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La braise et les cendres.

Conférence prononcée lors du colloque de la fondation Gabriel Peri, « Rousseau à l’épreuve des siècles »,
le vendredi 3 février 2012.

 

Parmi les multiples incertitudes que nous laissent la lecture de Rousseau – par exemple son rapport à la philosophie ou aux Lumières – demeure la question de son rapport à la révolution. Que la Révolution française ait massivement fait référence à Rousseau ne veut pas dire qu’il soit révolutionnaire. Des études récentes – je pense  à celles d’Yves Vargas[1], de Bruno Bernardi[2] ou de Jean-Luc Guichet[3] –, ont déjà souligné que la révolution était, dans l’œuvre de Rousseau, à la fois rare et redoutée. Et c’est un euphémisme que de la déclarer rare, lorsqu’elle est qualifiée d’impossible[4]. Toutefois cette impossibilité n’est pas absolue, on connaît la prophétie d’Émile, « nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions »[5]. La révolution est donc exceptionnelle, elle rejoint par là ce que Rousseau nous dit de l’homme et de l’acte présidant à l’institution d’une nouvelle société politique : le législateur. Plusieurs chapitres[6] du livre deux du Contrat social nous font comprendre que cet homme est rare – extraordinaire – et qu’il est difficile de réunir toutes les « circonstances » permettant l’institution d’un nouveau « peuple ». Pourtant cela non plus n’est pas absolument impossible, le chapitre dix du livre deux faisant suivre la longue liste des conditions et circonstances d’un paragraphe prophétique – encore – concernant l’île de Corse, « capable de législation »[7].

Cela m’engage à souligner non pas le pessimisme historique annonçant une dégénérescence fatale, mais la persistance, même exceptionnelle, de la possibilité d’institutions nouvelles au sein de cette dégénérescence. Ainsi l’action du législateur ne s’adresse-t-elle pas seulement aux peuples naissants[8] mais à la possibilité de leur renaissance, possibilité évoquée au chapitre huit du livre deux du Contrat, à propos d’un moment où l’État « renaît pour ainsi dire de sa cendre »[9], ou dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne[10].

La question de la révolution se confond donc chez Rousseau avec la question de la possibilité historique de la liberté, question qui devient celle de l’histoire elle-même, en tant qu’elle ne serait plus seulement dégénérescence, et qu’il nous faudrait, sinon pour la comprendre du moins pour l’imaginer, pouvoir penser la possibilité de ruptures radicales au sein d’un processus décliné par la nécessité. Ici intervient le commentaire contemporain, qui confronte la possibilité – contingente – des ruptures, à la nécessité du processus. Nous tenterons de dépasser l’opposition entre une alternative contingente et un processus nécessaire, exposée dans une première partie, par la présentation d’une dialectique proprement rousseauiste permettant de penser la rupture à partir de la continuité même, dialectique que notre deuxième partie appliquera à l’œuvre politique de Rousseau en rapportant le second Discours au Contrat social. Restera finalement à penser, à l’aide de cette dialectique, la révolution telle que Rousseau a pu l’envisager – institution d’une société politique légitime –, en rapportant le libérateur à son contraire, le législateur au despote, pour comprendre la possibilité et les modalités d’une transformation politique radicale.

Alternative ou nécessité du processus ?

Le commentaire contemporain, notamment à partir de la lecture d’Althusser, a confronté la possibilité – contingente – de ruptures, à la nécessité du processus, mais en accordant une prévalence à la contingence sur la nécessité, ce qui est vrai me semble-t-il des textes de Kenta Ohji, de Bruno Bernardi[11], voire, indépendamment d’Althusser, de Fredric Jameson[12]. La thématique est développée à plusieurs reprises par Althusser, du cours de 1965-66 aux derniers textes : « toute genèse est transformation d’une contingence en nécessité : le quelque chose qui advient comme contingent produit une nécessité nouvelle irréversible. Toute nécessité, inversement, a pour origine une contingence […]. La nécessité est ainsi frappée d’une certaine précarité »[13]. C’est dans cette précarité que s’engouffre la possibilité d’une transformation sociale radicale, possibilité qui devrait se trouver renforcée par les derniers textes où la contingence fonde la nécessité même : « le plus profond de Rousseau est sans doute découvert […] dans cette vue sur toute théorie possible de l’histoire, qui pense la contingence de la nécessité comme effet de la nécessité de la contingence »[14].

Face au pessimisme historique porté par de nombreuse formules rousseauistes soulignant la nécessité de la dégénérescence, l’importance accordée à la contingence paraît tout d’abord sauver l’espérance politique. Il est clair qu’en parcourant les étapes de l’état de nature, puis l’histoire des sociétés politiques, c’est à propos de cette dernière que Rousseau parle de nécessité de la dégénérescence[15]. Cette nécessité de l’histoire des sociétés politiques contraste avec la succession de hasards qui ponctuent les « révolutions » de l’état de nature : établissement des familles suite à des cataclysmes ou inondations, puis accumulation de la propriété suite à la découverte de la métallurgie et de l’agriculture. J’ai tenté, dans un article précédent[16], de concilier les interprétations contemporaines, en l’occurrence celle de Fredric Jameson[17], avec la nécessité de la dégénérescence du politique. Il faut alors situer la contingence au moment même de l’institution du politique, pour attribuer la nécessité à la suite de son histoire. Le texte de Rousseau permet de penser cette possibilité de la société légitime lorsque la dégénérescence du politique touche à son terme, c’est-à-dire aux limites du politique lui-même, despotisme ou état de guerre, et fait alors retour au point de départ – sens premier de « révolution ». C’est à propos de ce dernier terme de la dégénérescence, que Rousseau exprime le plus clairement la possibilité historique de la révolution, comprise alors comme institution d’une société politique légitime : « […] terme auquel aboutissent enfin tous les autres, jusqu’à ce que de nouvelles révolutions dissolvent tout à fait le gouvernement, ou le rapprochent de l’institution légitime. »[18]

La nécessité de la dégénérescence politique nous reconduit donc à ce point[19] où Rousseau fait naître, comme tous les penseurs politiques de l’époque moderne, les sociétés politiques, c’est-à-dire l’état de guerre où seule la force règne. Cette reconduction peut n’être qu’une simple répétition du politique perverti par les intérêts particuliers qui, stabilisant les rapports sociaux, établit le riche dans ses droits pour le laisser ensuite s’approprier le pouvoir commun[20]. Mais « ce point », au sein même de la dégénérescence nécessaire, est aussi celui qui voit s’ouvrir la possibilité d’une société légitime, comprenons, non pas celle du second Discours, insuffisamment prémunie contre les abus du gouvernement et le poids des intérêts privés, mais celle du Contrat social.

On peut considérer, à la suite notamment du commentaire de Bertrand Binoche distinguant plusieurs temporalités – genèse, histoire, et civilisation[21] – que la nécessité en question est ici attribuée à une genèse logique des sociétés politiques et non à leur possibilité historique réelle. J’ai déjà eu l’occasion de montrer[22] combien je souhaite nuancer cette distinction, en soulignant d’abord que son auteur lui-même réunit la civilisation et la genèse dans l’acte du législateur. Il faut souligner aussi que l’on peut rabattre la circularité de la dégénérescence sur un droite linéaire, et non finalisée comme le sera le temps historique du XIXe, ne serait-ce que pour situer l’époque présente entre un avant et un après. On comprend alors que, postérieure à l’accumulation de la propriété, et contemporaine des magistratures héréditaires, l’époque de Rousseau se trouve bien au terme de la dégénérescence, et donc aussi à ce point où nous pouvons nous représenter la vie des sociétés politiques comme une succession de « courtes et fréquentes révolutions »[23] pouvant elles-mêmes s’achever, soit par la mise en place d’un gouvernement perverti à la manière du second Discours, soit, dans les circonstances permettant l’œuvre du législateur, par la mise en place de la société légitime du Contrat social.

Rousseau préservant, dans la dégénérescence du politique, la possibilité d’instituer une autre société, aurait donc été à même d’envisager – ce sont ses paroles prophétiques citées en introduction – la rencontre de la nécessité et de la contingence soulignée par le commentaire contemporain. L’a-t-il fait toutefois dans l’intention de ce commentaire qui est de souligner le poids de la contingence ? Je ne le crois pas. Il est indéniable que le « funeste hasard »[24] et les « circonstances extraordinaires »[25] permettent de penser le passage d’une étape de l’état de nature à l’autre sans lien intrinsèque entre les étapes. Mais l’affaire est plus complexe dans l’histoire du politique, où la contingence apparaît toujours sur fond de nécessité. Souligner la présence d’une contingence radicale (Althusser) ou d’un saut « impensable » (Jameson[26]) ne produit qu’un sauvetage très problématique de la révolution, ou de la possibilité d’une société juste. Si la lecture de notre présent se centre, non sur la nécessité mais sur la contingence, nous pouvons espérer un changement radical de notre mode de vie, mais sans pouvoir accorder plus de nécessité à ce changement que nous en refusons à la dégénérescence : parce que cette dernière s’est produite à la suite d’un funeste hasard, il n’est pas impossible que le cours de l’histoire se transforme à nouveau, mais nous ne pouvons pas en dire plus, ni savoir s’il y a ou non quelque chose à faire pour favoriser cet avènement. Le véritable sauvetage de l’idée révolutionnaire impose me semble-t-il que l’on revienne de la contingence vers la nécessité, en conservant la possibilité de la société légitime et de la liberté, mais en insérant cette dernière dans la nécessité historique, que cette nécessité soit celle de la dégénérescence ou de l’état de guerre.

II. Dialectique rousseauiste (1) : rupture et continuité

Partir de la nécessité pour penser la possibilité de la liberté n’est pas loin du projet de Rousseau déclarant au début du Contrat qu’il veut prendre les hommes « tels qu’ils sont »[27]. Il faut donc penser en même temps les contraires, ou du moins penser comment un terme peut émerger de son contraire. C’est d’ailleurs l’ambiguïté du terme même de révolution : en privilégiant le sens astronomique ou naturel, il s’agit bien de revenir au point de départ et donc d’un retour au même. Le sens politique et social paraît contradictoire puisqu’il fait appel à un bouleversement, changement radical de la structure, politique ou économique, des sociétés humaines. Mais précisément, pour comprendre la possibilité réelle d’une révolution politique et sociale, et donc son inscription dans le présent qu’il s’agit de transformer, il faut comprendre comment le même retour au point de départ peut entraîner des conséquences opposées, comment le même peut-être puissance de son contraire.

Le lecteur averti reconnaît ici les lois de la dialectique marxiste. Engels les résume, et en parlant de Rousseau, dans l’Anti-Dühring[28], lorsqu’il ramène à la négation de la négation les deux autres lois : qu’il y ait des processus antagonistes recelant contradiction, et qu’un extrême se transforme en son contraire. Nous revenons ci-dessous sur le rapport d’Engels à Rousseau. Soulignons maintenant que, si Engels en vient à résumer les lois de la dialectique à propos de Rousseau, c’est qu’il y a bien chez Rousseau un ferment propre de la dialectique, en cela qu’il va chercher le remède dans le mal même[29]. Le schéma se développe lorsque Rousseau se défend d’avoir acquis une gloire littéraire en condamnant la littérature dans son premier Discours, ainsi dans le lettre A Voltaire du 7 septembre 1755 : « il vient un temps où le mal est tel que les causes mêmes qui l’ont fait naître sont nécessaires pour l’empêcher d’augmenter »[30]. Le politique est bien sûr lui aussi l’objet de plusieurs énoncés du même principe. Ainsi dans la première version du Contrat social : « efforçons-nous de tirer du mal même le remède qui doit le guérir. Par de nouvelles associations, corrigeons, s’il se peut, le défaut de l’association générale »[31]. La situation de cette dernière citation m’a conduit à me demander[32] s’il ne fallait pas lire l’évolution de l’œuvre politique de Rousseau lui-même selon ce principe, en comprenant alors que le Contrat social a pour fonction de corriger ce que le Discours sur l’inégalité se borne à dénoncer : la résurgence de l’intérêt particulier comme intérêt privé, en l’occurrence et inévitablement celui du gouvernement, du corps particulier assurant l’exécutif, et qui cause de la mort des sociétés politiques. La suppression, dans le Contrat, du second pacte du Discours, pacte de soumission, est bien ce qui tente de conjurer la mort du corps politique, en subordonnant l’exécutif au législatif.

Toutefois pour penser une continuité entre les deux ouvrages, il ne suffit pas de trouver une thématique commune, une évolution de cette thématique, et un point d’articulation qui ne peut être que le moment de l’institution du politique commenté ci-dessus. Il faut aussi, en appliquant les lois de la dialectique qui nous permettent de comprendre la possibilité de la révolution, comprendre que le second moment, lorsqu’il s’articule au premier, doit s’inscrire dans ce premier moment même et se superposer à lui. C’est du même que doit provenir le contraire, pour que nous puissions insérer le surgissement contingent de la société nouvelle dans le processus nécessaire de la dégénérescence. Étudions cette superposition en partant de chacun des deux moments, pour comprendre tout d’abord ce que le contrat du riche a de commun avec le pacte du Contrat social, et ensuite ce que l’acte du législateur peut avoir en commun avec l’institution de la société politique dans le Discours sur l’inégalité.

Le premier point ci-dessus a déjà été commenté[33], il surprend encore. En présentant le pacte du riche, celui du Discours sur l’inégalité donc, comme valide, je me suis d’abord appuyé sur le simple constat qu’il n’y avait non pas un mais deux pactes dans le second Discours, un premier pacte d’association et un second pacte de gouvernement, plus proche du pacte de soumission. C’est ce second pacte que supprime purement et simplement le Contrat social, mais il n’y a aucune raison d’opposer les deux ouvrages autour du premier pacte qui n’a rien d’un pacte de soumission, et pour cause, il n’y encore personne à qui se soumettre, « la société ne consista d'abord qu'en quelques conventions générales que tous les particuliers s'engageaient à observer et dont la communauté se rendait garante envers chacun d'eux »[34]. Le pacte du riche est un pacte d’union ou d’association, qui préserve la propriété des biens, qui oblige tout un chacun à des lois, et non à des personnes. Ces lois sont de véritables lois, c’est-à-dire qu’elles ont, conformément à la définition du Contrat un objet général : elles ne font, dans le second Discours même, « acception de personne »[35]. Je retrouve bien volontiers l’interprétation de V. Goldschmidt soulignant que les conditions formelles du pacte d’union dans le Discours sont identiques à celle du pacte social dans le Contrat. Le contrat de l’imposteur est de ce point de vue « parfaitement valide »[36]. La nécessité pousse le riche à instituer une véritable société politique, susceptible de convaincre chacun parce qu’elle protége d’abord efficacement la propriété de tous. C’est cette même société qui, dans la forme de son gouvernement, permettra ensuite au riche d’usurper le pouvoir commun à son profit. Puisqu’il s’agit d’instituer une véritable société politique, on peut comprendre comment le législateur peut, lui aussi, saisir ce moment où la nécessité pousse chacun à s’associer, pour infléchir l’institution vers un pouvoir commun mieux préservé de l’influence des intérêts privés.

En ce qui concerne donc le moment du pacte, la superposition de la liberté et de la nécessité est presque exacte. On peut étendre cette superposition aux modalités de l’institution en revenant du Contrat vers le second Discours : le législateur adopte le même mode d’action que le riche instituant le pacte : il s’agit toujours de recomposer les forces en présence. Certes le législateur n’agit pas immédiatement par la force ni donc sur les forces, mais il agit indirectement sur celles-ci en instituant la force des lois. Le riche « pressé par la nécessité », ne fait pas autre chose lorsqu’il emploie en sa faveur les forces de ceux qui l’attaquaient, qu’il fait ses défenseurs de ses adversaires, en leur inspirant d’autres maximes. Je paraphrase ici les lignes qui précèdent le pacte du riche dans le second Discours. Il est très utile de les rapprocher des lignes qui précèdent le pacte du Contrat social au chapitre six du livre un : il s’agit là aussi « d’unir et diriger » les forces en présence, « de former par agrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert »[37]. Là encore, la superposition du riche et du législateur est précise. Elle peut même l’être jusqu’aux courtes et fréquentes révolutions qui peuvent, à défaut de l’institution légitime, voir revenir un tyran au pouvoir. Après tout, si « le choix du moment de l’institution est un des caractères les plus surs par lesquels on peut distinguer l’œuvre du législateur d’avec celle d’un tyran »[38], cela veut bien dire que le législateur se sert lui aussi fermement du pouvoir des lois pour mettre en place la société nouvelle[39].

Il est bien sûr question, dans le pacte du Contrat, que chacun « reste aussi libre qu’auparavant ». Mais cela ne constitue pas une objection à la remarque ci-dessus, parce que la liberté de chacun, définie politiquement comme indépendance envers la volonté d’autrui, sera garantie par la même force des lois. C’est en ce sens que loi et liberté se rencontrent chez Rousseau : non seulement on peut « être libre et soumis aux lois »[40], mais la soumission à des lois qui ne font acception de personne et ne peuvent avoir qu’un objet général, est même condition de la liberté : « il n’y a pas de liberté sans lois »[41]. Il faut donc faire ces lois plus fortes encore, pour rendre à chacun l’usage de sa liberté[42]. Nous retrouvons ici une application du schème dialectique trouvant le remède dans le mal : la totale soumission du citoyen aux lois de la cité[43] qui garantit la liberté politique est le résultat de l’aliénation totale, clef du pacte dans le Contrat, sur le plan des volontés[44].

Pouvoir disposer autrement les forces en présence est donc essentiel au législateur, des textes célèbres le soulignent, par exemple le début du chapitre sept du livre deux du Contrat, le passage non moins célèbre d’Émile II sur la dépendance des choses[45]. J’ai récemment proposé de rapprocher Kant et Rousseau sur ce point en soulignant que l’institution pouvait être lue sur le plan de la force seule[46]. Pour notre propos, il faut noter que cela ne constitue pas seulement le moyen par lequel les lois nouvelles pourront influer sur les mœurs[47], mais aussi le moment par et dans lequel la liberté à instituer peut s’inscrire dans la nécessité historique. En ce sens Rousseau pourrait souscrire à la célèbre sentence du Capital faisant de la force l’accoucheuse de toute société nouvelle[48].

III. Dialectique rousseauiste (2). Le despote, le législateur et le chef.

Que la possibilité de la révolution puisse ainsi se superposer à la nécessité de la dégénérescence éclaire peut-être la juxtaposition contradictoire qui fait dire à Rousseau, à quelques lignes d’écart dans le chapitre huit du livre deux du Contrat, que l’État peut renaître des ses cendres et qu’on ne recouvre jamais la liberté. Il faut donc que ce qui interdit les révolutions soit aussi ce qui les rend possible, contradiction que peut seule lever une pensée dialectique. Je voudrais dans cette dernière partie revenir rapidement sur deux des exemples pris par Engels[49] pour illustrer la dialectique qu’il prête à Rousseau. Ces exemples sont très précis et illustrent parfaitement les développements précédents, à tel point que l’on pourrait comprendre ces développements comme n’ayant pour but que de souligner leur pertinence.

Il s’agit tout d’abord d’illustrer la loi voulant qu’un processus antagoniste produise le contraire du résultat attendu. Ainsi le progrès de la civilisation conduit les peuples à se donner des chefs qui deviennent despotes. Engels parcourt ici en un bref paragraphe toute l’histoire du politique de la seconde partie du Discours sur l’inégalité. L’opposition du chef et du despote relève d’une lecture précise des textes de Rousseau. Sur la distinction du chef et du despote repose la possibilité d’envisager un exécutif – le chef – subordonné au législatif, et donc de conserver au peuple l’exercice du pouvoir souverain. Ainsi, « les peuples se sont donnés des chefs pour défendre leur liberté et non pour les asservir »[50]. Au terme de la dégénérescence du politique, « les peuples n’auraient plus de chefs ni de lois, mais seulement des tyrans »[51]. Le terme de chef n’est donc pas un terme générique qui envelopperait tout à la fois le maître et le Prince[52]. La distinction à établir est entre un « maître » auquel on obéit et un « chef » auquel on se soumet en sauvegardant par là sa liberté[53] : « un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres »[54]. C’est bien toutefois ce chef qui devient despote lorsque le riche usurpe le pouvoir commun, illustrant alors les processus antagonistes de la dialectique.

Engels prend ensuite l’exemple du renversement du despote lui-même par la force seule. Nous sommes au terme de la dégénérescence, au moment où l’alternative d’une société juste apparaît dans l’histoire de la dégénérescence. Ici l’inégalité politique redevient non pas l’égalité naturelle, mais « égalité supérieure du contrat social »[55]. L’égalité est « supérieure », au sens tout d’abord où elle est plus stable que la simple égalité naturelle, puisque garantie par la force publique, mais aussi en un sens dialectique, puisqu’elle a dépassé l’inégalité précédente en intégrant la hiérarchie du despotisme, mais en la transformant en domination impersonnelle de la loi, condition de la liberté politique. Ici encore, cette interprétation d’Engels suppose de lui prêter une lecture précise de Rousseau. On pourrait certes lui reprocher de prendre exemple, non pas de la première présentation du retour au point de départ, celle qui mentionne explicitement la possibilité de l’institution légitime, mais de la deuxième[56], où il n’est question que du renversement du despote[57] sans que l’on sache s’il s’agit ici de la simple substitution d’un despote à un autre ou de l’avènement d’une société nouvelle. Quand bien même Engels se serait mépris sur le sens du second passage, je prends argument de cette question pour souligner que l’avènement de la société nouvelle, s’il a lieu, ne peut se dispenser de cette dimension où la force s’oppose à la force, sur un même plan, pour rendre possible le moment propre de l’institution.

Conclusion. Nécessité de la liberté.

A contrario de cette lecture rapprochant étroitement Rousseau et le marxisme, je voudrais noter pour conclure que ces exemples se cantonnent au politique, et nous indiquent donc en même temps les limites de cette pensée rousseauiste de la transformation sociale. Rousseau est loin de s’être borné au politique dans l’histoire des sociétés humaines, puisqu’on a pu souligner avec raison qu’il était un des premiers à faire l’histoire des sociétés humaines à partir de la propriété[58]. Mais il n’a pas poursuivi dans cette voie. Seul le riche s’inscrit dans la nécessité dominante de l’accumulation de la propriété lorsqu’il fonde la société politique. En ce sens le pacte du riche s’adresse moins à la liberté qu’à la propriété, et reste, plus que le législateur, conduit par la nécessité. Le riche institue la société politique pour infléchir le processus d’accumulation de la propriété privée, il ne modifie guère l’opinion commune concernant le politique, et c’est parce que la société politique s’inscrit dans ce processus d’accumulation de la propriété qu’elle reste dominée par les intérêts particuliers, au sens de l’intérêt privé des propriétaires.

Lorsque le législateur institue la société politique légitime, il ne revient pas sur les différentes modalités sociales de la propriété, modalités différentes qui ne sont pourtant pas inconnues de Rousseau, témoin en est l’objecteur au début de la seconde partie du Discours sur l’inégalité, qui oppose au premier propriétaire la double figure de la propriété commune de la terre et de la jouissance individuelle des fruits[59]. Pourtant Rousseau n’en fait rien, ni dans le second Discours où est affirmée la nécessité dominante de l’accumulation de la propriété (privée), ni dans le Contrat social où les quelques passages souhaitant limiter les inégalités ne peuvent masquer que la propriété privée reste, depuis l’article Économie politique, le fondement des sociétés politiques.

Rousseau borne donc la transformation de nos sociétés au politique, ce qui nous explique d’ailleurs pourquoi le politique, même légitime, ne peut se défaire du poids des intérêts privés et « porte en lui sa mort dès sa naissance »[60]. Cela signifie qu’à partir de Rousseau, mais en le dépassant, en mettant l’acte du législateur en perspective sur une révolution qui ne serait pas seulement politique mais aussi sociale, nous pouvons conserver la même thématique inscrivant la liberté dans la nécessité pour modifier le cours. Il ne s’agirait plus alors de renforcer le pouvoir des lois contre les intérêts particuliers usurpant le pouvoir commun, mais aussi d’inscrire la transformation sociale dans la nécessité première de l’accumulation de la propriété, pour renverser celle-ci d’une propriété privée à une propriété collective. Nous revenons toujours de la contingence d’une transformation possible vers l’inscription de cette transformation dans la nécessité dominante, pour affirmer la possibilité de la transformation elle-même. S’il n’appartenait pas à Rousseau d’énoncer cette lecture marxiste de la transformation sociale, cela ne doit pas nous empêcher de retrouver chez lui le schème dialectique qui a permis ensuite d’expliquer son surgissement.



[1]. Yves Vargas, « La révolution entre force et concept », in O. Bloch (dir.) L'idée de révolution: quelle place lui faire au XXIe siècle?, Paris, Publications de la Sorbonne, 2009.

[2]. B. Bernardi, « Nous approchons de l’état de crise […] », dans Crises et conflits dans la pensée de J.J. Rousseau, Les Cahiers du GERHICO, textes rassemblés par J.C. Bourdin, Université de Poitiers, N°12, 2008.

[3]. J.L. Guichet « La crise au-delà du conflit », dans Crises et conflits dans la pensée de J.J. Rousseau, Les Cahiers du GERHICO, textes rassemblés par J.C. Bourdin, Université de Poitiers, N°12, 2008.

[4]. Cf. les Écrits sur l’Abbé de Saint Pierre, « toute grande révolution est désormais impossible », O.C. III, Paris, Gallimard, 1974, coll. Pléiade, p. 570, cité par J.L. Guichet « La crise au-delà du conflit », p 25 et par B. Bernardi, « Nous approchons de l’état de crise […] », p. 50.

[5]. Émile III, O.C. IV, p. 468.

[6]. Le caractère exceptionnel est annoncé au chapitre huit du livre deux et l’ensemble des conditions résumé à la fin du chapitre dix.

[7]. « Peuples libres, souvenez-vous de cette maxime, on peut acquérir la liberté mais on ne la recouvre jamais », Contrat social II 8 p. 385. Il faut noter que ce qui est dit ici à propos de la Corse contredit l’interdit prononcé deux chapitres plus tôt concernant la possible reconquête de sa liberté pour un peuple qui l’a perdu.

[8]. Contrat social II 7 p. 383.

[9]. Contrat social II 8 p. 385.

[10]. Considérations sur le gouvernement de Pologne, O.C. III, p. 969, à propos d’une « seconde naissance » de la nation polonaise.

[11]. « Un Rousseau peut en cacher un autre. Althusser lecteur du second Discours », in Luc Vincenti (éd.), Rousseau et le Marxisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012.

[12]. « Rousseau et la contradiction », South Atlantic quaterly 104:4, Fall 2005, Duke University Press, 2005, pp. 693-706, traduction française in Luc Vincenti (éd.), Rousseau et le Marxisme.

[13]. Politique et Histoire de Machiavel à Marx, Paris, Seuil, 2006, p. 308.

[14]. « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre », in Écrits philosophiques et politiques, T. I, Paris, Stock/IMEC, 1994, p. 574.

[15]. Discours sur l’inégalité, O.C. III p. 187 :  la « nécessité de ce progrès ».

[16]. « Rousseau et les révolutions de l’histoire », in Rousseau et le marxisme, Luc Vincenti (dir.) Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, pp. 135-140.

[17]. Fredric Jameson, « Rousseau et la contradiction », traduction française in Rousseau et le Marxisme.

[18]. Discours sur l’inégalité, O.C. III p. 187 (je souligne).

[19]. La même expression est d’ailleurs reprise dans l’œuvre, pour désigner ce moment où l’institution de la société politique devient nécessaire : la première phrase du chapitre six du livre I du Contrat « Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation […] », Contrat social I 6, p. 360 – répond au moment qui précède l’institution du politique dans le Discours : « Les choses en étant parvenues à ce point, il est facile d’imaginer le reste », Discours sur l’inégalité p. 174, qui lui-même reprend le début de la seconde partie du Discours, « les choses en étaient déjà venues au point de ne plus pouvoir durer comme elles étaient », p. 164.

[20]. Le résumé de cette dégénérescence est connu, il se trouve juste avant la citation commentée, Discours sur l’inégalité, O.C. III p. 187.

[21]. B. Binoche, « Genèse, histoire et civilisation dans le Contrat social de J.J. Rousseau », in La raison sans l’histoire, Paris, P.U.F., 2007.

[22]. « Rousseau, Kant, et la Révolution : la force du pouvoir instituant », note 35, conférence qui est encore disponible que sur mon site personnel : http://www.luc-vincenti.fr/conferences/rous_kant_rev.html#

[23]. Discours sur l’inégalité p. 191.

[24]. Discours sur l’inégalité, deuxième partie, p. 171. J’ai déjà commenté la fonction de ce hasard, qui est d’éloigner de la nature première, origine absolue ou état primitif, tout ce qui provoque la dégénérescence : « L’origine sans fin. Rousseau penseur du possible », conférence pour l’instant disponible sur internet : http://www.luc-vincenti.fr/conferences/rouss_essen.html

[25]. Ibid., p. 172.

[26]. « Rousseau et la contradiction », p. 132.

[27]. Contrat social I p. 351.

[28]. Anti-Dühring, 1877, première partie ch. XIII, trad. fr. E . Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1977, pp. 168-169.

[29]. En reprenant le titre d’un ouvrage de J. Starobinski consacré à cette question : Le remède dans le mal, Paris, Gallimard, 1989.

[30]. A Voltaire, 10 septembre 1755, O.C. III p. 227. Plus vivement, à propos du Discours sur les sciences et les arts, la Réponse au Roi de Pologne : « Si quelqu’un venait pour me tuer et que j’eusse le bonheur de me servir de son arme, me serait-il défendu, avant que de la jeter, de m’en servir pour le chasser de chez moi ? ». La préface de Narcisse, écrite à la fin de 1752, développait déjà cette figure sur plusieurs plans, cf. O.C. I p. 972.

[31]. Manuscrit de Genève, chap. II, O.C. III p. 288. Sur le même point, Émile IV p. 640 : « il faut employer beaucoup d’art pour empêcher l’homme social d’être tout à fait artificiel ».

[32]. Cf. Luc Vincenti (éd.), Rousseau et le marxisme, p. 20.

[33]. J’ai développé cette thèse, à la suite de V. Goldschmidt, dans Jean-Jacques Rousseau, l’individu et la République, Paris, Kimé, 2001, chapitre quatre.

[34]. Discours sur l’inégalité p. 180.

[35]. Discours sur l’inégalité p. 177.

[36]. Anthropologie et politique, p. 579, également p. 571/572.

[37]. Contrat social I 6, p. 360.

[38]. Contrat social, II 10 p. 390.

[39]. Sur cette thématique je me permets de renvoyer à ma récente conférence, « Rousseau, Kant, et la Révolution : la force du pouvoir instituant », encore disponible sur mon site personnel : http://www.luc-vincenti.fr/conferences/rous_kant_rev.html#

[40]. Contrat social, II 6 p. 379.

[41]. Huitième des Lettres écrites de la montagne, O.C. III p. 842.

[42]. C’est en ce sens que l’on peut comprendre les étonnantes expressions de la lettre A Mirabeau de juillet 1767 : « je voudrais que le despote put être Dieu », J.J. Rousseau, Lettres philosophiques, éd. H. Gouhier, Paris, Vrin, 1974, p. 168. Sur ce rapport entre liberté, loi et soumission je me permets de renvoyer à ma conférence « Soumission et liberté dans la philosophie de Rousseau », 2012.

[43]. Cf. Contrat social II 12 : « que chaque citoyen soit dans une parfaite indépendance de tous les autres, et dans une excessive dépendance de la Cité; ce qui se fait toujours par les mêmes moyens; car il n'y a que la force de l'État qui fasse la liberté de ses membres », O.C. III p. 394.

[44]. L’autre plan étant celui de la propriété.

[45]. Lorsqu’il s’agit « d'armer les volontés générales d'une force réelle, supérieure à l'action de toute volonté particulière », Émile II O.C. IV, p. 311.

[46]. Dans « Rousseau, Kant, et la Révolution : la force du pouvoir instituant ».

[47]. La formule peut être jugée rapide pour une question centrale du XVIIIe siècle. Cette formule s’appuie sur la Lettre à D’Alembert, O.C. V, Paris Gallimard 1995 p. 21, où la force des lois est comptée parmi les trois instruments grâce auxquels on peut agir sur les mœurs d’un peuple. Reste que cela n’est pas immédiat (cf. Contrat social II 12 fin et IV 7 p. 459), et que les mœurs conservent une prévalence due au moins à leur primauté de fait.

[48]. K. Marx, Das Kapital, Erster Band, in Marx Engels Werke, Band 23, Berlin, Dietz Verlag, 1986, p. 779, tr. fr. de J.-P. Lefebvre, Paris, PUF, 1983, pp. 843-844.

[49]. Anti-Dühring, 1877, première partie ch. XIII, trad. fr. Émile Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1977, pp. 168-169.

[50]. Discours sur l’inégalité p. 181.

[51]. Discours sur l’inégalité p. 191.

[52]. « Prince » est à comprendre au sens rousseauiste d’un corps exécutif, pouvant être réduit à un seul homme, investi par la loi pour administrer l’État, cf. Contrat social, III 1, p. 396.

[53].Comme je l’ai récemment développé dans une conférence sur « Soumission et liberté », dans l’usage rousseauiste obéir et commander vont de pair en renvoyant tous deux aux relations d’autorité interindividuelles que Rousseau a toujours condamné. La soumission au contraire, de façon moins personnelle et plus générale – on se soumet aux lois civiles comme à la nécessité naturelle – laisse les individus indépendants les uns des autres, et, en les installant chacun sur un pied d’égalité, leur permet de retrouver quelque chose de la liberté naturelle.

[54]. Huitième des Lettres écrites de la Montagne, p. 842.

[55]. Anti-Dühring, p. 169.

[56]. P. 191 donc, et non p. 187 du second Discours.

[57]. Ce que fait remarquer B. Bernardi in « Nous approchons de l’état de crise […] », pp. 48-49. J’insiste quand même pour dire qu’il s’agit bien du même moment, mais seulement d’une autre lecture possible de l’alternative nécessité / liberté.

[58]. Avant mes propres remarques dans l’ouverture de Rousseau et le marxisme, il faut bien sûr rappeler l’article de Guy Besse, « De Rousseau au communisme », in Europe, Nov-Dec 1961, N°391-392, notamment p. 171. Je n’ai pas cité cette référence dans Rousseau et le marxisme et suis heureux de pouvoir ici réparer cette faute.

[59]. Ce que nous retrouverons chez Marx et Engels dans « la capacité de s’approprier des produits sociaux », Manifeste du parti communiste, II, « die Macht, sich gesellschaftliche Produkte anzueignen », trad. fr. Paris, éditions sociales, 1967, p. 59.

[60]. Contrat social, III 11.