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Contre l’identité : des croisements austro-marxistes à sa dénégation actuelle.

Conférence prononcée dans le cadre du colloque « Identités sans frontières en Europe centrale ? » organisé à L’Université Paul Valery par le Centre d’Histoire et d’Histoire de l’Art des époques moderne et contemporaine de l’Europe méditerranéenne et de ses périphéries (EA 3022) en novembre 2007.

L’identité politique (Rousseau)

En tant que philosophe, et philosophe ayant travaillé sur Rousseau, je me suis longtemps étonné de voir chez cet auteur une contradiction entre, d’une part, la valeur qu’il accorde au politique, à la participation au politique, à la vie en société politique, cette vie qui, d’un « animal stupide et borné fit un être intelligent et un homme »[1], et, d’autre part, le résultat de ce passage au politique, de cette entrée ou participation : l’identité citoyenne. Il y a contradiction, car toute la valeur morale[2] de la participation au politique repose sur le dépassement de son égoïsme, que Rousseau appelle l’amour-propre. Or l’identité politique, le « Moi commun » institué par le pacte social, fixe le dépassement de l’égoïsme individuel dans un nouveau corps, le « corps politique », et l’on sait que les Etats se comportent entre eux comme les individus à l’état de nature, reproduisant, à leur échelle, les conflits que les individus vivaient entre leur propre corps, avant donc le dépassement de soi engagé par le politique. Il y a contradiction parce que le dépassement de son égoïsme est totalement nié par la fixation de son identité politique. Le dépassement de l’égoïsme est tout d’abord nié comme dépassement de l’identité première, circonscrite par le corps biologique. Le citoyen est citoyen d’un État ; à l’image du jeune Polonais décrit par Rousseau, il ne doit pas être un autre homme : « À vingt ans un Polonais […] doit être un Polonais »[3]. Ce polonais doit pouvoir reconnaître le corps politique comme son propre corps, corps nouveau certes, mais corps quand même, auquel il s’agit de se retrouver attaché. Les frontières du territoire circonscrivent comme une peau cette identité politique, formée en conséquence : « je veux qu’en apprenant à lire il lise des choses de son pays, qu’à dix ans il en connaisse toutes les productions, à douze toutes les provinces, tous les chemins [etc.] »[4].

Après le dépassement de son corps, le dépassement de l’égoïsme est ensuite nié comme dépassement de l’égoïsme précisément, de cet amour-propre source de tous les vices. À la détermination de l’identité politique du citoyen est associée, non pas une ouverture de l’esprit civique, vers un respect moral, universel, de l’humanité, mais une clôture du dépassement moral de soi, qui s’arrête aux frontières de l’État : « le patriote est dur aux étrangers »[5]. Peu importe les raisons anthropologiques et politiques, qui font que, pour Rousseau, cette opposition des Etats entre eux est inévitable, car leur nature artificielle les force à se comparer[6], et que de la comparaison naît l’amour propre avec son cortège de vices. Mais il faut souligner que la négation du dépassement de l’égoïsme est propre au politique : c’est le politique qui met un terme au dépassement moral de soi et le fixe dans une entité nouvelle et oppositive, en créant un « égoïsme abstrait », pour reprendre l’expression d’E. Durkheim[7]. À la suite de Roger Masters[8], notons que les « human virtues », non exclusives comme la pitié, ne sont pas les « human affections », comme le patriotisme.

Il appartient donc au politique, en un même temps, d’assigner l’identité nouvelle, et d’exclure, et de définir par opposition. Nous retrouvons l’instabilité des frontières, et la constitution d’un appareil d’État pour leur donner une existence durable. C’est la nature oppositive de l’État qui fait de l’identité politique la négation morale du dépassement de soi. Que l’individu doive en quelque sorte changer de nature en devenant citoyen[9] n’est peut être pas à regretter, en tant que ce changement peut avoir, comme tel, un caractère moral. C’est la fixation de l’identité nouvelle dans le corps de l’État qui fait problème, en faisant du patriote la vérité du citoyen. Cela ne veut pas dire que Rousseau voit dans le patriote un homme parfait, au contraire, plusieurs textes soulignent la distinction entre un patriotisme toujours exclusif et la visée morale d’un bien universel[10]. Émile ne sera d’ailleurs ni militaire ni politicien. Mais s’il n’est pas nécessaire, pour Rousseau et quelques grandes âmes, que chacun devienne patriote, il y a en revanche nécessité pour l’État que chacun de ses membres se rapporte à l’État comme à lui-même, et que ce rapport devienne la seconde nature de ses membres. D’autant que l’État de Rousseau, l’État moderne, s’institue sur l’effondrement de ce que l’on a appelé les organismes intermédiaires (entre État et individu) – ordres, jurandes, corporations ou associations ouvrières. L’État moderne doit alors à nouveau chercher à « pénétrer les consciences individuelles et les socialiser intérieurement »[11]. Il faut que l’État moderne construise l’identité politique de chacun, pour ne pas devenir cette « monstruosité sociologique » que dénonce Durkheim[12].

L’institution de l’identité politique, et plus précisément du politique comme identité, est donc le fait de l’État moderne. Avant d’être un mouvement du culturel vers le politique, qui correspond au nationalisme, cette institution de l’identité politique est un mouvement inverse, du politique vers le culturel, mouvement d’un politique voulant lui-même devenir culture[13]. Il y a, non pas un nationalisme mais une sorte d’impérialisme de l’État moderne et de ses institutions. Les auditeurs français ont peut être feuilleté des passages du Tour de France par deux enfants, célèbre manuel de lecture qui illustre cette construction de l’identité collective. Construction culturelle certes, avec l’unité de langue p.ex., mais politique aussi, non pas seulement parce que l’éducation nationale impose l’unité de langue, mais parce le Tour de France par deux enfants, écrit après la défaite de 1870, a aussi pour tâche de viser la reconquête des frontières. Ici encore, la détermination d’une identité va de pair avec la frontière, qui oppose le corps politique à son entourage, et dont il faut faire le tour précisément, comme André et Julien, orphelins de guerre, accomplissent leur tour de France.

Le croisement austro-marxistes des identités.

La conscience collective construite dans et par les institutions de l’État moderne pourrait aussi s’appeler conscience nationale, ou conscience du sentiment national. Avec une ambiguïté terminologique qui n’est pas sans servir les besoins sociologiques de l’État moderne. Car il ne va pas de soi d’appeler national ce qui relève d’emblée du politique et non du culturel, même si le vœu du politique est de se faire culture pour lier les consciences. Il y a certes un sens politique et révolutionnaire de « nation », celui par lequel la constitution française de 1791 désigne l’unité des membre de l’État qui constituent, tous ensemble, et sur un pied d’égalité, la nouvelle république française. Mais le terme de « nation » a d’abord un sens culturel[14], et non pas un sens politique. Si l’on veut penser une autre identité qu’instituée par le politique, par ses frontières et par les confrontations qui les définissent, il faut prendre en compte le sens culturel de nation, ne pas le rabattre sur le politique en le confondant avec le nationalisme de l’État nation, ni en faire une conséquence de l’unité politique avec la « nation-État » de la Révolution française. Pour articuler le politique et le culturel, en recherchant une identité qui ne se définisse pas par les limites d’un territoire, je vais prendre en exemple l’austro-marxisme, plus précisément son programme politique et les aspects qu’en a présenté Otto Bauer dans son ouvrage de 1907, La question des nationalités et la social-démocratie[15].

À la différence du centralisme de l’État moderne – ce que Bauer appelle la conception « centraliste-atomiste » de l’État [16] –, l’austro-marxisme institue le politique sur la base d’une superposition de trois identités : la classe, l’État ou la citoyenneté, et la nation, au sens culturel donc. L’institution est toujours politique, mais elle vise le dépassement de l’État moderne, voire de tout État . Le programme des sociaux-démocrates au congrès de Brünn de 1899 veut faire de l’Autriche une fédération de nationalités. Cette orientation sera conservée pour préserver l’unité des luttes et prévenir l’éclatement en nationalités, qu’avait déjà vécu le parlement autrichien et le parti social démocrate lui-même. C’est la même visée d’une fédération de nationalités qui sera radicalisée par K. Renner et surtout O. Bauer, dans le sens de l’autodétermination et de l’auto-administration des territoires.

Les austro-marxistes reconnaissent donc le fait national, et l’articulent, sans le confondre, avec le politique. Une telle articulation suppose d’abord que l’on dissocie nation et État . Les définitions d’Otto Bauer cherchent à distinguer le sens culturel de nation du sens politique : « Le fait que l’État nation soit considéré comme une règle, et l’État multinational comme une simple exception, une survivance de temps révolu, a conduit à une véritable confusion dans la terminologie politique et institutionnelle »[17]. La communauté culturelle qu’est la nation se fonde sur les relations effectives entre les personnes, et non sur une manière de recouvrir ces relations par une unité plus ou moins abstraite. Ainsi pour O. Bauer la nationalité ne se fonde pas sur l’unité de langue d’une région, mais sur les communications existantes entre les personnes ; un ouvrier tchèque travaillant dans une ville allemande, et dont les enfants apprennent à parler allemand, restera de nationalité tchèque s’il reste majoritairement en rapport avec des tchèques[18]. Du point de vue des relations inter-humaines effectives, un découpage seulement linguistique des territoires ne relève plus, écrit Bauer, que d’une « économie paysanne naturelle »[19]. La même unité linguistique, lorsqu’elle est imposée par le politique, comme celui du Tour de France d’André et Julien, relève d’une logique impérialiste, de cet impérialisme homogène inhérent à l’institution de l’État moderne.

La distinction entre identité politique ou citoyenneté d’une part, et nationalité ou identité culturelle de l’autre, s’exprime chez les austro-marxistes par le croisement de deux principes politiques, le principe de territorialité de l’État moderne d’une part et le principe de personnalité reconnaissant les nationalités d’autre part. O. Bauer emprunte le fonctionnement du principe de personnalité à Karl Renner, pour qui les nations d’un même État doivent avoir une existence politique en auto-administrant certaines régions, tout en s’articulant avec l’autorité territoriale de l’État central. C’est la conception « organique » défendue par Renner[20], contre la conception « atomiste-centraliste » de l’État moderne. Otto Bauer s’accorde ici avec Renner : « l’État doit se contenter de garantir les intérêts communs à toutes les nations »[21].

Un exemple de cette articulation se trouve au début du Staat und Nation de Renner[22]. Le passage est complexe : Renner articule trois systèmes de législation : 1) un bicamérisme central, avec une chambre directement issue du suffrage universel, et une autre composée des représentants des nationalités et des territoires – ici les territoires auto-administrés par chacune des différentes nationalités. C’est dit Renner, en parlant du centralisme de ce premier système de législation, « le terrain des luttes d’intérêts économiques et sociaux ». Nous retrouvons là l’État comme lieu du déplacement symbolique de la lutte des classes. De ce bicamérisme central découle, dans le même système de législation, un appareil administratif gouvernant l’ensemble du territoire selon le principe de territorialité. À ce bicamérisme central s’ajoute 2) une troisième chambre, qui administre l’ensemble de l’État d’après les registres nationaux, avec scrutin proportionnel, représentation des minorités[23], et vote par collège national. Ici la dimension territoriale précédente a disparu. Puis 3) une « administration autonome territoriale et nationale », sur la base de conseils nationaux, qui mêle, au niveau local, les deux principes précédents. Dans une région multinationale, où les deux principes se recoupent en administrant chaque territoire national en particulier, il faut imaginer plusieurs conseils nationaux régissant chacun leurs ressortissants et traitant « les tâches de la sphère d’action publique et territoriale déléguée susceptibles d’un tel traitement »[24] ; pour les autres actions publiques, l’ensemble des conseils nationaux locaux se réunissent sous la présidence d’un fonctionnaire de l’État central.

Un point important, sans lequel on ne pourrait comprendre l’intérêt des réflexions de l’austro-marxisme aujourd’hui[25], est le libre choix individuel de sa nationalité. La nation est ainsi définitivement distinguée d’un droit du sang[26]. Cela nous permet de considérer aujourd’hui sérieusement l’identité culturelle comme distincte de l’identité politique proposée par l’État moderne.

La troisième identité, l’identité de classe qui compte pour le marxiste Otto Bauer, se distingue à son tour de l’identité culturelle-nationale, ce que l’on comprend bien en regardant précisément la manière dont Bauer définit la nation : « ensemble des hommes liés par la communauté de destin en une communauté de caractère »[27]. Cette communauté de destin vise à souligner, comme le montre Bauer, que l’expérience commune dont il est question est commune parce que demeure des interactions constantes entre les membres de la communauté nationale. La communauté de destin n’est pas soumission à un même sort, « mais expérience commune du même sort »[28]. C’est là ce qui distingue la nation de la classe : la nation est une « communauté de relations », il existe entre ses membres « interaction constante dans la communication directe et indirecte ». Ainsi chaque membre de la communauté nationale peut ne pas avoir un sort identique à celui des autres, comme l’ont les membres d’une même classe par exemple, mais si ces membres ont vécu ensemble un devenir commun, on parlera, pour cette expérience commune du même devenir, de communauté nationale, même s’il s’agit des exploiteurs en relation avec les exploités. C’est cette communauté de relation qui devient communauté de culture[29].

Ces distinctions n’interdisent pas les croisements et superpositions, bien au contraire, Karl Renner remarquait déjà que les luttes économiques et sociales s’exprimaient dans et par les institutions représentant l’identité politique[30]. Otto Bauer soulignera à son tour que les luttes nationales rencontrent les luttes de classes, ainsi la lutte des ouvriers tchèques pour leurs droits nationaux est un élément de la lutte de classe des ouvriers tchèques[31]. Bauer lie étroitement la victoire du socialisme à la réalisation de l’autonomie nationale[32], en tant que le fondement des oppositions nationales est tout d’abord l’opposition de classe se manifestant comme opposition entre nations, la classe dominant politiquement étant aussi la nation dominante, la nation n’étant pas ici ou pas encore séparée du politique, d’un politique qui ne vise pas l’autonomie de chaque nationalités. Bauer voit dans la conquête de l’autonomie territoriale, via la reconnaissance de l’identité culturelle, une fin qui ne peut être pleinement atteinte qu’aux termes des luttes de classes.

L’appel des non-identiques.

Quelle aurait donc été l’identité politique d’un citoyen autrichien si les sociaux-démocrates de « l’internationale deux et demi » avaient pu gouverner l’ensemble du pays et non la seule ville de Vienne ? La réponse n’est pas si facile, et je voudrais considérer cette difficulté dans ma troisième partie. Car il n’est même plus sûr que l’on puisse parler d’identité politique ici. Il y aura toujours unité politique d’un territoire, mais, si le culturel est préservé, si les déterminations culturelles des minorités sont préservées, l’identité, comme mouvement d’appropriation et de reconnaissance, mettrait en jeu bien autre chose que le politique. Il s’agit d’abord d’une prise de conscience de son identité nationale, qui s’effectue de façon d’autant plus différenciée que sont nombreuses les cultures qui coexistent[33]. Le thème classique de la connaissance de soi révélée par la rencontre de l’autre et la perception des différences se retrouve chez Bauer[34], sans engager d’affrontement, mais en construisant le sentiment national entre habitude et rencontre. À cela s’ajoute le processus de libération et ses effets : conquête du droit des minorités dans la revendication d’auto-administration d’abord, émancipation sociale dans une lutte des classes plus proprement marxiste ensuite. L’identité culturellement définie[35] se trouve donc inscrite dans un processus politique, mais un processus qui appelle son dépassement. Ainsi avec le développement de la grande industrie : « le paysan tyrolien se sent d’abord tyrolien et ne se souvient que rarement qu’il est allemand. Il en va tout autrement de l’ouvrier tyrolien »[36]. Avec sa reconnaissance politique adjointe à l’émancipation sociale, la culture nationale devient plus homogène, en tout cas plus également partagée par tous les membres de la nation.

Mais quel sera le sentiment de soi de l’ouvrier tyrolien en société socialiste ? Peut-on se sentir tout à la fois ouvrier, tyrolien, et allemand ? Je ne pense pas, primo, que l’identité puisse être plurielle ; je reprendrai volontiers à Manuel Castells[37] la distinction entre rôle et identité : on peut jouer plusieurs rôles, mais on ne peut avoir plusieurs identités. Et je crois, secundo, à la suite d’Althusser et, pour une part, de Foucault, qu’assigner une identité a toujours quelque chose à voir avec le fait de maintenir quelqu’un à une place donnée, en lui faisant croire que cette place est la sienne, et qu’il a une tâche à y accomplir. À vrai dire l’hypothèse portée par ces questions va plus loin que la défense austro-marxiste de l’identité culturelle : il s’agit de mettre en cause la nécessaire détermination – fixation ou assignation – d’une identité. Une fois que l’identité nationale n’est plus celle de la classe dominante, pourquoi vouloir encore déterminer les relations personnelles en termes d’identité ? Puisque l’identité austro-marxiste nous donne l’exemple d’une identité qui n’est plus proprement politique, ne pourrait-on envisager de ne plus assigner d’identité – comme terme ou foyer d’un processus de reconnaissance – aux habitants d’un territoire donné ?

Cet abandon de l’identité aux opérations de police trouve un écho dans les récents mouvements révolutionnaires. Admettre que le politique attribue l’identité, cela  revient aussi à dire que lutter contre une domination politique, c’est lutter contre l’identité que le pouvoir vous assigne. En interrogeant ainsi l’identité, on ne peut pas ne pas penser aujourd’hui aux formulations de John Holloway, théoricien du zapatisme, dans son appel des non-identiques : « Nous, les non-identiques, combattons cette identification, le combat contre le capital est un combat contre l’identification, et non un combat pour une identité alternative »[38]. Ainsi la révolte apparaît comme l’affirmation d’une anti-aliénation, et s’exprime comme refus d’identité. Holloway se rapproche ici d’E. Laclau qui invite le « particularisme réellement désireux de changement » de « rejeter non seulement ce qui nie son identité, mais son identité elle-même »[39].

Cela revient à ne plus répondre aux convocations du politique, à récuser le politique comme lieu du pouvoir, ainsi que le déclarait Marcos : « le lieu du pouvoir est désormais vide »[40]. Le lieu vide du pouvoir en question est l’État . C’est la conquête de l’État , et non la prise de pouvoir elle-même, qui est rejeté. La théorie des récents mouvements révolutionnaires comme le zapatisme, rejette la conquête du politique pour affirmer la prise de pouvoir révolutionnaire. À vrai dire, la résistance ne s’illustre pas comme refus d’incarner toute identité, mais d’abord celle convoquée ou reconnue par le politique. Nous retrouvons alors des analyses de Marx, Lukacs ou Foucault, en suivant le fil de la réification pour voir dans l’identité le condensé d’un processus de dépossession dû à l’exploitation capitaliste. De l’aliénation marxiste à la discipline foucaldienne, l’identité devient ce contre quoi il faut lutter, et ce qui apparaît soi-même comme résultat d’un processus s’opposant à son contraire. La sup-position dialectique du contraire, comme anti-aliénation, prouverait la persistance d’un processus d’anti-fétichisation, que manifesterait la révolte comme anti-pouvoir, pour reprendre les expressions d’Holloway[41].

Cette orientation se distingue donc de la conquête du pouvoir d’État par une classe ou un parti de classe. Elle ravive bien évidemment l’opposition entre anarchisme et communisme, et les débats entre Holloway et ses contradicteurs marxistes sont nombreux[42]. Je ne suis pas sûr que cela suffise à circonscrire la lutte contre l’identité menée par nos derniers révolutionnaires. Je crois qu’il y a une vérité dans la dénomination de cette lutte, vérité qui consiste à pouvoir affirmer son propre chemin contre toute assignation ou interpellation antérieure. Sans cette spontanéité il n’y aura jamais de révolte. Que la révolte ne puisse vivre ou se maintenir sans s’opposer, corps à corps, avec l’ancien régime, et qu’elle doive mettre en place, d’une manière ou d’une autre, des mécanismes de mobilisation et de reconnaissance de ses troupes constitue une tension interne à tout mouvement révolutionnaire. Cela n’enlève rien à l’indispensable spontanéité dont doit faire preuve le révolté pour se défaire fondamentalement des identités assignées. Il n’y a peut-être pas d’autre moyen d’accéder à ce que la psychanalyse appelle « le vrai self ».



[1]. Contrat social, I, 8.

[2]. Je pense ici à la valeur morale, mais on peut aussi attribuer au politique, comme stabilisant la vie sociale, des effets positifs sur le développement intellectuel ; cf. Jean-Jacques Rousseau, l’individu et la République, Paris, Kimé, 2001, ch. six.

[3]. Considérations sur le gouvernement de Pologne, O.C. T. III, édition de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1966, p. 966.

[4]. Ibid. Cf. également la « physionomie nationale » des âmes, p. 960.

[5]. Émile I, O.C. IV, édition de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1969, p. 248.

[6]. Cf. L‘État de guerre : « la grandeur du corps politique étant purement relative, il est forcé de se comparer sans cesse pour se connaître ; il dépend de tout ce qui l’environne […] »., J.J. Rousseau, O.C. III, , p. 605.

[7]. E. Durkheim, « Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau », in Revue de Métaphysique et de Morale, Paris, 1918, p. 139/140.

[8]. The political philosophy of Rousseau, Princeton, Princeton University Press, 1968, p. 49/50. La distinction entre les « human virtues », non exclusives, la pitié qui s’adresse à tous les êtres souffrants p.ex., et les « human affections », telles que le patriotisme, recouvre la distinction que Chapman avait plus amplement thématisé entre le « social spirit » et le « social interest » (Chapman John W., Rousseau – Totalitarian or liberal ?, New York, Columbia University Press, 1956, Chap. 6). Le social spirit représentant le patriotisme et le social interest la pitié.

[9]. Le législateur ne doit-il pas se sentir capable de « changer, pour ainsi dire,  la nature humaine » ? (Contrat social II 7).

[10]. Cf. « le patriotisme et l’humanité sont, par exemple, deux vertus incompatibles dans leur énergie, et surtout chez un peuple entier. Le législateur qui les voudra toutes deux n’obtiendra ni l’une ni l’autre » Lettres écrites de la Montagne, O.C. III p. 706. Rousseau constate ici cette dualité, il fera de même au début d’Émile à propos de l’homme et du citoyen, mais en tentant cette fois de la réduire, par l’éducation d’Émile précisément. Nous suivons sur ce point P.D. Jimack, La Genèse et la rédaction de l’Émile de Jean-Jacques Rousseau, in Studies on Voltaire and the eighteenth century, Institut et Musée Voltaire, Les délices, Genève, 1960, Vol. XIII, p. 125.

[11]. E. Durkheim, De le division du travail social, Préface de la deuxième édition.

[12]. Ibid., « Une société composée d’une poussière infinie d’individus inorganisés, qu’un État hypertrophié s’efforce d’enserrer et de retenir, constitue une véritable monstruosité sociologique », p. XXII.

[13]. Au sens large, pour la définition duquel on peut s’inspirer de Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Oxford, Blackwell, 1983 ; trad. fr. B. Pineau, Paris, Payot, 1989, p. 19 : « la culture à son tour signifie un système d’idées, de signes, d’associations et de modes de comportement et de communication ».

[14]. Je cite, pour une dernière fois, Rousseau qui, à propos des sociétés se formant dans la deuxième étape de son état de nature, parle d’une nation : « unie de mœurs et de caractères, non par des règlements et des loix, mais par le même genre de vie et d’aliments, et par l’influence commune du climat », Discours sur l’inégalité, II, O.C. III p. 169.

[15]. O. Bauer, La question des nationalités et la social-démocratie, 1ère éd. 1907, 2e éd. 1924, trad. fr. coédition Montréal, Guérin Littérature, & Paris, Edi, Arcantère éditions, 1987.

[16]. O. Bauer, ibid., notamment ch. 19 & 20.

[17]. O. Bauer, La question des nationalités et la social-démocratie, p. 196. Sur point, cf. également Karl Renner, chancelier de la république autrichienne de 1919 à 1920 : « État et nation sont antinomiques au même titre qu’État et société en général. L’État est une autorité territoriale de droit, la société association de personnes de fait », in Staat und Nation, 1899 (sous le pseudonyme de Synopticus), traduit in Les marxistes et la question nationale, G. Haupt, M. Löwy, C. Weill. Paris, Maspero, 1974, p. 220.

[18]. O. Bauer, La question des nationalités et la social-démocratie, p. 344-345 : « le paysan tchèque qu’une nouvelle ligne de chemin de fer met en relation étroite avec une ville allemande demeure quand même un tchèque... » Bauer poursuit : « la frontière linguistique ne s’est donc pas déplacée, mais la communication la déborde ».

[19]. Ibid.

[20]. Sous le pseudonyme de Rudolph Springer, in Le combat des nations autrichienne pour l’État , Vienne, 1902. Cf.. O. Bauer, La question des nationalités et la social-démocratie, p. 288/289.

[21]. Ibid., p. 328.

[22]. Le passage est traduit in Les marxistes et la question nationale, Georges Haupt, Michael Löwy, Claudie Weill. Paris, Maspero, 1974, p. 228-229.

[23]. Yvon Bourdet, dans son article, « les conditions d’étude de l’austro-marxisme », in Le mouvement social, N°50, Janv-mars 1965, relève la répartition des voix des sections du parti social démocrate dans la Seconde Internationale en 1910, l’Autriche-Bohême avait droit à vingt voix : 9 pour les Allemands, 7 pour les Tchèques, 2 pour les italiens, 2 pour les Ruthènes.

[24]. On peut imaginer, avec Jacques Droz, qu’il s’agit essentiellement d’enseignement, de culture ou de religion (cf. Droz J. « La social-démocratie en Autriche-Hongrie (1867-1914) », in Histoire générale du socialisme, 2, 1875-1918, Paris, P.U.F., 1974, éd. Quadrige 1997, p. 91). Pourtant Renner semble aller plus loin en attribuant, dans les régions plurilingues (critère de distinction des nationalités que récusera Bauer) des tâches « étatiques et territoriales aux corps nationaux à autonomie administrative comme sphère d’action déléguée », Staat und nation, trad. fr. in Les marxistes et la question nationale, G. Haupt, M. Löwy, C. Weill. Paris, Maspero, 1974, p. 229.

[25]. Point que souligne S. Pierré-Caps, « Karl Renner et l’État multinational », Droit et société, (27) 1994.

[26]. Cf. O. Bauer, La question des nationalités et la social-démocratie, p. 144 : « le choix conscient d’appartenance à une autre nation que celle de notre naissance est possible ».

[27]. Ibid., p. 160.

[28]. Ibid., p. 140.

[29]. Ibid., p. 384, et p. 380, « la communauté de relations étroites devient nécessairement une communauté de culture ».

[30]. Cf. ci-dessus p. 6.

[31]. O. Bauer, La question des nationalités et la social-démocratie, p. 352.

[32]. Ibid., p. 514/515. « Seul le socialisme fera participer la totalité des membres du peuple à la culture nationale ».

[33]. Et ces cultures sont d’autant plus nombreuses que leur coexistence est possible, ce qu’elle est censée devenir avec une réelle égalité de droit.

[34]. O. Bauer, La question des nationalités et la social-démocratie, ch. 1 un, pt. 11, « conscience nationale et sentiment national », début : « Tant qu’un homme ne connaît que ses co-nationaux, il est conscient des divergences et non de son accord avec eux » puis : « la connaissance de ce qui est étranger est le présupposé de toute conscience nationale ».

[35]. Ibid., p. 167 : 167, suite à « la nation n’est pas pour moi quelque chose d’étranger mais une partie de moi-même qui se retrouve dans la personnalité des autres » : « L’idée de la nation se rattache donc à celle de mon Moi ».

[36]. Ibid., p. 515.

[37]. Castells Manuel, The power of identity, Oxford, 1997 ; trad. fr. P. Chemla, Paris, Fayard, 1999, Le pouvoir de l’identité (L’ère de l’information, T. II)

[38]. J. Holloway, Change the world without taking the power, Londres, Pluto Press, 2002, p. 100. Trad. fr. de cette citation in D. Bensaïd, « La révolution sans prendre le pouvoir ? », in Contretemps (6) 2003 p. 54-55.

[39]. Ernesto Laclau, Emancipations, Londres, Verso, 1996 ; trad. fr. Cl. Orsoni, La guerre des identités, grammaire de l’émancipation, La Découverte / M.A.U.S.S., 2000, (coll. Recherches), p. 84.

[40]. Cité par J. Bashet, « Du guevarrisme au refus du pouvoir d’État : les zapatistes et le champ politique », in Contretemps. Changer le monde sans prendre le pouvoir ?, Paris, Textuel, (6) 2003, p. 77.

[41]. J. Holloway, « Twelve theses on changing the world wihtout taking the power », 2004, in Phil Hearse (éd.), Take the power to change the world, globalisation and the débate on power, Socialist Resistance & International Institue for Research and Education, 2007 ; trad. fr. in Contretemps. Changer le monde sans prendre le pouvoir ?, Paris, Textuel, (6) 2003.

[42]. Cf. Phil Hearse (éd.), Take the power to change the world, globalisation and the débate on power, Socialist Resistance & International Institue for Research and Education, 2007 ; et Contretemps. Changer le monde sans prendre le pouvoir ?, Paris, Textuel, (6) 2003.