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La civilisation chez Rousseau & Kant

In B. Binoche (dir.) Les équivoques de la civilisation, Seyssel, Champ Vallon, 2005 (coll. Milieux) pp. 205-224.

Extrait : pp. 220-224

« Comme bienséance extérieure, la civilisation constitue l’observable des mœurs qui nous permet de ne pas penser comme impossible la réalisation de la moralité dans la nature. Nous n’en sommes pas à la moralité, mais il nous faut néanmoins pouvoir lire l’étape où nous en sommes comme pouvant nous orienter vers la moralisation, dernière étape. Mon hypothèse est que c’est la possibilité de cette lecture qui définit la civilisation comme telle. Sans pouvoir lire l’étape où nous en sommes comme pouvant nous orienter vers la moralité, ce que nous appelons civilisation devrait plutôt s’appeler barbarie, et n’aurait plus aucun sens. Si l’on ne pouvait saisir la possibilité d’un devenir moral du monde, Rousseau (le Rousseau du Discours sur les sciences et les arts) aurait raison : « Rousseau n’avait pas tellement tort de préférer l’état des sauvages, dès lors que l’on excepte cette dernière étape que notre espèce doit encore gravir »[1]. Dans le texte de la septième proposition de l’Idée d’une histoire universelle, c’est ici qu’intervient la civilisation dans la citation commentée précédemment. Je suis de près le texte pour bien faire sentir que la position historique de la civilisation est exactement la même que celle de la barbarie, et que seule l’orientation de la barbarie vers la moralité est ce qui nous permet d’appeler la barbarie civilisation.

Pour confirmer cette hypothèse, je vais essayer, en partant du contexte de cette occurrence extraite de la septième proposition de l’Idée d’une histoire universelle, de déterminer plus précisément notre concept. Le contexte de la septième proposition de l’Idée d’une histoire universelle va chercher dans la situation internationale apaisée la condition du perfectionnement de l’espèce au sein de chaque communauté nationale ; si l’on pouvait établir une situation de paix internationale, alors on rendrait aussi possible, dans chaque communauté nationale, des mœurs n’interdisant pas un devenir moral (puisque les citoyens ne seraient plus formés à la guerre). Mais cette situation de paix internationale n’a aucune raison de se produire naturellement tant que la guerre n’aura pas épuisé financièrement chaque État et que le commerce ne se sera pas montré suffisamment florissant pour tous[2]. En attendant donc que la guerre ait épuisé financièrement chaque État et que le commerce se soit montré florissant pour tous, nous retombons, pour ce qui est de l’espoir en l’apaisement des mœurs, du niveau international au niveau national, et, au sein de chaque État, sur l’insociable sociabilité interindividuelle.

Que pouvons-nous en déduire quant au concept de civilisation ? La civilisation intervient dans un moment où ce n’est pas d’abord la légalité qui apparaît comme une voie possible vers la moralité. La civilisation, positive, aspect sociable de l’insociable sociabilité, se rapproche certes du droit dont elle partage l’objet (la coexistence) et le rapport à la moralité (la ressemblance extérieure). Mais la civilisation se distingue du droit en tant qu’elle est la première partie d’un « art humain » composé de la sociabilité d’une part et de la sécurité civile ensuite[3]. Au sein de chaque État, la « civilisation », comme modalité de socialisation, a bien l’apparence de la moralité, tout comme le simple respect du droit. Mais il ne faut pas pour autant la rabattre sur la Legalität[4], il s’agit bien de situer la civilisation hors du proprement juridique[5], dans un contexte qui pourrait être celui des devoirs envers autrui (honnêteté et bienveillance), mais qui n’est est en fait que celui d’une politesse intéressée.

« Civilisation » désigne alors au sens strict ce que Kant appelle la prudence, ce que nous comprenons maintenant avec la citation complète des Réflexions sur l’éducation[6] : « il faut veiller à ce que l’homme devienne également prudent, qu’il soit à sa place dans la société humaine, qu’il ait faveur et influence. Cela implique une certaine forme de culture que l’on appelle civilisation. Elle réclame manières, gentillesse, et une certaine prudence à utiliser les humains à ses propres fins ». Il est très étonnant de voir ainsi Kant demander qu’on éduque l’homme à la prudence ainsi comprise, il l’est tout autant de vouloir considérer cette prudence de façon positive, en tant qu’elle pourrait induire un développement moral. Cela paraît même quasi contradictoire avec toute considération morale lorsqu’on pense à la précision apportée dans une note des Fondements II[7], où Kant précise que la prudence ne doit pas seulement être « habileté d’un homme à agir sur ses semblables de façon à les employer à ses fins », mais aussi « sagacité » permettant de faire converger toutes les fins vers son avantage personnel, et un avantage durable…

J’avais tenté, il y a une dizaine d’années, d’expliquer cela en soulignant que l’homme prudent utilise les autres à ses « fins essentielles », en m’appuyant sur le texte allemand où il s’agit des Endzwecke. Or, dans la Critique de la faculté de juger, Kant distingue entre fin dernière (letzter Zweck) et but final (Endzweck), et l’on comprend que la fin dernière ressortit à la nature, fait partie de la série naturelle, tandis que le but final ressortit à la moralité, et appelle que l’on transcende l’enchaînement des moyens et des fins. Malheureusement, je crois que la différence entre fin dernière et but final n’a pas le même sens si l’on sort du contexte opposant la nature à la liberté ; il est bien question d’un enchaînement de fins et de moyens pour la fin dernière et non pour le but final, mais le but final n’est pas nécessairement moral, et peut désigner tout vouloir (le but comme l’ultime dessein) sans que son contenu soit pour autant essentiel : c’est le cas ici où les fins poursuivies n’ont manifestement rien de moral.

C’est donc au cœur de l’immoralité qu’il nous faut lire la positivité de la prudence, et cela en tant que la prudence, commandée par la nécessité naturelle et/mais n’interdisant pas la réalisation d’un monde moral, doit pouvoir être interprétée comme tendant finalement vers la moralité. Je voudrais vous renvoyer vers un texte où Kant dit de l’immoralité de la politesse ce qu’il peut dire par ailleurs de l’a-moralité de l’obéissance civile (Legalität), en attribuant à cette Legalität une utilité négative, celle d’un « verrou mis au déchaînement d’inclinations contraires à la loi »[8]. Ce qui fait toute la valeur morale de la contrainte légale[9], vaut aussi, et de la même manière, indirectement, de façon négative, en supprimant un obstacle[10], pour l’œuvre positive de la civilisation dans le domaine non plus du légal, mais du social, celle de « dépouiller l’homme de sa rudesse » et de lui faire prendre l’apparence du bien : voilà le processus de la civilisation. Il est explicité comme tel dans un texte de la Discipline de la raison pure[11] qui condense l’essentiel de notre concept chez Kant, et que je me permets de citer en entier :

« Il y a dans la nature humaine une certaine fausseté qui doit en définitive, comme tout ce qui vient de la nature, aboutir à une bonne fin ; je veux parler de ce penchant [que nous avons] à cacher nos véritables sentiments et à en étaler certains autres que nous tenons pour bons et honorables. Il est bien certain que ce penchant qui porte les hommes à dissimuler leurs sentiments et à prendre une apparence avantageuse n’a pas servi seulement à les civiliser, mais à les moraliser peu à peu dans une certaine mesure, parce que personne ne pouvant pénétrer à travers le fard de la décence, de l’honorabilité et de la bienséance [Sittsamkeit], on trouva, dans ces prétendus bons exemples qu’on voyait autour de soi, une école d’amélioration pour soi-même. Toutefois cette disposition à vouloir paraître meilleur qu’on est, et à montrer des sentiments qu’on n’éprouve pas, n’a qu’une utilité provisoire : elle sert à dépouiller l’homme de sa rudesse [Röhigkeit] et à lui faire prendre au moins d’abord l’apparence du bien qu’il connaît ; mais une fois que les véritables principes sont développés et qu’ils sont entrés dans l’esprit, alors cette fausseté doit être peu à peu combattue avec force, car autrement elle corromprait le cœur et étoufferait les bons sentiments sous l’ivraie [unter dem Wucherkraute] d’une belle mais trompeuse enveloppe. »

La civilisation kantienne.

Ce qui est dit ici de la civilisation-prudence se trouve donc bien au cœur de l’immoralité et de la fausseté, tout comme nous pouvions dire tout à l’heure, en concluant le commentaire de la septième proposition de l’Idée d’une histoire universelle, que la position historique de la civilisation est exactement la même que celle de la barbarie. Le concept de civilisation nous conduit au centre d’une des plus grandes difficultés spéculatives de la doctrine kantienne qui est de comprendre comment un seul et même phénomène peut être à la fois déterminé par la nature et par la liberté. Cette co-détermination s’aperçoit dans la signification que peut prendre tel ou tel phénomène naturel, c’est ce que rappelle le texte de la Discipline de la raison pure en précisant, lorsqu’il présente la fausseté humaine comme devant aboutir à une bonne fin, « comme tout ce qui vient de la nature ». Le concept kantien de civilisation exprime exactement cette co-détermination, sans laquelle les mêmes phénomènes qui s’appellent civilisation, si l’on ne pouvait les lire comme prémices d’un développement moral, devraient s’appeler barbarie.

On comprend alors en quel sens nous pourrions dire qu’il n’y a pas de concept positif de civilisation chez Kant : il n’y en n’a pas si l’on attend seulement de l’insociabilité, des guerres ou du commerce la moralisation de l’humanité : Kant n’est pas écossais. Il est déjà difficile d’attendre de ces aspects négatifs de l’histoire humaine qu’ils s’apaisent en une communauté juridique universelle, on ne peut pas du tout attendre d’eux seuls un quelconque développement de la moralité. Sans moralité préalable, la barbarie demeure. Sans intention déjà morale de croire à la réalisation de la moralité, de se faire un devoir d’y croire et de tout faire pour la rendre possible ici-bas, la civilisation demeurerait barbarie. S’il y a civilisation, c’est parce que l’exigence morale et l’espoir qu’elle commande est toujours déjà là. Si l’on peut espérer que le monde humain finalement s’apaise, c’est parce que l’on présuppose (Idée d’une histoire universelle, sixième proposition)[12] une bonne volonté préparée à recevoir une constitution civile parfaite ; ou encore, comme l’affirme la conclusion de Théorie et pratique, si l’on peut se fier à la nature des choses, c’est parce qu’elle comprend la nature humaine, et avec cette dernière, l’exigence du devoir. Sans une visée proprement et immédiatement morale qui ne peut que s’appuyer sur la présupposition d’une volonté morale, nous n’obtenons rien de proprement moral, ni pour le présent ni pour l’avenir, ni dans les faits ni pour l’espoir que l’on pourrait fonder sur ces faits ; cela vaut aussi bien pour la conformité au droit[13] que pour la civilisation, comme nous le voyons à la fois à la fin du texte précédemment extrait de la Discipline de la raison pure ou de la septième proposition de l’Idée d’une histoire universelle (fin) : « tout bien qui n’est pas greffé sur une intention morale n’est que pure apparence ».

Sans s’appuyer sur l’exigence du devoir, il n’est plus pensable que la nature aboutisse effectivement à un état de paix. Chez Kant, le négatif ne se nie pas lui-même, parce que sa négation provient du sens que l’on donne au processus naturel, et que la nature ne suffit pas à produire son sens. En l’absence de moralité, la nature n’évoluera pas elle-même vers la moralité, et ne produira tout au plus que les conditions qui permettraient le développement moral. Quand bien même arriverait-on à constituer une société des nations, la paix qu’elle pourrait préserver n’est rien moins que durable lorsqu’elle demeure moyen pour les penchants égoïstes et la domination par la force. »



[1]. Idée d’une histoire universelle 7, fin.

[2]. Notons par ailleurs que ces deux conditions peuvent être comprises comme contradictoires en elles-mêmes et entre elles.

[3]. Cf. Conjectures, Ak VIII 119, Pléiade 515.

[4]. Sur la Legalität, cf. entre autres Critique de la raison pratique, Ak V p. 127 Ch3 - L. I - Des mobiles de la raison pure pratique.

[5]. Pour étayer cette distinction entre Legalität et civilisation je m’appuierai sur deux des Réflexions sur l’Anthropologie, 1498 & 1499 citées in L’Avenir de la culture (p. 132), qui distinguent toutes deux contrainte civile d’une part, contrainte sociale de l’autre.

[6]. Ak IX 450.

[7]. Ak IV 416, Pl. p. 278 & trad. V. Delbos p. 127/128.

[8]. Projet de paix perpétuelle, 1er Appendice, Ak VIII 376 ; Ou « barrière à l’effervescence de penchants illégitimes », Pl. 371.

[9]. Projet de paix perpétuelle, 1er Appendice, Ak VIII 376

[10]. Plus exactement, et en reprenant le thème des oppositions de forces (cf. causae non causae, in Projet de paix perpétuelle, 1er Appendice, Ak VIII 376.), en annulant les effets de l’immoralité.

[11]. Ak III 489.

[12]. Ou encore le « long travail intérieur de chaque communauté en vue de former ses citoyens » (septième proposition de l’Idée d’une histoire universelle).

[13]. Qui, s’il discipline bien les penchants, demeure du point de vue moral une cause qui n’en est pas une, qui n’a pas d’effet, une des « causae non causae » du Projet de paix perpétuelle, 1er Appendice, Ak VIII 376.