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Raison pratique, raison dialectique

in F. Fischbach et E. Cattin (dir.). L'héritage de la raison. Hommage à Bernard Bourgeois, Paris, Ellipses 2007, pp. 145-164.

Extrait, pp. 153-155

Fichte ne s’éloigne donc pas tant de Kant qu’il y paraît en posant un savoir de soi acquis dans l’intuition intellectuelle. Tout d’abord parce que ce savoir est aussi immédiatement celui d’une inadéquation à soi, et donc n’est pas, en ce sens, pleinement savoir. Ensuite parce que, de cette inadéquation, naît l’exigence pratique. Et il y a bien chez Kant conscience de soi dans le domaine pratique : lorsque j’entends retentir en moi le commandement moral, je sais que je suis libre puisque la liberté est condition immédiate de la loi. Le rapport entre ratio essendi et ratio cognoscendi qu’expose Kant dans la préface de la Critique de raison pratique[1] constitue la conscience pratique de soi comme connaissance de soi, quand bien même, conformément à l’interdit kantien, je ne puis faire usage de cette connaissance en dehors du domaine pratique. Mais avec cette dernière restriction nous avons aussi, dans ce qui rapproche ici Fichte de Kant – la fondation du domaine pratique dans un savoir de soi – ce qui sépare Fichte de Kant : l’unité des domaines pratique et théorique, que Fichte fonde tous deux dans une seule et même conscience de soi. Par là ce qui sépare Fichte de Kant est aussi ce qui rapproche Fichte de Hegel, car la fondation des domaines pratique et théorique dans une seule et même conscience de soi – et donc aussi, puisque ce fondement est celui d’un système, dans une seule et même raison – donne au développement de la raison un caractère dialectique que Fichte seul est à même de manifester à la fin du XVIIIe siècle. Cette dialectique fichtéenne repose tout entière sur l’inadéquation à soi dont le sujet fait l’expérience dans l’intuition intellectuelle, ou encore dans l’inadéquation entre le savoir absolu et l’absolu, distinction souvent ignorée par les commentateurs, voire par les traducteurs. De cette inadéquation résulte, nous venons de le voir, l’exigence pratique. Mais il en résulte aussi la constitution de la philosophie théorique. L’exigence pratique et la connaissance du monde répondent toutes deux à un même principe : la composition des opposés. Ces opposés sont d’emblée, en ce qui concerne le pratique, ceux de la contradiction majeure du fini et de l’infini, du Moi empirique opérant l’intuition intellectuelle d’une part et du Moi absolu d’autre part. Un texte qui tenterait de n’exposer que l’aspect pratique de la Doctrine de la science – comme l’est la troisième partie de la Grundlage – peut donc partir d’emblée de cette « antithèse fondamentale »[2] pour présenter le pouvoir pratique du Moi comme « moyen d’unification ». Lorsqu’il fait cela, le § 5 de la Grundlage change de point de vue, et ne considère plus l’opposition – seconde par rapport à l’antithèse fondamentale, mais première dans l’exposé de 1794 – d’un Moi et d’un Non Moi, tous deux limités ou divisibles. Dans cette opposition, il y a également des opposés à composer, et la notion même de divisibilité du § 3 de la Grundlage (ou quantitabilité dans les exposés ultérieurs), répond à l’exigence de composition des opposés, exigence qui vient s’enraciner dans l’identité du fondement – du Moi pur – comme unité. La forme du système, ainsi que le présente le § 3 de la Grundlage (« D », point 7) revêt un aspect dialectique, en tant qu’il s’agit de dépasser des contradictions et de produire l’unité : « il doit y avoir un système et un système un ; l’opposé doit être composé, tant qu’il demeurera quelque chose d’opposé, c’est-à-dire jusqu’à ce que l’unité absolue soit produite […] C’est sur le troisième principe que se fonde immédiatement la nécessité de composer et d’opposer de cette façon déterminée ; c’est sur le premier principe, sur le principe suprême et inconditionné, que se fonde la nécessité de composer en général. La forme du système se fonde sur la synthèse suprême ; qu’il doive y avoir un système se fonde sur la thèse absolue »[3].



[1]. Première note ; à compléter par le Scolie faisant suite aux « problèmes I et II », §§ 5 et 6 de la première partie, qui rapportent tout aussi étroitement la liberté à la loi, ces deux éléments de la conscience pratique de soi étant bien sûr finalement unis dans l’autonomie de la volonté.

[2]. Grundlage, § 5, début.

[3]. Grundlage, p. 34 trad. Philonenko, GA I 2, p. 276.