Accueil>Conférences

« Intersubjectivité, individualité, et dynamisme de la raison » 

Conférence prononcée au Xé Congrès  de la Internationale J.G. Fichte-Gesellschaft qui s’est tenu à Aix en provence en octobre 2018.

Résumé

La déduction fichtéenne de l’intersubjectivité en 1796 est un des passages de l’œuvre les plus commentés. Il y a de fait une grande modernité à placer face à face des individus dans le monde sensible pour construire, par l’analyse minutieuse de la matérialité de ce face à face, la formation d’une conscience de soi. Toutefois la place de l’intersubjectivité dans l’ensemble de la déduction fichtéenne subordonne l’intersubjectivité dans un rapport déductif vertical. Le rapport du sujet au monde est pensé à partir du sujet dans une dialectique qui rapporte le monde à la pensée, pour - et du point de vue de - la pensée. Ainsi, même dans la déduction »horizontale« de 1796, c’est d’abord l’universel de la raison que je reconnais dans autrui. La Spätphilosophie paraît contourner le primat de l’horizontalité en rapportant d’abord l’individu à l’unité du monde intelligible. Mais nous savons depuis la Destination de l’homme que ce monde intelligible est constitué par l’interaction des individu raisonnables. L’universalité transindividuelle de la conscience de soi subsume donc, plus qu’elle ne la nie, la relation intersubjective, et cette dernière doit donc être pensée en même temps que l’unité du monde intelligible. Nous retrouvons ici la dernière synthèse de la Nova methodo, mais aussi le mouvement de l’absolu tel que présenté en 1812 et 1813. Ce mouvement, dont l’individualité constitue le rebond, permet de la définir comme effort pour revenir vers soi.

Abstract

The fichtean deduction of intersubjectivity in 1796 is a highly commented work. It is very modern to place face to face individuals in the sensitive world in order to construct, through the analysis of this face to face in its materiality, the formation of a self-consciousness. However the place of intersubjectivity in the whole of the inference fichtéenne condition the intersubjectivity in a deductive vertical ratio. The relationship of the subject to the world is thought from the subject in a dialectic that relates the world to thought, for - and from the point of view of - thought. Thus, even in the »horizontal« deduction of 1796, it is first of all the universal of reason that I recognize in others. The Spätphilosophy seems to abandon the primacy of horizontality, first relating the individual to the unity of the intelligible world. But we know since the Destination of Man that the intelligible world is made up of the interaction of reasonable individuals. The trans-individual universality of self-consciousness therefore envelops the intersubjective relationship, and the latter must be thought at the same time as the unity of the intelligible world. We find again the last synthesis of the Nova Methodo, but also the movement of the absolute as presented in 1812 and 1813. This movement, whose individuality constitutes the rebound, makes it possible to define individuality as an effort to return to oneself.

Conférence

La déduction fichtéenne de l’intersubjectivité en 1796 est un des passages de l’œuvre les plus commentés et le plus tôt, c’est clair pour le commentaire français avec le premier ouvrage de Xavier Léon, La philosophie de Fichte, publié en 1902[1]. Je ne reviendrai donc pas sur le traitement de l’intersubjectivité du Fondement du droit naturel de 1796. Le balancement du titre voudrait contre apposer, à la première déduction de l’intersubjectivité par l’horizontalité des corps, une dimension verticale issue du « dynamisme de la raison », verticalité qui déduit tout d’abord l’individu mais se trouve par là liée, aussi bien dans la première philosophie de Fichte que dans la philosophie tardive, à l’intersubjectivité.

La déduction fichtéenne de l’intersubjectivité est un des passages les plus commentés, mais on peut s’étonner que le commentaire de cette déduction soit resté dans le cercle des études fichtéennes ; il y a en effet une grande modernité à placer face à face des individus dans le monde sensible pour construire, par l’analyse minutieuse de ce face à face dans ses aspects les plus matériels, la formation d’une conscience de soi. La matérialité des corps fait l’objet de la déduction fichtéenne, que ce soit dans le Fondement du droit naturel - §3, et surtout §§ 5 et 6, déduisant l’articulation infinie et l’organe supérieur –, dans la première Sittenlehre – § 9 où nous retrouvons l’articulation du corps, et § 18 – , ou dans la Nova methodo, §§ 11 et 15 mais surtout le § 16, qui renvoie d’ailleurs à la Doctrine du droit de 1796. L’en jeu de cette intervention est de montrer que l’aspect matériel ou horizontal de l’intersubjectivité n’est qu’une des caractéristiques de la déduction, et que le « dynamisme de la raison » enveloppe aussi une dimension verticale, grâce à laquelle on peut rapprocher plusieurs époques de la philosophie de Fichte.

I. La sollicitation dans La Nova Methodo : rapporter l’horizontalité des corps à l’universalité de la raison <§§ 17 & 18>

Je commencerai donc par montrer que la matérialité des corps n’est qu’un aspect de la déduction fichtéenne de l’intersubjectivité dès la première philosophie de Fichte, à l’époque du 2d exposé de la WL. Cela se comprend bien, la Nova methodo requiert, en tant qu’exposé fondamental de la doctrine, la prise en compte de l’ensemble des points de vue à partir de leur principe, ce qui ne serait pas le cas pour une science philosophique particulière, comme le droit ou la morale. Ainsi à propos de la prise de conscience de soi et de la constitution du sujet, la Nova methodo ne s’en tient pas à la relation horizontale des corps, qui est le point de vue du droit s’occupant de la coexistence des individus dans le monde. Dans la Nova methodo la première occurrence de l’individu n’a pas lieu à propos de l’interrelation des corps mais en rapport à la nature spirituelle et raisonnable de l’individualité, au § 13[2]. Ici Fichte se sert des catégories de déterminé et de déterminable pour détacher le Moi individuel (raisonnable et spirituel) sur fond d’un règne des êtres raisonnables, par un processus d’arrachement sur lequel nous reviendrons.

Cette genèse de la conscience de soi individuelle à partir du règne de la raison constitue une dimension indispensable de l’intersubjectivité. Pour que la relation intersubjective « horizontale » puisse être constitutive des consciences de soi dans le monde sensible, elle doit être action réciproque. Or l’action réciproque n’est pas une simple causalité en retour mais, à la suite de la table kantienne des catégorie à laquelle Fichte se réfère, l’action réciproque synthétise les catégories de causalité et de substantialité[3], elle est la « catégorie des catégories ». Ce sont les substances, dont la causalité constitue l’acte, qui constituent une communauté par l’action qu’elles exercent réciproquement l’une sur l’autre. Il ne suffit donc pas de souligner, comme le § 4 du Droit naturel, que l’individualité est un concept réciproque, ou comme le fait le § 6 du même ouvrage, que les êtres raisonnables doivent pouvoir se reconnaître immédiatement comme tels pour que l’action réciproque soit originaire. Il faut rapporter cette causalité à la substance dont elle est l’acte, il faut pouvoir lire le rapport du déterminé (le Moi individuel) au déterminable (le règne de la raison) comme un rapport de substantialité, pour que les individus en rapport dans le monde physique se reconnaissent effectivement comme être raisonnables. Il faut donc que chacun se reconnaisse comme partie, ou accident, du règne de la raison.

Ce rapport d’inhérence des individus à la raison universelle est traité à la fin de la Nova methodo, dans l’analyse de l’intuition intellectuelle exposée par la synthèse finale des §§ 17 à 19. L’intuition intellectuelle « A », est décomposée en deux séries parallèles, l’une subjective, pratique et idéale, l’autre objective, théorique et réelle. Nous retrouvons, dans la série subjective et idéale, l’individu raisonnable déterminé « ß » qui se détache sur fond du règne de la raison comme déterminable « g », tout comme, de l’autre côté, l’individu physique « B » se détache sur fond de nature, « G ». La catégorie de substantialité permet de lier, de chaque côté de la conscience, le déterminable au déterminé (« ß » à « g », l’individu raisonnable au règne de la raison d’une part, et d’autre part « B » à « G », l’individu physique sur fond de nature). La catégorie de causalité quant à elle, relie horizontalement les deux séries, p.ex. ici la volonté morale de l’individu raisonnable et son corps agissant dans le monde.

Lors donc que les individus se reconnaissent comme humains, il ne s’agit pas seulement d’un face à face de leur corps, mais, via la manifestation de leur liberté, d’une rencontre qui doit avoir lieu dans l’élément de la raison : dans et par le corps d’autrui, chacun aperçoit l’appartenance de l’autre à la raison universelle. Ce que manifeste l’interrelation des corps – articulation infinie, expressivité ou échange de concepts – est un effet de la liberté ou de la raison. Le rapport vertical de chaque individu au règne de la raison est donc tout aussi essentiel que l’horizontalité des corps. C’est l’universel de la raison que je reconnais d’abord dans autrui[4]. Le Livre III point 4 de la Destination de l’Homme reprend ces mêmes points à partir du règne de la raison (appelé alors volonté infinie) : la communication n’est possible entre deux individus qu’à partir de leur « source commune » : « Ce n’est pas immédiatement de toi à moi et de moi à toi que s’épanche la connaissance que nous avons l’un de l’autre ; pour nous, nous sommes séparés par une insurmontable ligne de partage. C’est seulement par notre source spirituelle commune que nous savons quelque chose l’un de l’autre »[5].

Il faut donc souligner que la relation réciproque entre deux individus humains en tant qu’humains, s’éduquant en éveillant réciproquement leur liberté, si elle part bien du monde sensible où règne le droit, est en rapport au monde intelligible, raison universelle ou règne des fins, par les effets de la volonté libre de chacun des individus en relation, volonté qui est à la fois cause dans le monde et accident de la raison universelle conçue comme substance (monde intelligible). L’intersubjectivité fondant la philosophie du droit est donc une horizontalité apparente, en fait conditionnée par une verticalité, celle qui rapporte chaque individu humain à l’universel de la raison. C’est ce rapport vertical qui permet de lire comme action réciproque les rapports « horizontaux » des individus humains dans le monde, expressivité du corps ou échange de concepts.

Cette verticalité essentielle qui paraît plus marquée dans la Spätphilosophie est donc en fait présente dès 1798. On ne doit donc pas opposer les deux dimensions, verticales et horizontales, de l’intersubjectivité. Il faut penser les deux dimensions de l’intersubjectivité, verticales et horizontales, dans leur unité, tout comme il faut penser dans leur unité les quatre termes constituant la synthèse de l’intuition intellectuelle clôturant la Nova methodo, « ß », « g », « B », « G » : individu sous son double aspect rationnel et physique, puis règne de la raison et nature. Pas de conscience de soi sans autrui certes, mais pas d’intersubjectivité constituante sans le rapport commun des individus à l’universalité de la raison, et pas de corps humain sans une nature organisée et organisante.

Ainsi la question posée par I. Radrizzani dans sa thèse[6], question de l’autofondation de la communauté humaine, doit-elle être analysée en deux dimensions, matérielle et spirituelle, et doit concerner l’ensemble des quatre membres de la synthèse finale.

Par exemple lorsqu’un Dieu transcendant apparaît en 1796 pour expliquer la relation éducative interindividuelle ce n’est pas pour substituer une verticalité à cette relation horizontale. Certes Fichte écrit « si donc l’on remonte à un individu premier, à quoi l’on doit nécessairement remonter, on doit alors admettre un être encore supérieur et incompréhensible »[7]. Mais cela ne signifie peut-être pas du tout par là qu’il faille se reposer sur un premier principe transcendant. On peut au contraire comprendre que c’est bien plutôt l’hypothèse de l’individu premier qui doit être rejetée. La recherche d’une origine est bien légitime, mais Dieu apparaît dans le texte du Droit naturel non simplement comme individu transcendant mais comme créateur du premier couple s’éduquant lui-même[8]. Le Dieu auquel renvoient les individus raisonnables comme leur déterminable premier peut alors se confondre avec l’ordre même du règne des esprits, mais cet ordre ou cette unité repose sur l’action des individus dans le tout. Le monde des êtres raisonnables est présenté, dans la Nova methodo, (§ 19 pt.3) comme l’agir moral des individus raisonnables : « la raison entière n’a qu’un seul et unique agir […] la fin entière de la raison est élaborée par un nombre infini d’individus et elle est le résultat de l’action exercée par chacun ». La volonté ordonnatrice du monde intelligible est indissociable des relations entretenues par les individus raisonnables, relations qui doivent être décrites à la fois sur les plans spirituel et matériel.

II. Figure de la verticalité : L’Arrachement

On pourrait être tenté, a contrario du privilège accordé à l’horizontalité des corps, de penser que le rapport vertical de l’individu raisonnable au règne de la raison peut être lu indépendamment d’une relation intersubjective horizontale. Ce rapport déduisant l’individu à partir du règne de la raison, est tout d’abord décrit au § 13 de la Nova methodo. Il est étrange au sens où Fichte décrit la genèse de l’individu raisonnable à partir du seul monde rationnel, sans présupposer un monde sensible dont il appartiendrait à la nature raisonnable de s’éloigner, se distinguer ou s’arracher, pour employer le terme fichtéen objet de la seconde partie de cet article. Comme nous l’avons vu, Fichte pose l’individu raisonnable comme se détachant sur fond d’un monde d’êtres raisonnables : l’existence de l’un ne peut être pensée sans l’autre, pas plus que l’on ne pourrait penser dans la série objective ou réelle un individu physique sans l’existence du monde physique et de la matière. Mais il demeure que dans la relation déterminé / déterminable, le monde rationnel est antérieur, aux individus raisonnables. Il s’agit donc de déduire ces individualités rationnelles à partir de la raison universelle.

Ce point est difficile à comprendre, parce qu’il inverse des assemblages conceptuels mieux connus, comme celui de la loi morale kantienne où mon identité intelligible est condition de l’obligation, et donc où mon existence intelligible est antérieure[9] à l’expérience du commandement moral : si pour Kant je me sens obligé d’obéir à la loi de la raison, c’est parce que je reconnais cette loi comme la mienne, et je sais donc bien que si je ne lui obéis pas je devrais le faire, au même titre qu’un animal suit les déterminations seulement naturelles, et une pierre les lois de la pesanteur. Mais que le commandement puisse être déduit de mon appartenance au monde intelligible ne signifie pas pour Kant que je puisse moi-même, en tant qu’individu raisonnable ou rationnel, être déduit de la raison universelle. Or c’est ce de cela qu’il s’agit chez Fichte, pour qui la raison institue le sujet moral. <§ supp v. txtes antérieurs>

Fichte désigne par le concept d’arrachement – le plus souvent par le verbe de losreiβen ou parfois herausgreifen – cette inversion de la perspective kantienne et le fait que la raison se fasse commandement en instituant le sujet moral. C’est ce que j’ai appelé dans le titre le dynamisme de la raison. Dans une perspective plus courante, il aurait été plus compréhensible que l’exigence morale me rapporte à une raison universelle, en même temps qu’elle m’arrache, en tant qu’individu empirique, au monde sensible. Nous retrouverions ainsi des acceptions mieux connues : la morale me commande de m’arracher du monde sensible, au sens où cet éloignement, ou cette séparation, que la morale exige, est d’abord pour moi une lutte contre mes penchants, mais c’est une lutte que je peux mener à bien parce que je sais que je suis avant tout un être raisonnable, appartenant à un monde régi par une autre loi[10]. Cette acception kantienne de l’arrachement se trouve bien chez Fichte, tant dans sa première philosophie pratique, le Système de l’éthique de 1798, que dans sa philosophie tardive. Il s’agit alors de s’arracher[11] à la domination de la tendance naturelle. C’est cette acception courante que retiendra le premier commentateur de la doctrine fichtéenne de l’image, Julius Drechsler[12], nous la retrouvons dans l’étude plus récente de Franziskus von Heereman, Selbst und Bild[13].

Mais dans l’ensemble de l’œuvre il s’agit surtout du sens inverse de l’arrachement. La conscience de moi-même dans et avec laquelle se construit l’exigence morale me rapporte à une raison universelle, en cela qu’elle « m’arrache » à l’ensemble des êtres raisonnables, et pas au monde sensible. Le concept d’arrachement doit alors être défini de façon plus abstraite, comme ce qui suppose un lien premier ou une appartenance originaire de ce que nous appelons des individus, à une totalité première et indifférenciée. En ce sens Fichte souligne, dans la Doctrine de la science Nova methodo, § 7, que « l’acte de s’arracher n’est pas possible sans quelque chose dont on s’arrache »[14], le déterminable précisément. Nous retrouvons ici le primat du monde intelligible ou rationnel sur le sujet moral ou l’individu raisonnable. Et tout comme nous pouvions dire de l’intersubjectivité fondant la philosophie du droit qu’elle s’avère une horizontalité conditionnée par une verticalité, cette verticalité qui rapporte chaque individu humain à la raison, nous devons dire avec l’éthique, qu’une apparente verticalité, celle du commandement, est en fait conditionnée par une autre horizontalité, celle de la raison universelle, matrice commune des individus raisonnables par son dynamisme.

Cet arrachement, à partir du règne de la raison comme déterminable premier, est donc constitutif de l’individualité. Ce sens positif de l’arrachement, compris comme un détachement pour constituer une partie autonome, se retrouve dans la langue allemande et dans l’œuvre, à propos des enfants atteignant leur majorité p.ex.[15] <Au § 57 du Fondement du droit naturel>. Il s’agit donc, dans ce losreissen, d’une déchirure constructive et créative. En l’occurrence le commandement crée l’individu raisonnable comme tel. Le résumé (ces « résumés » dictés par Fichte lui-même) du  13 de la Nova methodo est clair. À la suite de l’expression de la volonté pure sous la forme d’un devoir ou d’une loi déterminée, je deviens sujet moral, individu raisonnable : « par là je deviens le sujet de cette volonté, un INDIVIDU, et, comme déterminable correspondant, un règne d’être raisonnables devient pour moi »[16].

L’originalité de la position fichtéenne consiste en ce qu’ici le commandement constituant le sujet moral, ce sujet ne préexiste donc pas au commandement. Il en va exactement ici comme de l’existence de l’individu sensible déduite dans la science du droit : les Mois individuels ou individus humains comme tels ne préexistent pas à leur relation : pas plus qu’il n’existe de sujet empirique avant l’intersubjectivité, il n’existe pas de sujet rationnel avant le commandement moral. Mais dans l’éthique la relation constituante est à la verticale, entre l’universel de la raison et l’individualité.

III. 1812 : La déduction de l’individu dans l’unité d’une communauté.

Nous faut-il accorder à cette acception spécifiquement fichtéenne de l’arrachement une importance privilégiée par rapport à l’horizontalité des corps ? Il semble bien que la Spätphilosophie déduise elle aussi verticalement l’individualité sans requérir une dimension horizontale pour condition. La procession tripartite de la Bildlehre abouti dans ses trois étapes au Moi individuel : 1) l’absolu s’extériorisant (schéma 1[17]) puis 2) l’image de l’Absolu se sachant comme telle ou le Moi Un[18] (schéma 2) et 3) le morcellement du phénomène originaire (le « Moi un ») en une infinité de Moi(s) individuels (schéma 3)[19].

Mais, pour ne pas en rester à la verticalité de la procession, il faut, après J. Schurr[20], souligner l’importance de la notion de système dans la déduction des Mois individuels comme communauté. Le système est à comprendre comme ce qui réunit ses membres par leur liaison avec un seul et même principe – le principe est ici le Moi Un se fragmentant ou se morcelant en Mois individuels. Cette acception du système est explicitée par Fichte dès 1794[21]. Et cette conception classique ou pyramidale du système s’articule avec une conception moderne ou circulaire selon laquelle « chaque terme n’est possible que par sa réunion à tous les autres »[22]. Sans aller jusqu’à définir le système par le lien entre les termes eux-mêmes, on doit noter que ce lien « horizontal » fait partie de la définition du système. Le lien entre les termes doit être compris comme produit par le lien de chaque terme avec le principe commun.

Ce que le morcellement du Moi Un, phénomène originaire, nous permet de déduire, ce n’est donc pas à proprement le Moi individuel, comme si nous pouvions, à côté de la lecture « horizontale » et matérielle déduisant les personnes physiques, juxtaposer une lecture « verticale » et spirituelle déduisant chaque individu rationnel. Le morcellement du Moi Un ne produit pas un Moi individuel, ni mêmes les Mois individuels, mais le système des Mois, dans et à partir duquel les Mois individuels sont possibles. Le morcellement du Moi Un ne produit donc pas directement les individus eux-mêmes mais la condition permettant leur rencontre, leur identification comme personne.

Cette production du système des Mois se comprend du point de vue théorique et du point de vue pratique. Du point de vue théorique, comme l’a indique J. Schurr[23] et développé M. Maesschalck[24], la possibilité de se penser en relation avec d’autres mois se révèle dans l’unité d’une pensée vraie, universelle et objective, elle-même possible par la forme commune à toute pensée individuelle, à rapprocher alors de la subjectivité transcendantale au sens kantien.

Cette unité de vue rassemblant les Mois individuels se fonde sur une activité du Moi, la dimension constitutive de la subjectivité pour les représentations. On comprend donc qu’elle se retrouve sur le plan pratique où il s’agit aussi d’une activité du Moi, s’incarnant dans l’obéissance au devoir. La lecture verticale de la déduction des Mois individuels dans la philosophie pratique s’appuie sur la manifestation de Dieu. Comme le remarque F. von Heereman[25], le s’apparaître de l’image de Dieu se développe en un devoir (et donc en un commandement) : pas de conscience de soi sans conscience de son fondement, ce qui requiert une action ayant son fondement en elle-même. Nous retrouvons l’exigence morale d’autonomie[26]. Le Moi individuel se constitue donc en tant qu’il obéit au commandement moral, commandement dont la visée est la communauté des Mois, à comprendre aussi comme réalisation pratique du Moi Un. La Bildlehre ne se distingue pas sur ce point de l’exigence d’unité portée par la philosophie pratique dès 1798. La procession ou manifestation de Dieu va bien jusqu’au Moi individuel : le Moi Un n’est vraiment image de Dieu que s’il se comprend à partir d’une réflexion qui est nécessairement issue de la conscience individuelle[27] ; mais le Moi individuel n’est pleinement un Moi que s’il se rapporte au Moi Un, principe de la communauté des Mois[28].

Conclusion. Unité et modernité de la doctrine, fichtéenne de l’intersubjectivité.

Le Moi Un ou image de Dieu peut donc être dit principe du Moi individuel, mais il est surtout par là principe de sa propre existence comme se comprenant lui-même à partir de la réflexion des Mois individuels qui s’unissent en et par lui. C’est la liberté de Dieu qui s’extériorise en se fragmentant (zerspalten) en un « système d’individus différents apparaissant comme autonomes »[29]. Dieu ne crée pas une liberté en de hors de lui, il est cette liberté qu’il crée[30].

En un sens très proche, comme nous l’indiquions en conclusion de notre premier partie, le Dieu qui créé le premier couple d’humain dans le Droit naturel de 1796, est lui aussi indissociable de l’unité constituée par l’interaction des individus formant un tout. Non seulement parce qu’il crée l’interaction du premier couple mais parce qu’il peut lui-même se confondre avec cette interaction, surtout si l’on comprend que l’horizontalité physique de l’interaction des corps est indissociable de l’horizontalité intelligible du règne de la raison. Nous retrouvons alors le Dieu fichtéen de la querelle de l’athéisme, comme ordo ordinans, ordre même du règne des esprits, unité constituée par l’action des individus dans le tout, elle est un « un système de plusieurs volontés individuelles : cette union et cette action réciproque immédiate de plusieurs volontés indépendantes et autonomes »[31].

La rencontre des deux mouvements de constitution du Moi, horizontal et vertical, nous indique un point essentiel de la doctrine fichtéenne de l’intersubjectivité, et peut-être du fichtéanisme en général, qui est de ne pas séparer ni le fondé du fondant, ni le spirituel (qui serait seul principe dans une lecture « verticale ») du matériel (qui serait seul principe dans une lecture « horizontale » de la constitution du Moi). La modernité de Fichte, qu’il s’agisse du 2e exposé de la Doctrine de la science ou de la Bildlehre, se situe donc moins dans une détermination matérielle de l’intersubjectivité par l’horizontalité des corps, que dans cette unité du spirituel et du matériel.

Nous retrouvons cette modernité chez Feuerbach, lorsqu’il promeut une « pensée concrète »[32]. Chez Feuerbach cette exigence d’unir l’abstraction du genre à l’existence effective des individus se retrouve dans l’ensemble de l’œuvre ; « l’Être n’est rien de général, un concept séparé de la chose, il est un avec ce qu’il est »[33]. Cette union du genre – analogue feuerbachien de l’universel de la raison – et de l’existence – des individus – se développe bien sûr dans le rapport à autrui, avec des accents très fichtéens : « autrui est en soi et pour soi le médiateur entre moi et l’idée de genre »[34] : c’est par mon rapport à autrui que j’accède à l’idée de genre et que cette idée elle-même naît. Le Gattung présent dans le texte fichtéen définissant l’éducation en 1796[35] n’est pas un rapport accidentel à la doctrine de Feuerbach mais indique bien un lien doctrinal entre les deux auteurs : Fichte rapporte le principe au principiat, le spirituel au matériel, comme le fera le premier penseur du matérialisme moderne. Et l’on peut aussi penser, au-delà des aspects objectifs de l’idéalisme hégélien, à la lecture marxiste des sociétés humaines, où le lien entre superstructure et infrastructure est tout aussi constituant du tout social que les seuls mouvements matériels de l’infrastructure. L’importance de la catégorie de totalité en témoigne dans l’histoire du marxisme. La doctrine fichtéenne de l’intersubjectivité éclaire donc bien largement notre modernité.



[1]. Xavier Léon, La philosophie de Fichte, Paris, F. Alcan, 1902.

[2]. Manuscrit Krause, éd. E. Fuchs Meiner 1994, et manuscrit Halle in Gesamtausgabe der bayerischen Akademie der Wissenschaften, R. Lauth u. H. Gliwitzky (hrsg), Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog [dorénavant abrégé en : GA], IV 2 p. 141, trad. fr. I. Radrizzani, Doctrine de la science Nova methodo, Lausanne, L'Age d'homme, 1989, p. 194 ; et (à partir du manuscrit Krause) I. Thomas Fogiel, Paris, Librairie générale d’édition (coll. Le livre de poche), 2000, p. 228. Notons sur ce double sens de l’individualité qu’il ne s’agit pas d’une ambiguïté mais bien de deux aspects d’un seul et même être, aspects nécessairement liés comme nous le précisions ci-dessous.

[3]. Cf. Nova methodo, § 17, fin, GA IV 2 229/230, trad. I. Radrizzani p. 271, trad. I. Thomas-Fogiel p. 300.

[4]. Cf. Nova methodo, § 19 GA IV 2 p. 256, trad. I. Radrizzani p. 297, trad. I. Thomas-Fogiel p. 325.

[5]. Destination de l’homme, trad. fr. J.-C. Goddard p. 209.

[6]. I. Radrizzani, Vers la fondation de la intersubjectiivté chez Fichte, Paris, Vrin, notamment p. 191.

[7]. Nova methodo, GA IV 2 p. 178.

[8]. Fichte, Fondement du droit naturel selon les principes de la Doctrine de la science, 1ère Section § 3 p. 54/55 trad. A Renaut, SW III 39/40, GA I 3 347/348

[9]. Ici au sens logique, mais aussi chronologique, si l’on veut bien encore qualifier ainsi le rapport du temps tout entier à l’éternité atemporelle de l’intelligible kantien.

[10]. Le caractère impératif de la moralité s’expliquant chez Kant par la confrontation de deux mondes et mon appartenance commune aux deux, je dois alors quitter la loi du monde sensible pour obéir à celle du monde intelligible.

[11]. Losreissen, Sittenlehre 1798, § 10 pt. 3, p. 135, GA I 5 p. 133. Dans la même acception de l’arrachement : Sittenlehre, p. 75fr, 73 Meiner, GA I 5, p. 81 « arrachée à l'influence de la tendance ».

[12]. Drechsler Julius; Fichtes Lehre vom Bild; Stuttgart; Kohlhammer; 1955, pp. 107, 209/210, 269/270.

[13]. Franziskus von Heereman, Selbst und Bild. Zur Person beim letzten Fichte (1801-1814), Rodopi, Amsterdam NYork 2010 (Fichte Studien Supplementa, Band 26), p.ex. pp. 72 & 129.

[14].Fichte, Wissenschaftslehre Nova methodo, 1796 / 1799, manuscrit Halle GA IV 2, § 8 p. 90, trad. fr. Doctrine de la science nova methodo, p. 141 trad. Y. Radrizzani, p 170 trad. I. Thomas-Fogiel. Il s’agit alors que le Moi s’arrache à la limitation pour prendre conscience de lui-même, et précisément dans ce contexte, qu’au sentiment de la limitation s’oppose le sentiment de soi, comme passage de la limitation à l’intuition.

[15]. Au § 57 du Fondement du droit naturel.

[16]. Doctrine de la science nova methodo, résumé du § 13 : « dadurch werde ich das Subjeckt dieses Willens, ein INDIVIDUUM, und als bestimmbares dazu wird mir ein Reich vernünftiger Wesen ». Le § 18 pt 3 reprendra ce thème in fine, partant du devoir comme limitation de moi-même, tâche que je m’impose et que je dois produire. Le devoir ou la tâche de me déterminer moi-même est ainsi ce qui me produit comme individu rationnel, ce qui me détache sur fond d’un monde d’êtres raisonnables ; Cf Günter Zöller, « Die Individualität des Ich in Fichtes zweiter Jenaer W.L. », in Revue internationale de Philosophie, Fichte, Doctrine de la science nova methodo, N° 4, 1998, p. 658-660. & NovMeth §19 Rad 293 : « qu’est-ce que mon individualité ? C’est mon devoir sensibilisé »

[17]. Pour reprendre les termes des Faits de conscience et de la Doctrine de la science 1812. P.ex. in Thatsachen des Bewusstseins, 1813, NW I, SW IX, 5e et 13e conférences ; & Johannes Schurr, Gewissheit und Erziehung, Ratingen, Henn Verlag, 1965, § 13.

[18]. Cf. Thatsachen des Bewusstseins, 1813, Conf. 12 & 14, GA IV 6 & NW I, SW IX, I.H. Fichte ; Bonn, A. Marcus, 1834, rééd. W de Gruyter Berlin 1962.

[19]. Thatsachen des Bewusstseins, 1813, Conf. 12, SW IX, p. 520/521.

[20]. Johannes Schurr, ibid.pp. 151-152, citant la fin de la XIIe leçon des Thatsachen de 1813 où l’on comprend que c’est en tant que partie du MoiUn que chaque Moi individuel est un Moi.

[21]. Ueber den Begriff der Wissenschaftslehre oder der sogennanten Philosophie ; SW I ; GA I 2 ; trad. fr. L. Ferry et A. Renaut, Sur le concept de la Doctrine de la science ou de ce qu'on appelle philosophie in Essais philosophiques choisis, Paris, Vrin, 1984, 1ère section § 1 : « toutes les propositions en elle se rattachent à un principe unique et se réunissent en lui pour constituer un tout ».

[22]. Première Introduction à la Doctrine de la science, in fine, GA I 4 p. 207.

[23]. Johannes Schurr, ibid.pp. 148-149.

[24]. Maesschalck Marc, « Attention et liberté dans la dernière philosophie de Fichte » in Les Carnets du Centre de Philosophie du Droit, n°109, 2003.

[25]. Selbst und Bild p. 126.

[26]. Le plus simplement exprimée dans la Destination de l’homme, L.III, début, « je dois être autonome ».

[27]. P.ex. Sämmtliche Werke (SW), éditées par I. H. Fichte ; Berlin, 1845-1846 ; Bonn, 1834-1835, réédition Walter de Gruyter, Berlin, 1962, SW XI 73 : & GA II 13 p. 358.

[28]. Cf. la description de cette communauté, en termes parfois inquiétants, les Thatsachen des Bewusstseins de 1813, affirmant qu’au terme – certes à l’infini – de la construction de l’idéal commun, l’unité de tous existera dans un « unum collectivum » où « demeurerons la différence des points de vue, mais où la fin, le monde et la force seront communes » < Thatsachen des Bewusstseins 1813, NW I, SW IX, 19e Conférence, pp. 559/560. La formule fait écho à des considérations antérieures, p.ex. « La destination de notre espèce est de s’unir en l’unité d’un corps parfaitement transparent à lui-même en toutes ses parties et partout formé de la même manière » Destination de l’homme, trad. J.C. Goddard p. 176.

[29]. Initiation, 4e Conf. fin & GA II 9 102, « ein System von verschiedenen auch als selbstandig ersheinenden Individuen ». Cf. également 9e Leçon, trad. fr. p. 193.

[30]. Initiation, 8e Leçon p. 171fr.

[31]. Destination de l’homme L. III pt IV, p. 207 trad. Goddard GF.

[32]. Mader Johann, Fichte Feuerbach Marx – Leib Dialog Gesellschaft, Wien, Herder, 1968, p. 132.

[33]. Principes de la philosophie de l’avenir, § 27.

[34]. Essence du christianisme, chap. XV.

[35]. « Le concept de l’homme n’est donc nullement le concept d’un individu, car c’est là quelque chose d’impensable, mais c’est celui d’un genre » Fondement du droit naturel selon les principes de la Doctrine de la science, 1ère Section §3 p. 54/55 trad. A Renaut, GA I 3 347/348.