien même cet humanisme serait-il renversé. A charge pour Althusser de régler la question de la libération à laquelle les individus aspirent, c’est-à-dire tout à la fois la question des agents de cette libération, et de la pensée de cette libération par ses agents : j’aborderai ces questions dans les parties suivantes. Mais pour l’instant il faut conclure que la pensée d’Althusser, en récusant tout humanisme théorique chez le Marx d’après l’Idéologie Allemande, nous conduit à rejeter comme faux, et le sujet, et ce que l’individu agent peut penser de lui-même.
Ce double rejet, primo, s’explique par un apport spécifique d’Althusser, disqualifiant la catégorie de sujet comme idéologique, et, secundo, permet de construire un rapport cohérent à Marx à partir de cette spécificité même. Ces deux points concluront ma première partie.

B. L’individu-sujet de l’A.I.E.

Dans ce deuxième point de ma première partie, je voudrais rapidement revenir sur le mécanisme de l’interpellation dans les A.I.E. Lorsque Althusser disqualifie la catégorie de sujet, il la rapporte à l’individu (au singulier, mais distributivement, à chacun individuellement), et fait de ce seul rapport, dans son aspect le plus formel, la constitution du sujet. L’article sur les A.I.E. a récemment connu un regain d’intérêt, depuis que la gauche américaine et plus précisément J. Butler en a parlé dans des textes traduits ces dernières années[19], il me faudra critiquer rapidement son interprétation.
Je vous rappelle que le mécanisme de l’interpellation a lieu dans les fameux « A.I.E. », « appareils idéologiques d’Etat », qui répètent matériellement le discours de l’idéologie en insérant les individus dans ce qu’Althusser appelle ici des « pratiques » (au pluriel). Ces pratiques sont des séries d’actes ritualisés (réglés et répétés), qui peuvent être ou non institutionnalisés, et avoir lieu ou non dans des institutions – le déplacement des corps à la messe p.ex., ou les différentes formes de salut. Par leurs actes insérés dans des pratiques, réglé(e)s et répété(e)s, les individus expriment leur rapports à des conditions matérielles d’existence (soumission, hiérarchie ou respect, interindividuel ou collectif, etc.) ; bref, ils expriment l’idéologie. Non pas que ces individus saisissent dans l’A.I.E. l’occasion d’exprimer leur croyance, mais c’est au contraire l’A.I.E. qui déplace les corps de telle sorte que les individus, faisant ce qu’on leur demande ou ce que l’on attend d’eux, représentent, par ce qu’ils font, ce qu’ils pensent (idéologiquement) de leur rapport au monde. On peut reprendre ici Althusser citant Pascal : « mettez-vous à genoux, remuez les lèvres de la prière, et vous croirez »[20]. Pas de contrainte franche ni physique : nous sommes dans l’A.I.E., pas dans l’A.R.E., « appareil répressif d’Etat ». Toute l’efficace du dispositif de l’A.I.E. consiste à faire en sorte que les individus pensent faire d’eux-mêmes ce qui résulte de leur insertion dans les « pratiques » des A.I.E. Ainsi l’idéologie constitue les individus en sujet parce que dans son A.I.E. elle effectue pour eux ce qu’ils pensent faire comme sujets. Constitués en sujets, ces individus seront d’autant mieux assujettis qu’ils feront d’eux-mêmes ce qu’on leur demande.
Vous le savez, ce qui constitue les individus en sujet est le procédé de l’interpellation, procédé qu’il importe de penser comme répétition matérielle de l’idéologie, et non comme une reprise ou un renforcement d’une subjectivité ou d’une identité préexistante. C’est en disposant matériellement les corps et en s’adressant individuellement à eux que l’A.I.E. construit la subjectivité de chacun. Si l’on veut prendre au sérieux le dispositif des A.I.E., il ne faut présupposer aucun sujet à l’interpellation et attribuer entièrement à cette dernière la constitution de la subjectivité : l’individu ne se pose pas lui-même comme sujet, il est appelé. Lorsqu’il est appelé, il se pose, parce qu’il est appelé à se poser. Cela ne veut donc pas dire que l’individu est appelé à se poser « en soi et pour soi », qu’il doit devenir sujet pour réaliser son essence : nous retrouverions alors le sujet idéaliste.
Pour ne présupposer aucun sujet, il faut souligner le caractère dépouillé de l’interpellation althussérienne, quasi résumée à ces interjections. L’interpellation ne présente pas à l’individu interpellé une liste de ce qu’il doit faire ; l’essentiel de l’interpellation est accompli quand l’individu se retourne et reconnaît que c’est lui qui a été interpellé, et donc qu’il est capable d’exister comme se reconnaissant dans (ou par, ou grâce à) une relation d’interpellation[21]. Pour la constitution de la subjectivité, peu importe donc ce qui sera demandé ensuite à tel ou tel individu, de sortir ses papiers, de s’agenouiller dans l’Eglise ou de réciter sa leçon. L’essentiel est qu’il se soit reconnu dans l’interpellation, et donc aussi reconnu comme celui qui est source / origine de certains actes attendus. Comme l’indique Althusser, il n’est pas encore question ici de culpabilité[22]  ; ce que le moment de l’interpellation souligne est moins le rapport complexe à autrui – intériorisation ou identification qui accompagnent la culpabilité –, que le simple fait que l’individu se retourne : l’individu se présente lui-même à lui-même dans son retournement ; il « se » retourne : pour quoi et vers quoi (vers qui), cela concerne la condition extérieure de l’interpellation, l’autoactivité est le vécu intérieur de l’individu effectuant le retournement. Une fois identifié comme sujet, et donc une fois que l’individu se pose comme sujet – puisque telle est son identification dans l’interpellation –, il se présente comme étant capable d’être à l’origine (catégorie essentielle de l’idéalisme) de certains actes. C’est l’essentiel de ce que lui demande l’idéologie, et l’A.I.E. tout entier n’a peut-être pas d’autre but que de faire exister ce moment de l’interpellation. Peu importe donc ce que l’on est censé apprendre à l’Ecole, l’essentiel est aussi d’y être présent, de répondre à l’appel, ou, comme l’écrit Kant, de rester tranquillement assis[23].
Je souligne le caractère épuré, dépouillé, quasiment formel de l’interpellation althussérienne pour comprendre que même en traitant une pluralité d’individus, l’interpellation s’adresse toujours à l’individu « pris isolément », et constitue le sujet à partir de cet individu. Et donc, pas plus qu’il ne s’agit de présupposer un sujet, sous forme d’un sentiment de culpabilité, il ne s’agit pas de présupposer une identité communautaire que l’individu s’attribuerait et qui lui serait renvoyée péjorativement comme insulte (« Chicanos » dans les exemples pris par Butler[24] ). Althusser serait beaucoup plus proche de l’idéalisme allemand : du formalisme du commandement moral kantien qui devient opérant lorsque l’individu, celui qui entend retentir le commandement, reconnaît son identité intelligible[25] et obéit alors au commandement. Pour le fonctionnement de l’idéologie décrit dans l’article sur les A.I.E., on pourrait encore penser au rapport qui unit chez Fichte la conscience de soi et l’autoposition absolue, cette dernière représenterait alors, selon les termes de l’article sur les A.I.E., le (grand) Sujet, centre à partir duquel les (petits) sujets se pensent comme autonomes et responsables parce qu’institués comme tels.

C. L’individu sans sujet du matérialisme historique

Ce renvoi vers l’idéalisme allemand nous rappelle qu’à l’inverse, dans une philosophie matérialiste, il est faux, pour l’individu, de se penser comme sujet, unité identifiable d’une intériorité responsable[26]. La vérité de l’individu n’est donc ni d’être sujet, ni même d’être pris isolément, opération d’abstraction que répète l’activité réelle d’interpellation. Si nous sommes des individus, c’est au pluriel, parce que nous tous et tous ensemble produisons nos moyens d’existence, et que cette production s’effectue en société. Nous revenons donc du singulier vers le pluriel, avec, contrepoint ou arrière-plan de la disqualification idéologique du sujet, l’explication de l’existence des individus comme tels par les rapports sociaux. Explication que l’on trouve chez Marx, refusant de composer la société à partir des individus[27], à l’inverse d’une explication de la société par les individus. L’individu pris isolément est abstrait d’une société d’individus, abstraction qui, comme toute activité de pensée, se rapporte au développement de la société dans laquelle elle s’effectue. On peut alors articuler la disqualification du sujet chez Althusser et l’analyse de l’individualité chez Marx. Le processus d’interpellation, qui fait des individus des sujets en les interpellant un à un, ne peut prospérer que dans une société dont les rapports de production rendent possible cette abstraction de l’individu isolé. Ces rapports sont ceux du mode de production capitaliste : si l’individualité, au sens d’une singularité et d’une distinction entre les individus, peut se développer chez le prolétaire, c’est à la mesure de sa dépossession de tout objet, moyen, et produit de travail, dépossession qui se lit, à rebours, comme indépendance propice à son affirmation comme individu[28]. C’est je crois le sens d’un passage assez complexe de l’Idéologie allemande[29] , souvent cité[30]. De ce passage je voudrais retenir toute l’ambiguïté, voire la contradiction, qu’il y a à faire des prolétaires, « qui ont nécessairement perdu depuis longtemps toute individualité », ceux chez qui l’individualité pourrait se développer et s’affirmer comme on ne l’a encore jamais vu. Du premier moment, du prolétaire exploité, je retiens que la société produit les individus qu’elle assujettit comme individus : en faisant de ces individus des sujets. Althusser vient ici compléter Marx, bien plutôt qu’il ne s’y oppose. Mais il y a le deuxième moment, compris dans le passage de l’Idéologie allemande, moment du prolétaire révolté, où l’individualité produite par la situation d’oppression se révèle être moteur de la révolte. Peut-on retrouver ici la même continuité de Marx à Althusser ? Le sujet qui constituait le résultat de l’assujettissement peut-il devenir moteur de la révolte ? Ici il semble bien que le lien entre nos deux auteurs doive être rompu, puisque face à l’individu marxiste, appelé à devenir individu intégral ou complet, fin du développement individuel dans une société communiste, on ne trouverait chez Althusser qu’un procès sans sujet, privant ainsi les agents révolutionnaires de la possibilité de se reconnaître dans la fin même qu’ils visent.
Je traiterai successivement ces deux questions, celle du procès sans sujet et celle de l’individu intégral, dans les deux dernières parties de mon intervention, beaucoup plus brèves que la partie précédente.

II. Un procès avec sujets.

Même avec la notion proprement althussérienne d’un procès sans sujet, nous pourrions encore tenter un rapprochement entre Althusser et Marx. L’individu marxiste, tout à la fois produit par les rapports sociaux et susceptible de constituer un élément moteur de la transformation sociale, n’est pas pour autant défini pour et dans ces luttes, au sens où la fin de ces luttes, la libération, serait la réalisation d’une essence humaine incarnée dans l’individu idéal. Au contraire, lorsque Marx définit l’individu en fonction de son insertion dans les rapports sociaux, il ne fait pas de l’individu la fin du procès, et la distinction, formulée dans l’Idéologie allemande, entre l’individu personnel et l’individu membre d’une classe, ne signifie pas que l’individu personnel est fin de la transformation sociale. Au contraire, la distinction entre l’individu personnel et l’individu membre d’une classe n’est que l’expression d’un changement social, et cette distinction demeure à ce titre interne au procès de transformation, sans que l’individu personnel puisse constituer la fin de ce procès. Pour celui qui reste attaché à sa classe, et qui peut encore voir, dans ce qui le rapporte à sa classe, sa subsistance et les moyens de son existence sociale, la différence entre « individu personnel » et « individu membre d’une classe », n’existe pas. L’individu qui trouve dans les limites d’une classe donnée les moyens de sa subsistance et de son développement est entièrement défini par l’attachement à sa classe, il échappe à la distinction entre individu personnel et individu contingent, son existence sociale lui apparaît tout entière comme nécessaire. Marx illustre cette stabilité par l’Ancien régime : « un noble reste toujours un noble, un roturier reste toujours un roturier »[31]. En revanche, le prolétaire, dont le travail suffit à peine à sa subsistance, et ne peut plus lui apparaître comme réalisation de soi, distingue comme contingent tout ce qui le rapporte à sa classe, et comme personnel tout ce qui lui reste, i.e. tout ce qui est détruit par sa situation d’exploitation. C’est la raison pour laquelle l’individualité peut apparaître chez le prolétaire, et c’est aussi la raison pour laquelle on peut voir chez Marx les prémisses d’une science de l’individu[32]. Ce que nous apprend alors la situation historique du prolétaire, c’est que « la différence qui apparaît entre l’individu personnel et l’individu contingent n’est pas une distinction du concept, mais un fait historique. Cette distinction a un sens différent à des époques différentes »[33]. J’interprète : le concept d’un individu personnel, individu qui pourrait pleinement se développer hors des limites imposées par sa situation de classe, n’est pas un moment de l’histoire, en fut-il le dernier. Le concept d’individu personnel prend naissance lorsque les rapports sociaux ne permettent plus à l’individu membre d’une classe de se reconnaître comme appartenant à cette classe et réalisant pleinement son existence comme membre de cette classe. Sous la pression des conflits matériels, peut apparaître comme contingent ce qui était auparavant vécu comme nécessaire, ou comme indissociablement attaché à la personne. La délimitation de ce qu’est l’individu personnel est donc affaire de rapports sociaux. A partir de ces passages de l’Idéologie allemande, la théorie marxiste de l’individualité pourrait être lue indépendamment de toute fin de l’histoire, téléologie du procès ou réalisation de l’essence humaine. Si l’on pouvait omettre de ces textes la thématique du développement et du perfectionnement de l’activité humaine, on ne trouverait probablement, dans ces prémisses d’une théorie de l’individu, aucun moyen d’orienter a priori le processus historique. Ce n’est pas autre chose qu’Althusser vise lorsqu’il introduit la notion de « Procès sans Sujet », sans Sujet c’est-à-dire sans qu’un élément de cette processualité soit appelé à se réaliser, et donne ainsi sens au procès en constituant sa fin, comme l’individu aliéné réaliserait finalement l’essence humaine p.ex. On peut donc reconnaître la catégorie de procès sans sujet dans ces textes de Marx concernant l’individu[34], mais il est vrai qu’on ne peut, dans le texte cité de l’Idéologie allemande, omettre totalement la dimension progressive du procès, ni que ce progrès dessine bien une fin : ce sera le dernier problème traité dans la troisième partie.
Auparavant toutefois et même en tenant compte des déterminations finales du procès, on peut encore ne pas abandonner l’idée d’un rapprochement entre Althusser et Marx, mais en allant le chercher du côté d’Althusser : au sens où ce dernier réintroduit dans son procès le sujet, non pas au singulier mais au pluriel, les individus-sujets, agents de l’histoire. On retrouve ce pluriel, étendu au pluriel d’homme et de sujet, dans le texte de 1973 : « Remarque sur une catégorie : Procès sans sujet ni fin (s) »[35]. Le fait qu’Althusser accepte ici aussi bien « les hommes » et « les sujets » que « les individus » peut étonner chez celui qui a récusé la catégorie de sujet. Le texte de la Réponse à John Lewis affirme à la fois que les individus sont sujets, et qu’il faut évacuer de la connaissance la catégorie de sujet au même titre que l’idée de Dieu. Comment maintenir ces deux orientations, l’une acceptant le pluriel historique de sujets, l’autre rejetant le singulier théorique du sujet (Sujet) ?
Commençons par le pluriel de nos individus-sujets : il y a des hommes et des sujets, c’est-à-dire toujours des individus constitués en sujets[36], qui sont agents de l’histoire et sujets dans l’histoire, sans qu’il y ait un sujet (« Sujet ») de l’histoire ni même, écrit Althusser, des sujets de l’histoire. Autrement dit ces individus-hommes-sujets (au pluriel) agissent et sont donc compris dans l’histoire, sans en être ce que l’on pourrait appeler philosophiquement des sujets. Etre agents sans être philosophiquement des sujets, cela veut dire, conformément à la suite du texte où Althusser distingue un sens philosophique, être agents sans « être sujet de », sans être sources autonomes et responsables de leurs actes[37]. Dans cette définition philosophique du sujet se mêlent à la fois l’idée de cause et d’origine, la responsabilité enveloppant alors une dimension de connaissance, la connaissance de cause précisément. Par distinction d’avec ce sens philosophique du « sujet », le sens admis de « sujets » est un sens minoré, un sens qui ne réintroduit pas la catégorie de sujet exclue trois ans plus tôt, et l’on pourrait presque limiter la définition de ces sujets (au pluriel) dans l’histoire à la description des actions humaines.
A partir de ce sens minoré et descriptif des « sujets dans l’histoire », il faut préciser la place de la disqualification du sens philosophique de « sujet » : cette disqualification est de l’ordre de la critique idéologique, elle n’est pas une évacuation hors de la description des faits historiques, où, inévitablement, ceux qui agissent sont toujours déjà pris dans des pratiques sociales qui les constituent en sujets. Etre sujet n’est pas le principe de l’action, c’est une circonstance qui accompagne inévitablement l’action historique. « Inévitablement », c’est donc dire en un sens avec nécessité, et Althusser se réfère, dans la Réponse à John Lewis, au texte de 1970 sur les A.I.E., en nous rappelant que ce texte attribue nécessairement à tout agent d’une pratique sociale la « forme sujet ». Il ne s’agit donc pas d’évacuer purement et simplement la catégorie de sujet. Il s’agit d’une disqualification, pas d’une évacuation : disqualification de la catégorie de sujet, déchue du rang de catégorie scientifique, comme instrument théorique de connaissance. Mais elle n’est pas pour autant « évacuée », elle n’a pas totalement disparue, et persiste notamment dans le champ pratique.
Nous pouvons ici synthétiser les réponses faites par Althusser aux deux principales objections concernant l’affirmation d’un anti-humanisme théorique de Marx[38]  : il ne s’agit pas de mépriser la souffrance des exploités, mais, pour expliquer cette souffrance, il ne faut pas utiliser l’humanisme : l’humanisme est évacué hors de la théorie : c’est l’antihumanisme théorique. Et preuve supplémentaire que cet antihumanisme théorique ne méprise ni les hommes ni leurs luttes : l’antihumanisme théorique n’est pas un antihumanisme pratique : il ne s’agit pas de dénier l’existence des idéologies humanistes, et de confondre par là le réel et le connu[39]. Distinguons donc entre l’humanisme pratique, composante de l’action réelle, et l’antihumanisme théorique, condition d’une théorie scientifique de l’histoire. Ce que les sujets agents historiques pensent d’eux-mêmes, peut, au titre d’idéologie pratique, favoriser (ou non) l’action transformatrice[40]. Mais on ne peut en aucun cas utiliser la catégorie idéaliste de sujet comme instrument d’une explication de l’histoire : la dimension idéologique humaniste ne peut être qu’une des conditions du procès de transformation sociale. Historiquement ou scientifiquement, la condition déterminante reste l’évolution des rapports sociaux : « Les hommes ont à chaque fois atteint le degré d’émancipation que leur prescrivaient et permettaient, non pas leur idéal de l’homme, mais les forces productives existantes »[41]. Ceci posé, on peut donc utiliser la terminologie de sujet et lui reconnaître un rôle historique, sans prendre pour connaissance vraie la catégorie idéaliste de Sujet.

III. L’identité INDÉTERMINÉE de l’individu intégral.

L’évolution des rapports sociaux est condition déterminante, mais la forme sujet, faisant partie de ces rapports sociaux, peut être, elle aussi, condition, pour une moindre part, de l’évolution de ces rapports sociaux. Parce que tous sont toujours déjà sujets, le sens descriptif mêle l’inévitable et l’indispensable dans une même nécessité.
Les agents ne peuvent être agents qu’en étant « sujets » : ils ne peuvent assumer leur tâche qu’en restant à leur place, en remplissant leur fonction[42]. Cette conclusion a valeur générale : tout agent – et donc non pas seulement celui inséré dans des pratiques l’assujettissant à l’idéologie bourgeoise –, tout agent doit être sujet pour être agent. Sont donc également sujets les individus s’opposant à la domination. Nous devons prendre au sérieux les hypothèses avancées en 70 concernant l’existence d’AIE syndicaux[43], peut-être faudrait-il même développer l’étude de cette efficace propre des idéologies dans et pour les luttes de libération. La reconnaissance par Althusser des effets libérateurs de l’idéologie vaut non seulement pour l’idéologie humaniste, mais pour la dimension idéologique qui accompagne toute formation sociale, toute insertion des individus dans une forme sociale, dut-il s’agir d’une société sans classe. Le point est clairement traité dans Marxisme et humanisme[44]. Une fois disqualifié la catégorie de sujet, la question est alors de savoir quel statut accorder à ce qui relève d’une idéologie libératrice proprement marxiste, question de l’existence ou non d’un humanisme marxiste.
Des éléments d’une telle idéologie sont visibles chez Marx, qui utilise des notions relevant de l’idéologie humaniste à des moments censés constituer une explication historique, se situant donc au-delà de la simple description de la pensée des individus-sujets agissants. Ainsi la fameuse notion d’individu intégral ou complet qu’utilise Marx et que l’on retrouve aussi bien dans l’Idéologie allemande que dans le texte plus tardif du Capital, texte auquel Althusser accorde un statut pleinement scientifique. Quel statut accorder à cette notion d’individu intégral, imprégnée d’idéologie humaniste, et perdurant jusqu’en 1867 ? Est-ce encore le spectre de l’Homme qui « hante l’extraordinaire théorie finale du communisme ? »[45]
On peut tenter de déceler une évolution. L’individu complet de l’Idéologie allemande se réfère à l’idée d’une totalité des facultés humaines développées. Les individus complets qui se réalisent pleinement dans leur vie matérielle[46] apparaissent à la suite de l’appropriation révolutionnaire de la totalité des forces productives. Développement complet de la nature humaine et fin visée – du moins fin visée par les agents, et fin au-delà de laquelle on n’imagine pas qu’ils puissent en viser une autre – se confondent dans cette idée de l’homme total : « der Entwicklung der Individuen zu totalen Individuen »[47]. Le renversement, effectué par L’Idéologie allemande, de l’idéologie humaniste, nous montre la révolution comme la face matérielle et véritable du dépassement de l’aliénation. Dans le Capital en revanche, le même individu complètement développé n’apparaît pas d’emblée comme l’homme total, mais plutôt comme la face négative de l’individu morcelé par le travail industriel, comme l’envers du travailleur mutilé : « la grande industrie oblige la société sous peine de mort à remplacer l’individu morcelé, porte douleur d’une fonction productive de détail, par l’individu intégral [das total entwickelte Individuum] qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et ne donne, dans des fonctions alternées, qu’un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises »[48].
Au nom d’une évolution de l’Idéologie allemande au Capital, l’individu intégral pourrait être distingué d’une idée de l’homme ou nature humaine, véhiculée par une idéologie humaniste. Cette distinction soulignerait que l’idée de l’individu intégral est construite par opposition à l’individu morcelé d’une époque et d’une situation donnée. En cela l’individu intégral est intégral parce qu’indéterminé. C’est pourquoi il ne peut être ni Sujet ni fin : il ne peut être support de son propre avènement, source d’une téléologie du procès. L’individu intégral n’est pas l’individu se libérant, il est l’individu libéré, qu’il nous est toujours possible de penser ou non comme idéal d’un processus de libération, mais qui, lorsqu’il doit être pensé en lui-même, comme résultat de ce processus achevé, doit précisément être libéré aussi du processus qui lui assigne son identité pour en faire un sujet. L’individu intégral, l’idéal de l’individu réel, ne peut représenter pleinement le terme d’un processus de libération, qu’en restant indéterminé, en deçà ou au-delà de toute assignation d’identité. Individu qui n’est pas sujet donc, et qui poursuivrait ainsi son propre chemin indépendamment de toute interpellation. Après tout, et dès l’Idéologie allemande, celui qui est chasseur le matin, berger l’après-midi, et critique le soir[49], n’est vraiment ni chasseur, ni berger, ni critique. C’est à ce titre que l’idéologie humaniste a sa pertinence, non sa vérité, mais sa justesse : l’individu intégral peut être fin sans être Sujet, et les individus-sujets qui prennent cet individu intégral pour fin, seraient alors les seuls véritables sujets libres, sujets libres du Sujet, individus se libérant d’abord de toute assignation d’identité. L’humanisme marxiste conserverait ainsi la fonction sociale de l’idéologie, d’atteler chacun à sa tâche (révolutionnaire), sans prétendre pour autant constituer une représentation imaginaire, puisqu’il n’irait pas – pourrait ou devrait ne pas aller – jusqu’à déterminer cet individu pleinement développé comme essence humaine ou téléologie du procès.

Conclusion. Humanisme, justesse et philosophie.

Parce que l’individu intégral est indéterminé, les individus-agents dans l’histoire qui prennent cet homme total pour fin, ne peuvent complètement déterminer leur action par cette fin. Ils se révoltent plutôt contre une situation intolérable, beaucoup plus qu’ils ne luttent pour l’institution d’un nouveau type d’homme. Les individus agents dans l’histoire participent au renversement d’une situation de domination, renversement qui, pour se produire effectivement, doit être rendu possible par cette situation même, et dont ces individus ne sont pas l’origine. Nous pouvons encore mettre entre parenthèses l’origine et la fin, catégories majeures de la téléologie idéaliste.
De plus, pour le sujet agissant, la possibilité du renversement reste une question. Le sujet ignore les conséquences de son action. Mais s’il n’agit pas il ne peut, ni participer, ni même attendre sa libération. Le sujet militant se trouve en quelque sorte dans une situation semblable à celle de « l’honnête Spinoza », tel que Kant décrit l’athée agissant moralement sans pouvoir construire intérieurement l’espérance d’une satisfaction. Dans le § 87 de la Critique de la faculté de juger, ce sujet moral désespérant de son action est près de ne plus pouvoir agir moralement, et Kant justifie par là le lien entre commandement et théologie morale, puisque c’est de l’auteur moral du monde que le sujet kantien attend finalement son bonheur. En rapportant, mutatis mutandis, le raisonnement kantien à la philosophie d’Althusser, on comprend que, pour pouvoir agir dans le cadre de circonstances extérieures qui restent déterminantes, le sujet-agent a besoin, tout comme l’honnête Spinoza, de construire son espérance.
Ainsi la fonction libératrice des idéologies, soulignée par Althusser, fonction qui nous conduit à conserver la dimension pratique de l’humanisme envisageant cet « individu intégral », ne contredit nullement, et constitue au contraire le corrélat, de l’évacuation du Sujet idéaliste. Il est vrai, comme le remarque Emile Bottigelli en conclusion de son article « En lisant Althusser »[50], que l’antihumanisme laisse à l’idéologie la tâche de régler le rapport des individus à leur pratique. Mais aussi, et peut être plus profondément dans l’étude des rapports entre idéologie pratique et théorie scientifique, il faut dire que l’idéologie peut être libératrice, voire d’autant plus libératrice, qu’elle ne prétend pas constituer une détermination scientifique de l’essence humaine. On peut alors concilier la spécificité d’une idéologie libératrice, comme l’humanisme que l’on trouve dans les textes de Marx, et la dimension scientifique de l’antihumanisme. La science souligne le caractère indéterminé de l’individu intégral, l’idéologie pratique rapporte cette indétermination aux fins des luttes de libération.
L’idéologie de l’individu intégral a donc une fonction, et doit être pour cela conservée. Je souligne, pour conclure, que l’idéologie ne peut avoir cette fonction libératrice qu’éclairée, orientée ou critiquée (délimitée) par une connaissance qui récuse tout statut de vérité à cette image de l’homme total et qui, au nom même de sa fonction libératrice, doit faire la critique de toute détermination de cet idéal. Le libre développement des facultés est libre parce qu’il est indéterminé. La connaissance critique de l’idéal, qui intervient sur les idéologies, illustre une des fonctions qu’Althusser prête à la philosophie[51], aux confins de l’idéologie et de la science : non plus comme démarcation, mais comme très inconfortable équilibre entre ce que je puis savoir et ce qu’il m’est permis d’espérer.



[1]. Le terme est employé par Althusser dans la présentation des Eléments d’autocritique, Paris, Hachette, 1974, p. 14.

[2]. Au sens ou l’on pourrait distinguer dans la pensée d’Althusser une dimension « politique » et une dimension épistémologique qui comprendrait p.ex. Lire le Capital et La philosophie spontanée des savants, ou Matérialisme historique et matérialisme dialectique, (in Cahiers marxistes-léninistes, N°11, avril 1966). Il faudrait alors aussi distinguer l’histoire de la philosophie (Montesquieu p.ex., et les cours sur la philosophie de l’histoire), puis la philosophie générale voire première, à chercher alors dans les textes concernant le matérialisme aléatoire ou matérialisme de la rencontre.

[3]. Avec quelques nuances, puisque l’Idéologie allemande reste pour Althusser un ouvrage aux concepts mêlés d’idéalisme de jeunesse, cf. « La querelle de l’humanisme », in Ecrits philosophiques et politiques, 1995/97, Paris, éd. Stock / IMEC, rééd. Librairie générale d’édition, (coll. Le Livre de Poche), 2001, Tome II p. 498.

[4]. Rééd. in Positions, Editions Sociales, Paris, 1976, « Idéologie et appareil idéologiques d’Etat (notes pour une recherche) », p. 95.

[5]. Cf. notamment « Sur le jeune Marx » et « Marxisme et humanisme » in Pour Marx, Paris, Maspero, 1ère éd. 1965, mais aussi La querelle de l’humanisme, in Ecrits philosophiques et politiques, Tome II.

[6]. Dans Sur le rapport de Marx à Hegel, conférence prononcée en fév. 68 au séminaire de J. Hyppolite, in Lénine et la philosophie, Paris, Maspero, 1972 (rééd. en 1982).

[7]. Dans la Réponse à John Lewis, Paris, Maspero, 1973.

[8]. Ou « l’individu isolé », en reprenant l’expression de la sixième des Thèses sur Feuerbach.

[9]. Je me réfère ici à la définition de « Procès » qu’Althusser emprunte à Marx dans les deux essais, « Sur le rapport de Marx à Hegel », in Lénine et la philosophie, Paris, Maspero, 1982, p. 70 & in « Lénine devant Hegel » op.cit. p. 87. La citation est extraite du Capital, Livre I, ch. VII, début, à propos du « procès de travail » : « le mot procès qui exprime un développement considéré dans l’ensemble de ses conditions réelles, appartient depuis longtemps à la langue scientifique de toute l’Europe ».

[10]. « Marxisme et humanisme » in Pour Marx, Paris, Maspero, 5e édition 1968 p. 234.

[11]. Ce que l’on pourrait aussi appeler la croyance dans l’essence humaine. Je retrouverai les consonances kantiennes, qui font de cette croyance une espérance, et comme telle un support de l’action.

[12]. « Les individus pris isolément » : « Marxisme et humanisme » in Pour Marx, Paris, Maspero, p. 234, se référant à la sixième des Thèses sur Feuerbach. L’individu isolé est l’individu abstrait. Egalement La querelle de l’humanisme, p. 489.

[13]. Cf. Éléments d’autocritique, où l’autocritique ne vise pas à revenir vers un matérialisme emprunt de catégories idéalistes. Contre la catégorie d’« ex-centration » de l’essence qu’Althusser reproche à L. Sève d’utiliser (in Réponse à J. Lewis, Paris, Maspero, 1973, p. 72), il s’agit au contraire d’opérer plus radicalement encore une ex-centration du penseur qui constitue, depuis la critique spinoziste du finalisme anthropomorphique, un moteur de la philosophie. Il s’agit, dans les Éléments d’autocritique, de radicaliser sa pensée. La déviation dont se qualifie lui-même Althusser dans la présentation des Éléments d’autocritique est donc ironique : il s’agit d’une déviation par rapport au projet d’Althusser lui-même, visant à retrouver la puissance novatrice de la pensée marxiste.

[14]. Ce que l’on peut trouver jusque dans des commentaires s’opposant à la coupure althussérienne de l’œuvre marxienne, cf. G. Labica, K. Marx Les thèses sur Feuerbach, Paris, P.U.F.,1978, (coll. Philosophies) p. 83.

[15]. P. ex. E. Bottigelli, « En lisant Althusser », in Structuralisme et marxisme (collectif), Paris, U.G.E., 1970 (coll. 10/18).

[16]. L. Sève, « Marx et le libre développement de l’individualité » in Droit et liberté selon Marx, Planty-Bonjour (Dir.), Paris, P.U.F., 1986. On peut aussi se référer à « socialisme et développement de l’individualité », in L. Sève, Structuralisme et dialectique, Paris, Messidor / éditions sociales, 1984, ou encore L. Sève, Marxisme et théorie de la personnalité, Paris, éditions sociales, 1969, notamment ch. II, la très longue note contre Althusser commençant p. 97. Pour plus de précisions sur la position de L. Sève, il faudrait ajouter la controverse Sève / Schaff, cf. « Marx et le libre développement de l’individualité » p. 100. Cf. également G. Labica, Karl Marx Les Thèses sur Feuerbach, Paris, P.U.F., 1986 (coll. Philosophies) pp. 89-90.

[17]. « Marx et le libre développement de l’individualité », p. 98.

[18]. Cf. le troisième des Manuscrits de 1844, Paris, éd. sociales, 1972 p ; 90, repris et commenté par L. Sève in « Marx et le libre développement de l’individualité » p. 90. Egalement Idéologie allemande, I, Feuerbach (fin), édition sociales 1976, p. 32/33.

[19]. J. Butler, The psychic life of power. Theories in subjection, Stanford, Stanford university Press, 1997 ; trad. fr. La vie psychique du pouvoir, 2002, éd. Leo Sheer, (coll. Non & Non).

[20]. « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat », in Positions p. 120.

[21]. Cf. Positions p. 126 et Sur la Reproduction p. 226 « Par cette simple conversion physique de 180°, il devient sujet. Pourquoi ? Parce qu’il a reconnu que l’interpellation s’adressait bien à lui, et que c’était bien lui qui était interpellé (et pas un autre) ». Outre le caractère dépouillé et formel qui constitue l’efficace de l’interpellation, on pourrait aussi commenter le « pas un autre », qui nous rappelle ici que l’aspect individuel de l’interpellation constitue matériellement le sujet : c’est moi et pas un autre parce que s’il doit y avoir un responsable, une cause, une origine, il ne peut y en avoir qu’un ou qu’une.

[22]. Même si cette dernière est toujours déjà vécue par des individus qui sont toujours déjà des sujets parce qu’il sont toujours déjà insérés dans des pratiques.

[23]. On envoie tout d'abord les enfants à l'école, « non dans l'intention qu'ils y apprennent quelque chose, mais afin qu'ils s'habituent à demeurer tranquillement assis... » ; Kant, Réflexions sur l'éducation, Introduction, début, p. 71 trad. fr. Philonenko Paris, Vrin, 1980.

[24]. J. Butler, La vie psychique du pouvoir, non pas dans le Ch. IV, « L’assujettissement selon Althusser », mais dans le chapitre précédent. Avec l’insulte, il s’agit toujours de penser une identité déterminée, on voit bien ici que l’interpellation détermine un contenu pour J. Butler, ce qui est je crois un contresens.

[25]. Cf. L. Vincenti, E. Kant : Philosophie pratique, « identité et obéissance », Paris, Ellipses, 2007.

[26]. Pour cette caractérisation du sujet, cf. « Remarque sur une catégorie : Procès sans sujet ni fin (s) », in Réponse à John Lewis, Paris, Maspero, 1973, p.  73.

[27]. « La société ne se compose pas d’individus. Elle exprime la somme des rapports et des conditions dans lesquelles se trouvent ces individus les uns vis à vis des autres », Grundrisse 2, Chapitre du Capital, Première section, Le procès de production du Capital, trad. fr. R. Dangeville, Paris, U.G.E., 1968, p. 38 (coll. 10/18). Althusser reprend cette formule à plusieurs reprises, notamment : Soutenance d’Amiens (in Positions, p. 179), Sur la reproduction, p. 259, et Réponse à J. Lewis, p. 33.

[28]. Affirmation qui ne pourra avoir lieu que dans une société qui garantirait sa subsistance et son développement.

[29]. Marx, Engels, Idéologie allemande, Première Partie, I. Feuerbach (fin), Paris, éd. sociales, 1976 p. 71.

[30]. Notamment par L. Sève, Marxisme et théorie de la personnalité, Paris, éd. sociales, 1969, p. 241. Egalement I. Garo, Marx, une critique de la philosophie, Paris, Seuil, 2000, p. 87.

[31]. Idéologie allemande, Première Partie, I. Feuerbach, p. 63.

[32]. Cf. L. Sève, Marxisme et théorie de la personnalité, p.ex. pp. 174-176.

[33]. Idéologie allemande, Première Partie, I. Feuerbach, p. 66. Il faut rapprocher ces textes des Grundrisse I, « Marchandises et argent », « La monnaie rapport social », Paris, U.G.E., 1973 (coll. 10/18) pp. 163-166.

[34]. Deux remarques : 1) le procès sans sujet est ici illustré à propos de l’individu et non plus de la circulation du capital, p.ex. Grundrisse I, b, « Moyen de circulation », « la circulation est un procès sans fin » ; 2) Je reconnais ici la catégorie d’Althusser dans les textes de Marx de la même manière qu’Althusser reconnaît la catégorie de procès sans sujet chez Hegel : en faisant « si possible, abstraction », de la téléologie ; cf. « Sur le rapport de Marx à Hegel », in Lénine et la philosophie, 1972, rééd. 1982 p. 68 (Petite Collection Maspero).

[35]. « Remarque sur une catégorie : Procès sans sujet ni fin(s) », in Réponse à John Lewis, Paris, Maspero, 1973, notamment début, pp. 69-71.

[36]. Nous sommes toujours déjà des sujets : Positions p. 125.

[37]. Réponse à John Lewis, p. 72, à propos de la catégorie idéaliste du Sujet : « comme Origine, Essence, Cause, responsable en son intériorité de toute les déterminations de l’Objet extérieur ». Cf. également p. 73, à propos d’un Sujet de l’histoire : « le Sujet, cet « être » ou « essence » posé comme identifiable, c’est-à-dire existant sous la forme de l’unité d’une intériorité et (théoriquement et pratiquement) responsable (l’identité, l’intériorité et la responsabilité sont constitutifs, entre autres, de tout sujet), donc comptable, donc capable de rendre compte de l’ensemble des « phénomènes » de l’histoire ».

[38]. Je paraphrase ici en l’interprétant un passage de la Soutenance d’Amiens in Positions p. 178/179.

[39]. Cf. sur ce point la même question in « Marxisme et humanisme », Pour Marx, pp. 229 et 237.

[40]. Cf. Soutenance d’Amiens in Positions p. 179 : les idéologies humanistes « si elles servent, en règle générale l’hégémonie bourgeoise, peuvent aussi, en certaines circonstances et dans certaines couches sociales, et même sous une forme religieuse, exprimer la révolte des masses contre l’exploitation et l’oppression ».

[41]. Idéologie allemande, Le concile de Leipzig, III, édition sociales 1976, p. 437.

[42]. Ibid., p. 71, Dans le même sens, Marxisme et humanisme (in Pour Marx p. 242) : « l’idéologie (comme système de représentation de masse) est indispensable à toute société pour former les hommes, les transformer et les mettre en état de répondre aux exigences de leurs conditions d’existence ».

[43]. Sur ce point, Sur la reproduction, ch. VII et VIII. Avec cette nuance importante : Althusser considère dans ces textes l’A.I.E. syndical en tant qu’inséré dans les A.I.E. de la société bourgeoise, non comme A.I.E. constitué à partir d’une idéologie prolétarienne issue d’une société communiste.

[44]. « Marxisme et humanisme », IV, in Pour Marx, pp. 238-242. On peut aussi se rapporter à un texte que cite et critique J. Rancière in La leçon d’Althusser, Paris, Gallimard, 1974, Ch. VI.

[45]. « La querelle de l’humanisme », in Ecrits philosophiques et politiques, II, Stock / IMEC 1997 p. 497.

[46]. Idéologie allemande, I, Feuerbach (fin), édition sociales 1976, p. 71.

[47]. « Le développement des individus en individus complets », Idéologie allemande, I. Feuerbach (fin), édition sociales 1976, p. 72 ; Marx Engels Werke, Dietz Verlag, Berlin, 1969, T. III p. 68.

[48]. Capital I, Ch. XV, section IX, (trad. J. Roy, Paris, GF, 1969 p. 350).

[49]. Idéologie allemande, I, Feuerbach (fin), édition sociales 1976, p. 32/33.

[50]. « En lisant Althusser », in Structuralisme et marxisme, Paris, UGE, 1970 (coll. 10/18).

[51]. L. Althusser, Sur la philosophie, Paris, Gallimard, 1994, pp. 67-68.