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Fichte, Lukacs, et la réification.

Conférence prononcée dans le cadre du séminaire « Marx au XXIe siècle » (C.H.S.P.M., Paris-I Sorbonne), journée d’études consacrée à la réification, de Lukacs à Honneth. Site du séminaire « Marx au XXIe siècle » url : www.marxau21.fr

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Introduction

Cette conférence porte sur un thème assez précis – Fichte, Lukacs et la réification –, et je voudrais l’introduire en soulignant l’intérêt qu’il y a à aborder l’essai de Lukacs sur la réification par la façon dont Lukacs utilise et interprète Fichte dans cet essai. C’est intéressant pour Fichte bien sûr, qui est un des philosophes les plus difficiles et dont on parle toujours peu. C’est intéressant pour Lukacs aussi, car l’appel à Fichte fait ressortir toute la grandeur de l’essai sur la réification, grandeur tout d’abord par son empan spéculatif : de l’analyse du travail social, à la critique idéologique de la philosophie. Lukacs part – dès le 2e § de l’essai sur la réification – des analyses concernant le fétichisme de la marchandise, et des formes que prend spécifiquement ce fétichisme dans le mode de production capitaliste, lorsque la forme marchande devient forme universelle. Nous ne sommes donc plus, pour l’analyse économique, dans le simple échangisme, comme nous ne sommes plus, dans l’univers théorique, dans la sociologie philosophique d’un Simmel. A partir de l’analyse concrète de l’exploitation capitaliste[1] – salariat, machinisme et plus-value –, Lukacs développe les remarques de Marx à la fin du premier chapitre du Capital, et rejoint tout à la fois le concept d’aliénation et la théorie de l’idéologie, sans pouvoir à l’époque s’appuyer ni sur les Manuscrits de 44 ni sur l’Idéologie allemande, publiés plus tard. Il tisse ainsi, avec les textes dont il a pu disposer, la pièce manquante dans l’œuvre de Marx, mais avec des références qui lui sont propres, et la lecture des Manuscrits de 44 ne rend pas inutile celle de l’essai sur la réification. Le sens spécifique que Lukacs donne au terme de réification me paraît être cette synthèse médiatrice du fétichisme et de l’idéologie, lien qui constitue le concept d’aliénation. La réification ne signifie pas seulement, comme on le lit encore couramment, que l’ouvrier est traité comme marchandise[2], il s’agit d’abord, par la vie propre de la marchandise, de déposséder le travailleur de son travail et de son produit : ainsi ce qui est fait, ce qui a été construit, engendré, est aperçu comme trouvé ou donné, indépendant du processus qui lui donne naissance. La thématique de l’aliénation, comme dépossession, est bien présente, et Lukacs dépasse en ce sens l’usage marxien du terme de réification, plus particulièrement appliqué aux rapports de production[3]. Le titre même de l’essai – La réification et la conscience du prolétariat – peut être lu comme son explication : il s’agit de développer l’idéologie capitaliste, à partir des conditions de la production, pour montrer comment ces conditions constituent fondamentalement cette idéologie, afin de pouvoir conclure ensuite au dépassement conjoint de cette idéologie et des conditions de la production. Ce sont les trois parties de l’essai sur la réification ; je me consacrerai à la deuxième partie, l’analyse de la philosophie critique allemande.

La deuxième partie de l’essai, consacrée à la philosophie critique, a son intérêt en tant que rapportée aux deux autres parties de l’essai : c’est par son ancrage dans l’analyse de l’exploitation, que Lukacs peut échapper à l’accusation quasi générale d’idéalisme, et c’est en rapportant son analyse de la philosophie allemande aux formes de conscience directement issues des conditions de production, que l’on comprend comment la philosophie critique allemande n’est que l’exacte expression de la réification des rapports de production, sans pouvoir donc elle-même engager leur dépassement. Quoi de plus matérialiste que de montrer ainsi la constitution des dimensions les plus abstraites de l’idéologie à partir des conditions de vie ? Mais quoi de plus difficile aussi ? Car Lukacs ne se contente pas de tenir un discours général sur la philosophie allemande. Il va chercher les textes les plus abstraits de Fichte, philosophe qui constitue l’ultime pointe de la philosophie critique, pour retrouver, dans la spécificité de la philosophie fichtéenne, l’hiatus séparant le sujet et l’objet, hiatus installé par la réification, qui fige leur face à face. Il n’est donc pas question, dans l’essai sur la réification, du Fichte des romantiques – le Fichte qui dialogue avec les romantiques mais contre eux, celui qui défend la Révolution française et que l’on confond trop souvent avec la réaction romantique nostalgique du Saint Empire romain germanique. Lukacs a pratiqué cette autre dimension de Fichte dans sa jeunesse[4]. Il s’agit ici du Fichte métaphysicien, celui qui reprend sans cesse la présentation de sa « Doctrine de la science » dans une succession d’exposés de 1794 à 1813, toujours sous forme inachevée, et une seule fois conçue pour la publication[5], ce qui accentue les difficultés de lecture. Les textes auxquels se réfère Lukacs sont parmi les plus difficiles et recouvrent les évolutions de l’œuvre : outre l’abordable Sittenlehre de 1798[6], et la Seconde introduction à la Doctrine de la science[7]de 1797, sont cités la très difficile Doctrine de la science de 1804[8] et le texte, non encore traduit en français, de 1812, Sur le rapport de la logique à la philosophie ou logique transcendantale[9].

On pourrait multiplier les éloges concernant la grandeur du projet, mais ces éloges s’accompagnent de questions successives, voire d’étonnements. Fichte est convoqué – avec raison – par Lukacs en tant que figure de proue, ou ultime pointe avons-nous dit, du criticisme, la philosophie critique étant elle-même définie à partir des textes kantiens fondateurs, notamment la révolution copernicienne telle que présentée dans la Préface de la 2e édition de la Critique de la raison pure : « que l’on essaie une fois de voir si nous ne viendrions pas mieux à bout des tâches de la métaphysique en admettant que les objets doivent se conformer à notre connaissance »[10]. Le sens de « métaphysique » ci-dessus est large, il enveloppe l’Analytique de la raison pure, la théorie de la connaissance, et il est bien question pour Kant de fonder la vérité de toute connaissance, et non pas seulement celle des premiers principes – y compris donc la connaissance du monde, physique – sur la reconnaissance, dans les objets, de la nécessité que nous y avons mis nous-mêmes[11].

Le lien proclamé au début de la deuxième partie de l’essai sur la réification, entre la philosophie critique et la structure réifiée de la conscience a donc de quoi nous étonner, puisque la réification repose précisément sur la séparation du sujet et de l’objet, alors que la philosophie critique fait l’inverse. Kant fait du dépassement de cette séparation la condition de toute vérité, en affirmant que le sujet – les formes de la subjectivité transcendantale : catégories de l’entendement, espace et temps dans l’intuition – constitue l’objet et l’insère dans un monde de façon à pouvoir le penser sous des lois universelles et nécessaires, pour le connaître donc. La philosophie critique paraît prendre à rebours la séparation du sujet et de l’objet que Lukacs lui demande d’illustrer. Cet étonnement s’accroît, dans ma première partie, lorsque Lukacs convoque Fichte, puisque Fichte radicalise cette dimension du criticisme et participe, dans le postkantisme et à la suite de Maimon, à l’anéantissement de la chose en soi, en développant l’analyse des actes du sujet. L’éclaircissement de la position fichtéenne me conduira vers un nouvel étonnement, objet de ma deuxième partie, à propos de l’exploitation que fait Lukacs de considérations fichtéennes proprement métaphysiques, concernant le rapport du savoir absolu à l’absolu, pour les appliquer au rapport du sujet et de l’objet dans le monde. J’examinerai en dernier lieu comment la dimension pratique (éthique) – souci d’effectivité que Lukacs reconnaît à Fichte – peut, elle aussi, produire un effet contraire à son intention, en reproduisant la séparation du sujet et de l’objet. Nous verrons en conclusion que c’est précisément par sa prétention à constituer l’objet que la philosophie critique tout entière, pratique et théorique, s’en sépare, et qu’elle illustre ainsi la structure réifiée de la conscience, ce que Lukacs veut démontrer.

Fichte, ultime pointe du criticisme

Comment Fichte, ultime pointe du criticisme, peut-il être convoqué pour illustrer la séparation du sujet et de l’objet ? Fichte discute à plusieurs reprises sa filiation kantienne, et cela explicitement jusqu’en 1812. Il est d’abord question de la fameuse intuition intellectuelle, cette conscience de soi analogue au cogito cartésien, produisant un savoir de soi impensable pour Kant, il est aussi question, dans son rapport à Kant, du statut du Moi ou de l’impératif catégorique. Mais Fichte ne met jamais en question le cœur du criticisme, l’importation de la révolution copernicienne en métaphysique : que les objets de nos connaissances sont constitués par les actes nécessaires de l'intelligence connaissante, au sein donc de ce que Kant appelait la subjectivité transcendantale, rassemblant les formes a priori de la pensée, formes auxquelles Fichte fera encore référence en 1812. En 1797[12], Fichte défend, contre les postkantiens et précisément Jacobi, la limitation critique de la connaissance, distinguant entre une chose en soi d’une part, et un phénomène d’autre part, phénomène à partir duquel nous construisons l’objet connu. Fichte veut montrer par là, contre les accusations de Jacobi, qu’il n’y a pas chez Kant contradiction entre le rejet de la chose en soi et la connaissance d’un objet. S’il est possible de poser notre propre construction de l’objet – certes avec nécessité – comme connaissance d’un quelque chose d’autre que le sujet, c’est parce que le sujet pose lui-même l’objet, comme lui étant donné, et comme l’affectant. C’est donc dire non seulement que le sujet pense l’objet avec nécessité, et fait de cette nécessité la connaissance de l’objet – ce que disait déjà Kant – mais c’est aussi dire qu’il faut aller chercher, dans l’activité du sujet connaissant, ce qui lui fait apercevoir l’objet comme objet, ou extériorité. Fichte fait donc un pas de plus dans la constitution critique de l’objet par le sujet, pas qui consiste non seulement à construire l’objet mais à construire également le face à face avec l’objet, à construire donc l’objet à partir de l’opposition au sujet. Fichte revendique ce pas comme allant plus loin que Kant : « l'idéaliste transcendantal n'obtiendrait qu'un résultat bien maigre s'il se contentait d'affirmer que nous créons les objets mêmes et s'il s'en tenait là. Il est bien vrai que, du point de vue commun, nous trouvons les objets, qu'ils nous apparaissent en tant que donnés. La proposition selon laquelle nous les créons nous-mêmes n'aurait par conséquent aucune signification si l'on ne déduisait pas d'où vient que les objets que nous construisons pourtant nous-mêmes apparaissent dans la conscience commune en tant que donnés »[13]. Ce qui était donné est maintenant compris, expliqué comme ayant été construit, et cela non seulement pour l’objet, mais aussi pour sa donation même, et avec cette donation ce qui constitue le savoir comme connaissance de quelque chose.

Fichte peut en ce sens prétendre dépasser Kant, dépasser le point de départ de Kant qui est, dans les termes de la Doctrine de la science 1804, l’évidence « factice » du savoir, factice parce que point de départ simplement accepté comme tel, qu’il s’agisse du progrès des sciences, du fait de la connaissance et de la reconnaissance de ses caractères : universalité et nécessité. Le factice est toujours ce qui n’est pas original, ce qui ne vient pas de l’origine, et c’est pourquoi il est opposé au génétique. Le factice est en ce sens ce que l’on n’explique pas, ce que l’on ne comprend pas à partir de l’origine, mais que l’on se borne à trouver, à décrire, ou à accepter tel qu’il est. Vous reconnaissez dans ces caractères du factice le face à face d’un sujet et d’un monde tous deux réifiés. Fichte prétend donc dépasser la facticité du savoir d’où part Kant, pour démontrer, expliquer, déduire ou engendrer intellectuellement cette facticité, en montrant la source de cette facticité : la nécessité, pour et dans la conscience, d’une opposition originaire : opposition d’un Non Moi, condition de la conscience de soi.

Ce pas en avant, consistant à déduire la donation même, la nécessité même du face à face avec un monde d’objets à connaître, n’est à vrai dire compréhensible qu’à partir d’une prévalence accordée à la subjectivité en général : c’est l’idéalisme fichtéen. Cette prévalence de la subjectivité influe jusque dans la méthode, et la philosophie fichtéenne déduit les formes de la connaissance – catégories, espace et temps – à partir de la conscience de soi, ce que Kant appelle l’aperception. Kant fait appel à l’évidence du « Je pense » pour montrer que les catégories sont un moyen terme entre la connaissance des objets et la conscience de soi, moyen terme sans lequel on ne pourrait rapporter au Moi les représentations, moyen terme donc sans lequel donc on ne comprendrait pas comment je peux me représenter un objet, avec telles caractéristiques[14]. Fichte quant à lui prend la conscience de soi elle-même comme point de départ, pour en déduire les formes de la connaissance. Il part, pour construire la connaissance d’un objet, de la condition de la conscience de soi qui est une opposition à l’activité du Moi, une limitation de cette activité par ce qu’il appelle un Non Moi, pour que l’activité (encore intellectuelle) revienne vers le Moi et se prenne elle-même comme objet. C’est en composant l’opposition originaire[15] du Moi et du Non Moi, l’activité et la passivité, que Fichte déduit les catégories kantiennes de la relation, puis, par le sentiment de cette limitation, les formes de la sensibilité kantienne[16]. Entre les catégories de substance ou de causalité et le sentiment se trouve l’imagination – faculté fondamentale dès 1794 –, qui œuvre à partir du moment où l’activité subjective est limitée. C’est l’imagination qui présente à l’entendement une matière déterminable. Nous sommes au cœur de l’idéalisme fichtéen, là où Fichte prétend que la conscience de soi n’est pas seulement condition de la conscience d’objet, mais qu’elle en détermine aussi le contenu[17]. Il y a là aussi dépassement de la subjectivité kantienne, dont l’activité formelle et formante se met en œuvre sous condition d’une sensibilité comme réceptivité.

C’est précisément à partir de cette prévalence accordée par l’idéalisme fichtéen à la subjectivité, que l’on est à même de comprendre l’utilisation paradoxale qu’en fait Lukacs pour illustre la réification, comme séparation du sujet et de l’objet. Si la conscience de soi fichtéenne peut constituer l’objet avec nécessité, c’est parce qu’elle s’oppose quelque chose avec non moins de nécessité. Il y a bien hiatus, non entre le sujet et sa connaissance, mais hiatus entre le sujet et « l’exclu », tout à la fois condition et limite de la connaissance, qui demeure en ce sens sa négation. Que l’on puisse tenter d’expliquer cet acte d’exclusion sans plus faire référence à une chose en soi, mais à une double direction d’une activité originaire, réflexion de la conscience de soi, ou réflexion de l’Absolu lui-même, cela concerne les débats entre exégètes fichtéens. Ce qui est important ici est de comprendre que demeure une exclusion originaire, comme condition de la constitution, par le sujet, de la connaissance et de son objet. Fichte, dès la Recension de l'Enésidème, attribue à la philosophie critique la tâche de nous montrer « que tout ce qui apparaît dans notre esprit peut être expliqué et compris parfaitement en fonction de lui seul (...) Elle nous montre le cercle dont nous ne pouvons sortir, mais à l'intérieur de celui-ci, elle crée la cohérence la plus étroite dans notre connaissance tout entière »[18]. Fichte ne fait ici qu’approfondir le principe du criticisme : il n’y a de nécessité dans la connaissance (de connaissance donc) qu’en délimitant son objet, en le limitant à ce qui peut être mis en forme, avec universalité et nécessité, par le sujet. Pour être ainsi circonscrite, la connaissance n’en est donc pas moins connaissance, mais elle reste définie par son caractère formel – universalité et nécessité – et non par la découverte, pénétration ou transformation de son objet. De l’exclusion originaire Lukacs déduit un caractère doublement formel de la connaissance : par l’exclusion originaire qui appelle une dissociation de la forme et du contenu, ensuite par la définition de la connaissance comme mise en forme. Pour Lukacs le caractère essentiellement formel de la connaissance va jusqu’à ne plus rendre pensable une transformation, non pas seulement de l’exclu originaire, mais de l’objet même de la connaissance constituée par le sujet. Un renversement s’opère, entre un mode de constitution de la connaissance qui paraît impliquer une appropriation essentielle de l’objet par le sujet, et son résultat final qui fige sujet et objet, dans un face à face régi par un système de lois dont l’intangibilité vient garantir l’objectivité de la connaissance, voire s’y substituer[19]. Lukacs enracine donc avec raison ce caractère simplement descriptif de la connaissance contemporaine[20] dans la philosophie critique, et en attribue avec non moins de raison à Fichte la tâche d’illustrer cet aboutissement de la limitation fondatrice du criticisme. C’est le fameux hiatus, entre la forme définissant la connaissance et son contenu, que Lukacs va chercher à deux reprises[21] dans la Doctrine de la science 1804.

Hiatus et genèse

Ces éclaircissements concernant l’utilisation de Fichte par Lukacs, pour illustrer la pensée réifiée, en appellent d’autres. Il ne va pas de soi d’utiliser Fichte pour illustrer une pensée réifiée et donc descriptive. Nous venons de voir, à propos du rapport de Fichte à Kant et de la déduction des catégories à partir de la conscience de soi, que le pas en avant, revendiqué par Fichte, consiste à dépasser la facticité du kantisme, le fait que Kant parte du progrès des sciences et du fait de la connaissance, de la définition de la connaissance par la reconnaissance de ses caractères communs : universalité et nécessité. Fichte dépasse cette facticité en déduisant le fait de la connaissance que Kant admet ou suppose, déduction synthétique, à partir de la conscience de soi, par composition progressive des conditions de la conscience de soi. La conscience de soi joue donc, dans la philosophie de Fichte, un rôle analogue au cogito cartésien, mais un cogito à partir duquel on arriverait à déduire jusqu’aux éléments de la connaissance. Cette entreprise est génétique, elle s’oppose à la facticité que l’on trouvait encore chez Kant. Fichte se bat à son époque contre la pensée descriptive en général, non pas seulement la facticité kantienne, mais la tentation logiciste, dès 1796 contre ce qu’il appelle la « philosophie de formule »[22], puis en 1812, avec les premières conférences de la Logique transcendantale qui reprennent, contre les prétentions de la logique formelle, la défense de l’entreprise génétique, celle-là même que Fichte poursuit en affirmant explicitement dépasser Kant, et qu’il avait déjà illustrée en déduisant les catégories dès 1794. Il faut donc se demander comment Lukacs peut voir dans Fichte, défenseur d’une explication génétique, l’illustration du caractère factice et descriptif de la pensée réifiée.

Le paradoxe consistant à voir dans Fichte un promoteur de la pensée réifiée peut être levé à l’aide d’un éclaircissement supplémentaire concernant la nature du hiatus, relevé par Lukacs et posé par Fichte, entre sujet et objet, forme et contenu de la connaissance. On peut en effet comprendre comment l’entreprise effectivement génétique de Fichte peut aboutir à ce hiatus entre sujet et objet, forme et contenu de la connaissance, à condition de comprendre tout d’abord que l’entreprise génétique elle-même, l’exigence de déduire continûment tout contenu à partir d’un fondement premier, aboutit à un hiatus tout aussi premier pour la constitution du savoir, entre fondement de la philosophie et fondement absolu ou Absolu. On peut, ensuite, rapprocher ce premier hiatus, fondamental, du second hiatus, celui-là que vise Lukacs, entre le sujet et l’objet de la connaissance. Cette démarche a donc deux temps, les deux derniers moments de cette deuxième partie, et nous permettra de comprendre comment Lukacs peut se référer à des textes parlant explicitement du premier hiatus, hiatus entre fondement absolument premier et fondement de la philosophie, alors qu’il utilise ces textes pour illustrer le hiatus entre objet et sujet dans la connaissance du monde.

1804

La référence à la Doctrine de la science 1804 paraît donc tout d’abord faire contre emploi, puisque Fichte y étudie le rapport du savoir absolu à l’Absolu, et non immédiatement le rapport de tout savoir à son objet. Il faut attendre la dernière leçon de 1804 pour voir se dessiner les contenus des savoirs particuliers qui prendront pour objet la nature ou les relations humaines. L’objet de la 1804 est d’abord le rapport du savoir absolu à l’Absolu.

Ce que Fichte appelle savoir absolu, c’est ce qui est absolument savoir, savoir absolument vrai parce qu’accord immédiat entre le sujet et l’objet : c’est la fameuse intuition intellectuelle, connaissance immédiate de soi par soi, à comprendre sur le modèle du cogito cartésien, où une conscience de soi est connaissance de soi. C’est à partir de l’expérience intellectuelle de cette certitude, et en déduisant tout ce qu’elle implique ou présuppose, ses « conditions de possibilité », que Fichte retrouve, dans les exposés antérieurs de la Doctrine de la science, les formes de la subjectivité transcendantale, elles-mêmes conditions des savoirs particuliers. Ces longues déductions ont valu des railleries à la Doctrine de la science, elles sont pourtant ce qui la constitue comme ensemble systématique, et ce qui définit la philosophie comme genèse du savoir, ou savoir du savoir.

Ce n’est pas dans ces déductions même qu’il peut y avoir hiatus, puisque, lorsqu’il y a hiatus, l’explication s’arrête, et son point final doit être admis comme tel, sans plus pouvoir être expliqué, il reste ainsi factice, opposé à la genèse qui en est l’explication, la déduction de sa facticité. Or Fichte trouve bien un tel hiatus, non pas dans la déduction, à partir de la certitude de soi-même, des savoirs particuliers, ou des systèmes de pensée (idéalisme et réalisme), mais dans la recherche d’une genèse de la certitude elle-même. Si le savoir absolu doit être savoir, on ne peut s’en tenir à la simple facticité de son évidence propre, il faut remonter à la genèse de la Doctrine de la science elle-même[23]. Mais comment obtenir un savoir de la forme la plus épurée de la certitude que la Doctrine de la science pose au fondement du savoir ? Le savoir absolu est absolu, ou absolument savoir, certitude première, par son rapport avec l’Absolu, comme unité parfaite du sujet et de l’objet. Mais le savoir met toujours en rapport un sujet et un objet, et il ne peut appréhender l’unité parfaite de l’Absolu qu’en la divisant, en un objet d’une part – plus précisément : le concept de cet objet –, et, d’autre part, la visée de cet objet, l’acte du sujet réfléchissant. Chez Fichte, la dualité sujet / objet, propre à tout savoir, distingue le savoir absolu, l’intuition intellectuelle, dans laquelle demeure un sujet et un objet, de ce que pourrait être en elle-même leur unité parfaite ou l’Absolu. Le savoir absolu n’est pas l’Absolu et on ne peut avoir d’autre savoir de l’Absolu, ni donc aucun autre savoir du rapport entre l’Absolu, comme principe absolument premier, et le savoir absolu, comme premier savoir. Il y a donc bien hiatus dans l’explication de la certitude première ou savoir absolu ; pour se rapporter à l’Absolu en tant que principe du savoir, il est question d’un anéantissement du concept dans la quatrième conférence de 1804, et d’un anéantissement la vision (ou compréhension) en tant que vision, dans la Vingt-sixième conférence. La Doctrine de la science doit donc se borner à poser l’incompréhensibilité de sa genèse comme rapport à l’Absolu. Lukacs se réfère aux quatorzième et quinzième conférences de 1804, qui posent le rapport à l’Absolu comme projectio per hiatum,et affirment donc les limites du savoir fichtéen, tout en continuant à déterminer ce savoir comme tel. Il y a là une limitation constitutive du savoir qui nous situe encore dans le criticisme. Fichte s’oppose ainsi à la nouvelle philosophie de l’époque, celle de Schelling, qui s’autorise à poser d’emblée l’Absolu comme en soi, et à en partir, ce qui est au yeux de Fichte un dogmatisme.

1812

Pour comprendre comment le hiatus fichtéen entre Absolu et savoir absolu peut constituer une pensée réifiée du monde, je me tournerai vers le texte de 1812 que cite Lukacs, la Logique transcendantale, où Fichte examine d’emblée le rapport du savoir ordinaire au savoir absolu, et en vient donc à traiter conjointement du rapport de ces deux savoirs avec leur objet. Dans sa Logique transcendantale, Fichte commence par distinguer la logique (générale ou formelle) de la philosophie (ou logique transcendantale, Fichte reprend ici les acceptions kantiennes). Fichte attribue à la logique transcendantale la tâche de déduire génétiquement la pensée, et non pas seulement de la décrire telle qu’elle se donne empiriquement. Il faut alors comprendre comment se produit le savoir, défini, en 1812, comme unité de la pensée et de l’être, dans une image. Il faut donc comprendre d’où provient la forme de ce savoir comme image, forme qui est la pensée. La genèse de la pensée est l’objet propre du savoir philosophique. Produire ce savoir philosophique, comme genèse du savoir ordinaire, consiste à comprendre le lien entre l’image et l’être dont elle est l’image, à partir d’une unité de l’image et de l’être, dans un savoir qui est savoir de lui-même, savoir du Moi ou intuition intellectuelle. La conscience de soi, en tant que savoir ou image, devient ici une connaissance de l’image en tant qu’image, une image qui se connaît elle-même.

Tout comme on rapportait auparavant les savoirs particuliers au savoir philosophique, savoir du savoir, il faut donc maintenant comprendre le savoir particulier – mise en forme de l’être, par la pensée, dans une image –, à partir de l’autocompréhension du Moi, lui-même défini comme « image qui se comprend elle-même ». C’est la nouvelle terminologie de Fichte, qui développe la Doctrine de la science comme théorie de l’image, à partir de 1805, et jusqu’aux derniers exposés. Pour le savoir ordinaire, la production d’une image est extériorisation, et se représente comme devenir. Pour le savoir ordinaire son propre pouvoir de former des images se trouve dans la forme de son intuition externe : l’espace. L’espace est ce dans quoi, ou ce à partir de quoi, le sujet peut tracer les contours de tel ou tel objet.

Mais lorsqu’il s’agit de comprendre le savoir philosophique lui-même, ce que Fichte envisage à partir de la dixième conférence de la Logique transcendantale, il faut comprendre la possibilité d’un savoir du savoir, ou d’une image qui doit se comprendre elle-même. Le savoir philosophique, parce qu’il est un « se comprendre » du pouvoir imageant[24] lui-même, ne peut que se comprendre lui-même, comme savoir : il ne peut rien comprendre d’autre que lui-même, et certainement pas ce que serait en soi, sans être encore objet d’un savoir, l’unité de l’image et de l’être ou l’Absolu. Il y a là une limitation, et l’on retrouve la thématique de 1804 : le savoir du savoir, ne pouvant que se comprendre lui-même, ne peut comprendre sa propre genèse à partir de l’Absolu[25].

Le traitement de la Logique transcendantale permet d’apercevoir en parallèle le savoir philosophique et le savoir ordinaire. Ce que le savoir philosophique, savoir absolu ou savoir du savoir, ne peut pas faire pour lui-même – comprendre sa propre genèse à partir de l’Absolu – le savoir ordinaire ne peut pas le faire à propos de son objet : on ne peut pas poser l’être du monde à partir du savoir ordinaire. Seule la forme relie les moments entre eux – de l’Absolu au savoir absolu : la forme médiatrice est le réflexion sur soi, et du savoir au monde la forme médiatrice est la subjectivité transcendantale, l’a priori kantien. Le sujet transcendantal construit un savoir du monde des choses et comprend dans les choses ce qu’il y met lui-même : la forme déterminant les objets. Le savoir philosophique construit un savoir du savoir, parce qu’il est savoir de lui-même, en tant que savoir. C’est aussi par sa forme, la réflexibilité par laquelle il se prend lui-même pour objet que le savoir philosophique est savoir de soi, et c’est par sa forme qu’il est identique, en sa forme seulement, à l’Absolu[26]. Mais le savoir ordinaire ne construit pas l’être des choses, pas plus que le savoir absolu ne peut connaître sa genèse à partir de l’unité absolue du sujet et de l’objet.

Ainsi la forme, qui définit le savoir comme tel, en est aussi la limite, et l’être en soi demeure posé facticement. Ni le savoir absolu ni le savoir du monde ne peuvent engendrer leur objet, unité de la forme et du contenu, qui est ou doit être (sup)posée en un Absolu, ou en un monde, pour qu’il y ait savoir absolu, ou pour qu’il y ait savoir du monde. On comprend ici la source kantienne du vocabulaire fichtéen de l’image, l’image est toujours « être pour un autre »[27], image de quelque chose, en elle-même projection, et constituée par une projection. Mais cette projection n’est que celle de la forme, le contenu doit être posé « per hiatum ».

Deux hiatus

Il y a donc, en général pour les deux types de savoir, savoir ordinaire et savoir philosophique, deux hiatus, l’un en amont, pour le savoir philosophique, l’autre en aval, pour le savoir ordinaire. Ces deux hiatus sont tous deux hiatus entre le savoir et l’être en soi de l’objet : hiatus entre l’Absolu et le savoir absolu, et hiatus entre le savoir ordinaire et le monde. Le sujet (comme subjectivité transcendantale, produisant le savoir ordinaire) peut produire un savoir du monde parce qu’il a en lui une réflexibibilité qui se donne sa propre forme (l’intuition intellectuelle). Mais par cette réflexion sur soi le Moi ne comprend que lui : ni sa genèse à partir de l’Absolu, ni l’être du monde, qui lui est opposé, même s’il peut déduire leur incompréhensibilité. Le sujet ne peut donc poser l’être du savoir ordinaire (son rapport au monde), mais seulement la forme de ce savoir, tout comme on ne pouvait comprendre comment l’Absolu peut poser l’unité du savoir absolu, mais seulement sa forme, la réflexion sur soi. Parce que la genèse ne s’explique pas elle-même, il faut toujours poser une genèse absolue, et rapporter ainsi chacune des deux facticités l’une à l’autre, par un hiatus, une projectio per hiatum, de l’Absolu au Moi (comme intuition intellectuelle), et du savoir à l’être du perçu. Lorsque le Moi (comme subjectivité transcendantale, principe du savoir ordinaire) se voit comme principe du monde, il ne peut que poser facticement l’être du monde, tout comme il ne peut que poser facticement sa propre unité, puisqu’il ne comprend pas sa propre genèse. La connaissance génétique de la philosophie mets donc bien finalement face à face les deux facticités dont parle Lukacs, celle du monde (de l’être du monde) et du Moi (comme savoir absolu, principe du savoir). Ainsi Fichte peut-il conclure à une facticité, tant du savoir absolu (vingtième conférence de la Logique transcendantale) que du monde (vingt-troisième conférence de la Logique transcendantale). Et Lukacs peut citer longuement la vingt-troisième conférence de la Logique transcendantale[28]comme illustration d’une pensée réifiée.

La pratique fichtéenne

Fichte peut conclure à une facticité, tant du savoir absolu que du monde, il ne s’en distingue pas moins du fatalisme propre au dogmatisme de Schelling (la « philosophie de la nature »), puisqu’il appelle à transformer (améliorer) le monde et à penser ce dernier comme transformable. Cette trans-formation est une exigence, nous passons dans l’éthique, mais l’exigence comme telle exprime les conclusions de la philosophie première : c’est parce que je ne peux comprendre mon rapport à l’Absolu, mais que je dois quand même m’y rapporter, si je ne veux pas en rester à la simple facticité de ma certitude, que je vais m’y rapporter d’une autre manière, non pas théoriquement mais pratiquement. Pratiquement, c’est-à-dire ici à partir d’une exigence éthique, un devoir. Le devoir est la forme par laquelle le Moi se rapporte à l’autoposition absolue, unité sujet-objet, rapport que son savoir ne lui permet pas de comprendre, et que l’éthique fichtéenne exprime par son impératif d’autonomie : « sois autonome »[29]. L’éthique vient ici, par d’autres voies, combler les limites du savoir[30], nous sommes encore très proche du rapport des deux premières Critiques kantiennes, rapport de complémentarité qu’a très bien reconnu Lukacs, à la suite de Fichte, et à partir duquel Lukacs aperçoit très justement le rapport de Kant à Fichte[31].

L’exploitation que Lukacs fait du pratique fichtéen peut cependant paraître une nouvelle fois à contre rôle, dans la mesure où tous deux partent des conclusions de la philosophie théorique pour s’ouvrir vers le pratique – troisième et dernière partie de cette intervention – mais dans des directions apparemment opposées. Le pratique vient pour Fichte parachever la philosophie, et il engage effectivement une transformation du monde, ce que j’ai tenté de montrer dans ma thèse, Pratique et réalité[32]. Pour Lukacs, le passage au pratique de la philosophie critique ne fera que reproduire le face à face du sujet et du monde réifiés.

Lukacs part bien du sens le plus fondamental de « pratique » chez Fichte, la fameuse Thathandlung, que Fichte décrit comme une autoactivité pure, pour laquelle il ne faut imaginer aucun substrat, et qui pour cela est à même de représenter l’unité sujet-objet originaire, ou l’Absolu, dans les premiers exposés de la Doctrine de la science[33]. Lukacs montre qu’il a parfaitement compris le statut fondamental, et très abstrait, de cet agir. Puis il saute, sans transition – mais peut-il y en avoir – du plan métaphysique au plan moral et, en même temps, de Fichte à Kant, pour retrouver la réification dans le face à face entre nature et liberté.

Tout cela pourrait finalement s’avérer, surtout sur le plan historique et politique. Mais au prix d’un détour qu’il faut considérer maintenant, parce que la voie empruntée par Fichte est tout d’abord, dans le domaine moral, en opposition explicite avec la philosophie pratique de Kant, et notamment avec les aspects que souligne Lukacs, le pur formalisme de la maxime étrangère à tout contenu, et l’extériorité réciproque de la nature (le monde avec ses lois) et de la liberté (comme législation éthique). Est-ce ne pas pénétrer le contenu de la moralité, que de déterminer l’objet de la volonté bonne par la non contradiction, comme le fait la Typique de la raison pratique ? Même si l’on en reste à Kant, il n’est pas exact de s’en tenir à la simple contradiction formelle concernant l’objet de la moralité. Il y a deux niveaux de contradiction lorsqu’on élève sa maxime à l’universalité, et ce que Kant appelle contradiction dans la volonté, et non plus seulement dans l’objet de la volonté, consiste dans le fait de pouvoir, ou non, vouloir vivre dans tel ou tel monde. J’ai souligné[34] que cette détermination morale présuppose l’idée d’un monde rationnel, monde suffisamment déterminé pour engager la visée morale vers les actions effectives (en ce qui concerne le développement de ses talents p.ex., et, en général, la culture). Chez Fichte l’exigence morale détermine plus évidemment encore son contenu, et la liberté pénètre d’autant la nature, que la nature elle-même, avec ses lois et ses objets, est toujours déjà déterminée par liberté. C’est le développement du lien fichtéen fondamental entre le théorique et le pratique ; « pas d’effort, pas d’objet » écrit Fichte en 1794[35], tout comme, en 1798, il fait dépendre notre représentation de la matière même d’une transformation effective, la matière devenant un substrat pour les actions possibles[36]. Il faut chez Fichte composer nature et liberté pour comprendre comment la nature est déterminée, jusque dans son indétermination comme matière ; on est très loin de l’extériorité réciproque entre la nature et la liberté kantiennes.

Comment comprendre que Lukacs rabatte ainsi le pratique fichtéen sur les aspects les plus formels de la morale kantienne ? A vrai dire la référence à Fichte s’estompe à ce moment du texte, au profit d’un retour à la morale kantienne, plus aisément réfutable, et d’ailleurs réfutée, dans les mêmes termes et en soulignant les mêmes conséquences, dans un texte de 1918, Idéalisme conservateur et idéalisme progressiste[37]. Il est clair que l’hétérogénéité kantienne des deux législations, nature et liberté, ou des deux mondes, sensible et intelligible (le monde rationnel), interdit à la liberté de transformer immédiatement la nature. La réalité pratique reste pour Kant l’intention, et, lorsqu’elle se tourne vers ce monde-ci, l’intention morale se doit de souhaiter ce qui, dans ce monde et sous la législation de la nature, est susceptible de produire les conditions d’une réalisation ultérieure de la moralité. Pour la morale kantienne il nous faut donc vouloir le droit puis la paix, obéir à l’ordre établi, et supporter le développement du commerce, en supposant qu’ici bas l’égoïsme produira la paix. Politiquement nous ne pouvons, c’est le célèbre texte de Kant sur les Lumières, qu’exercer, et exiger, une liberté de penser, et de s’exprimer, publiquement, sur la chose publique. Fichte de son côté se méfie des détours de l’humanisme kantien. Il voit plutôt dans l’esprit commercial « une guerre sans fin de tous contre tous »[38]. Mais il finira, après ses sympathies de jeunesse pour la Révolution française, par rejoindre les positions kantiennes. Et cela assez tôt, dès son premier Système de l’éthique de 1798, où l’opposition à l’Etat se trouve déplacée dans une communauté de savants, dont le rôle est tout à fait semblable à l’usage public de la raison chez Kant. Lukacs n’a donc finalement pas tort d’en revenir à Kant pour ce qui est des conséquences du déplacement de l’opposition du sujet et de l’objet, de la pensée et de l’être, dans la pratique. Ce déplacement reproduit effectivement l’opposition initiale, sous la forme d’un humanisme de la pensée bourgeoise qui reporte indéfiniment la transformation sociale et politique à l’infini de l’histoire.

Conclusion

La philosophie critique tout entière, théorique et pratique, peut donc illustrer la pensée réifiée, comme le voulait Lukacs, et cela au prix de multiples retournements : le savoir, devenu nécessité subjective, n’en exclut pas moins hors de lui un objet, exclusion fondamentale que l’explication génétique ne peut pas pénétrer, mais doit admettre, en posant un hiatus irrationnel. Et ce hiatus demeure, jusqu’au déplacement du face à face avec le monde vers la pratique, puisque le monde transformé ne peut réellement devenir le monde du sujet qu’au terme d’un processus infini. Lukacs rassemble ces retournements en qualifiant la connaissance de « contemplation » – ce que devient également l’éthique du devoir face à l’idéal pratique : « contemplation méthodologiquement consciente des purs ensembles formels, des lois qui fonctionnent […] sans intervention du sujet »[39]. La philosophie critique représentait l’ambition des rationalismes modernes, de résorber l’irrationalité, en constituant l’objet. Elle produit finalement l’inverse de ce qu’elle prétend construire.

Cette opposition de la production au producteur s’explique aisément pour le matérialiste marxiste. Elle n’est que le reflet, « la formulation logique et méthodologique de la société moderne »[40], puisque dans la société moderne ce qui est produit par les hommes s’élève en face d’eux comme une seconde nature. C’est donc en référence à la dépossession de son propre produit – Lukacs préfigure ici le concept d’aliénation[41] avant la redécouverte des Manuscrits de 44 – qu’il faut lire la réification, et lui donner son plein sens de concept médiateur entre l’exploitation capitaliste et la production idéologique propre à cette situation d’exploitation. Lorsque ce que nous faisons, pour nous rapporter au monde, nous éloigne du monde, nous produisons notre propre séparation d’avec le monde, l’exploitation est aliénation.

Dans les termes de l’essai sur la réification, et sans décomposer l’aliénation comme le font les Manuscrits de 44, nous pouvons dire que ce dont le travailleur est privé par l’exploitation capitaliste, c’est d’un rapport essentiel au monde, rapport qui le constitue dans son existence, voire « qui constitue son existence », si nous essayons de penser un tel rapport en deçà, ou au-delà, de la séparation du sujet et du monde, ce dernier étant aperçu comme ce qui aurait pu, ou dû, être le monde du sujet. La réification appelle, comme l’aliénation, son propre dépassement, parce qu’elle ne se pense qu’en mettant deux termes opposés en perspective – le sujet et le monde –, ou plutôt deux états opposés d’un même terme – le sujet ne faisant qu’un avec son monde, puis le sujet séparé du monde –, terme qui peut d’autant moins rester dans son état actuel, qu’il se sait pouvoir exister dans un autre état. Cet autre état, qu’A. Honneth appelle la pratique vraie ou pratique générique[42], se construit par négation de la négation que constitue l’existence aliénée, ici réifiée. Il ne s’agit pas simplement de ne plus être traité comme une chose, mais de ne plus être dépossédé du produit de son activité, pour faire un avec son monde. Le dépassement de la réification, ce que Lukacs appelle « bouleverser la forme d’objectivité de son objet »[43], se comprend à partir d’une dépossession essentielle, elle-même rendue inévitable par une violence essentielle, celle qui impose une situation où ce que l’on fait (comme producteur) nous dépossède de ce que l’on fait (comme produit). Il ne s’agit donc pas du tout de penser la réification à partir d’un simple échangisme économique, au sein duquel et par lequel les parties prenantes se méprendraient sur leur véritable nature. Cette lecture de Lukacs est celle d’A. Honneth. Parce que la réification a lieu par l’exploitation capitaliste, et non dans le simple échange marchand, elle se dépasse en mettant fin à cette exploitation. Ce dépassement de l’exploitation capitaliste est immédiatement lui-même bouleversement de la forme d’objectivité, parce qu’il ne peut que créer son propre monde et réaliser ainsi le principe d’une pratique effectivement transformatrice : l’unité de la forme et du contenu, du sujet et de l’objet[44]. En somme, et au lieu d’en appeler comme Honneth à des insuffisances de Lukacs, qui n’aurait pas aperçu la réification à la lumière de la reconnaissance, il vaut mieux lire Lukacs à partir du mouvement qui le conduit du fétichisme vers l’aliénation et son dépassement. On comprend mieux Lukacs en se souvenant qu’il est marxiste.



[1]. Analyse que Lukacs mène bien dans Histoire et conscience de classe, notamment dans la première partie de l’essai sur la réification, contrairement à ce que lui reproche étrangement Yvon Bourdet in Figures de Lukacs, Paris, 1972, Anthropos, p. 88.

[2]. Il ne s’agit là que du résultat, et d’un aspect partiel du résultat. une description factice, elle-même réifiée, de la réification. Celle d’A. Honneth p.ex. (La réification, 2005, trad. fr. Paris, Gallimard, 2007), probablement à la suite des indications d’Adorno, Dialectique négative, II, « objectivité et réification ».

[3]. Capital III, III, 7e section, trad. fr. Mme Cohen-Solal et G. Badia, Paris, Editions sociales 1974 pp. 208 & 255.

[4]. Cf. M. Lowy L’évolution politique de Lukacs 1909-1929, Atelier de reproduction des thèses de Lille III, diff. H. Champion, Paris, 1975, deuxième partie. Egalement, le très savant article de Vincent Charbonnier : « Lukacs, un athéisme problématique », In Emmanuel Chubilleau & Éric Puisais (éd.), Les athéismes philosophiques, Paris, Kimé, 2000, p. 177-204. Article également en ligne sur le site du séminaire de Paris-I (C.H.S.P.M.), « Marx au XXIe siècle ».

[5]. Il s’agit de la Doctrine de la science de 1794, abrégé destiné à ses étudiants, et réédité comme tel en 1801.

[6]. Das System der Sittenlehre nach den Prinzipien der Wissenschaftslehre, 1798 ; Hamburg, Meiner 1963 ; trad. fr. P. Naulin, Le système de l'éthique selon les principes de la Doctrine de la science, Paris, P.U.F., 1986.

[7]. Fichte, Erste und zweite Einleitung in die Wissenschaftslehre, 1797 trad. fr. Première et Seconde introduction à la Doctrine de la science, A. Philonenko, in Oeuvres choisies de philosophie première, Paris, Vrin, 1980, p. 274 & I. Thomas-Fogiel, in Nouvelle présentation de la Doctrine de la science, Paris, Vrin, 1999.

[8]. Fichte, Wissenschaftslehre, 1804 ; SW X ; éd. Fritz Medicus, Leipzig, Meiner, 1908/1912, Band IV ; trad. fr. D. Julia La théorie de la science, exposé de 1804, Paris, Aubier, 1967.

[9]. Fichte, Sur le rapport de la logique à la philosophie, ou logique transcendantale, Nachgelassene Werke, éd. I.H. Fichte, Bd. 1.

[10]. Kant, Critique de la raison pure, Préface 2e édition, Ak III 11-13 (B XVI-XVII) ; trad. fr. Oeuvres philosophiques I, Paris, Gallimard, 1980, p. 739 (coll. Pléiade). Passage cité au début de la deuxième partie de la Réification.

[11]. Ibid., p. 741.

[12]. Dans la VIe section de la Seconde Introduction.

[13]. Doctrine de la science Nova methodo, § 17, Gesamtausgabe (GA), éditées par R. Lauth & H. Jacob, Gesamtausgabe der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, (GA) IV 2 p. 215, Manuscrit Halle, traduit en note dans l’édition d’I. Radrizanni, Lausanne, L'Age d'homme, 1989, p. 259.

[14]. Sur cette fonction du « Je pense » dans la déduction kantienne des catégories, cf. Fichte, Logique transcendantale, 1812, huitième conférence.

[15]. Ce qui est simplement, facticement, décrit comme un « choc », le fameux Anstoss, facticité tout aussi originaire, sur laquelle nous reviendrons pour donner entièrement raison à Lukacs de sa convocation et de son interprétation de Fichte ici. Sur le statut du « choc » originaire, il y a l’excellent article de D. Breazeale, « De la Thathandlung à l’Anstoss et retour. Liberté et facticité dans les Principes de la Doctrine de la science » in Cahiers de philosophie – Fichte, le bicentenaire de la Doctrine de la science. Actes du colloque de Poitiers. Octobre 1994 – Lille – N°Printemps 1995 (avril).

[16]. La partie correspondant à la sensibilité kantienne était développée, dans le premier exposé de 1794, en rapport à la prise de conscience le Moi de son rapport au Non Moi, dans la « partie pratique » de la Grundlage. Elle sera intégrée au développement de la partie théorique dès le 2e exposé de la Doctrine de la science.

[17]. Seconde Introduction, VIe section.

[18]. Fichte, Recension de l'Enésidème, SWI p. 15, GA I 2 p. 55 ; trad. fr. Recension de l'Enésidème ou sur les fondements de la philosophie élémentaire enseignée à Iena par M. le Prof. Reinhold dans Rapport clair comme le jour... et autres textes, Paris, Vrin, 1985, p. 164/165.

[19]. La réification et la conscience du prolétariat, II 2, in Histoire et conscience de classe, trad. fr. K. Axelos, Paris, éd. de minuit, 1960, p. 162-163.

[20]. Et réellement contemporaine. Il est clair que la recherche actuelle délaisse, dans le kantisme lui-même, la philosophie pratique au profit de la seule Critique de la raison pure.

[21]. La réification et la conscience du prolétariat, II 1, trad. fr. p. 152/153 ; et III 1, trad. fr. p. 198. La  deuxième citation n’est pas référencée mais provient du § 15 de la Doctrine de la science de 1804. Le passage est cité par Lask in Fichtes Idealismus und die Geschichte, II, 3 ; Emil Lask Sämtliche Werke, Dietrich Scheglmann Reprint Verlag, Jena, 2002, p. 125. Lask est sans conteste un médiateur essentiel entre Fichte et Lukacs, médiation qui s’illustre ici par le thème de l’irrationalité attachée à l’objet (le hiatus), thème qui oriente le découpage de l’œuvre fichtéenne par Lask, qualifiant de « montée de l’irrationalité » la période « métaphysique », à partir de 1801, période qu’il considère comme étant la dernière. Pour avoir lu Lask de près, Lukacs n’en partage pas toutes les interprétations, notamment cette segmentation de l’œuvre : cf. Histoire et conscience de classe, II, 3, trad. fr. p. 157 : « la terminologie de Fichte, changeante d’une œuvre à l’autre, ne doit pas cacher qu’il s’agit toujours, en réalité, du même problème ».

[22]. Fondements du droit naturel, Introduction, I, in fine.

[23]. Comme l’indique la cinquième conférence de la Doctrine de la science de 1804.

[24]. L’expression de « pouvoir imageant », qui désigne la mise en forme de l’être, par la pensée, dans un image, n’est ici qu’un autre nom pour le « savoir ».

[25]. Le savoir du savoir ne peut apercevoir sa genèse à partir de l’Absolu, même s’il se sait être second, conséquence ou principiat de l’Etre, cet « Etre » désignant ici, pour le savoir philosophique, l’Etre de l’Absolu, comme principe premier.

[26]. Doctrine de la science 1801, § 5.

[27]. Ainsi dans la Cinquième conférence de la Logique transcendantale.

[28]. La réification et la conscience du prolétariat, II, 2, trad. fr. p. 156.

[29]. Cf. le premier Système de l’éthique, § 3, trad. fr. p. 58 et § 1 p. 30.

[30]. Nous sommes encore ici très proche de Kant, du rapport de la Critique de le raison pratique à la Critique de la raison pure, rapport thématisé dans la préface à la deuxième édition de la Critique de la raison pure, préface que citait Lukacs au début de son essai. Lukacs a parfaitement compris ce rapport entre les deux Critiques, et l’utilise pour introduire la dimension pratique de la philosophie critique. Ainsi pour introduire le pratique fichtéen, souligne-t-il que Kant a montré « dans la Critique de la raison pratique – souvent mal comprise sur le plan méthodologique et faussement opposée à la Critique de la raison pure – que les obstacles théoriquement (contemplativement) insurmontables peuvent être surmontés dans la pratique » La réification, II, 2, trad. fr. p. 157.

[31]. Cf. La réification, II, 2, trad. fr. p. 157 : « Après que Kant, déjà, a essayé de montrer dans la Critique de la raison pratique – souvent mal comprise sur le plan méthodologique et faussement opposée à la Critique de la raison pure – que les obstacles théoriquement (contemplativement) insurmontables peuvent être surmontés dans la pratique, Fichte a mis la pratique, l’agir, au centre… ».

[32]. Luc Vincenti, Pratique et réalité dans les philosophies de Kant et de Fichte, Paris, Kimé, 1997.

[33]. Lukacs cite alorsla Seconde introduction à la Doctrine de la science ; La réification, II, 2, trad. fr. p. 157.

[34]. in Emmanuel Kant : philosophie pratique, Paris, Ellipses, 2007, Deuxième partie « Ethique », section « les devoirs ».

[35]. Principe fondamental (ou Assise fondamentale) de la Doctrine de la science, § 5.

[36]. Dans la première Sittenlehre, § 4. Cf. L. Vincenti, Pratique et réalité dans les philosophies de Kant et de Fichte, deuxième partie, chapitre cinq.

[37]. Idéalisme conservateur et idéalisme progressiste, Huszadik Szazad, vol. 1, trad. fr. in M. Lowy L’évolution politique de Lukacs 1909-1929, Atelier de reproduction des thèses de Lille III, diff. H. Champion, Paris, 1975, pp. 528-539. Lukacs y condamne l’érection d’un devoir-être abstrait et ses conséquences, qui sont de rabaisser la politique au rang d’un instrument à l’efficacité toujours insuffisante. Chez Kant la politique ne peut produire que les conditions de la moralité, et chez Fichte également, si l’on excepte les Considérations sur la révolution française, et peut-être aussi, en amont, la Staatslehre de 1813 pour la proximité qu’elle promeut entre le droit politique et l’éducation morale.

[38]. L'Etat commercial fermé, L. II Ch. 3, GA I 7 p. 98 ; trad. fr. 1980 L’Age d’homme, p. 125/126.

[39]. La réification, II, 2, trad. fr. p. 162 ; cf. également II 6, p. 247.

[40]. La réification, II, 2, trad. fr. p. 163.

[41]. Concept lui-même très peu employé dans La réification : dans le paragraphe introductif de la troisième partie, avec une citation de la Sainte famille, et en III 4, désignant alors la face matérielle de la réification.

[42]. A. Honneth, La réification, trad. fr. pp. 29, 31, 33.

[43]. « Die Geganständlichkeitsform seines Objekts » La réification, II, 3, trad. fr. p. 221. Dans les pages de la Théorie de l’agir communicationnel qui concernent Lukacs, Habermas rapporte ces « formes d’objectivité » à Dilthey ; Théorie de l’agir communicationnel, T. I, 1981, trad. fr. J. M. Ferry, Paris, Fayard, 1987, p. 362. On peut aussi penser, parmi les écrits de jeunesse, à la Philosophie de l’art, II, « Phénoménologie des comportements créateur et réceptif » (trad. fr. R. Rochlitz et A. Perret, Paris, Klincksieck, 1981).

[44]. Cf. La réification, II, 2, trad. fr. p. 160 : « L’essence de la pratique réside dans la suppression de l’indifférence de la forme à l’égard du contenu ».